A l’heure où l’image est constante, qu’elle distille informations et fake news, Bruno Devauchelle, chercheur spécialiste du numérique en éducation, analyse la place de son éducation dans le cursus scolaire des élèves, place très limitée. « Il semble nécessaire que l’image, fixe ou animée, fasse réellement l’objet d’un travail constant en éducation, aussi bien à l’école qu’en dehors. Cela commence par une sensibilisation des enseignants dès leur formation initiale » écrit-il.
La simple observation des usages des smartphones et de certains réseaux sociaux numériques met en évidence la place prise par l’image fixe ou vidéo dans notre vie quotidienne. Le monde scolaire, arc-bouté sur le lire, l’écrire et le compter, sait-il a quel point il est urgent de s’emparer de la question des images comme élément désormais central du développement personnel et collectif ? Chaque évènement est désormais traduit par la diffusion de photos ou de vidéos issues de nos smartphones, comme en témoignent les vidéos de l’attentat d’Arras ou de Bruxelles. Mais, plus encore, notre vie quotidienne est désormais accompagnée d’un aller-retour constant entre la visualisation d’images partagées ou non, et la prise de photos ou de vidéos, partagées, elles aussi ou non. Ainsi que le note André Gunthert dans un entretien à Libération, on conserve davantage de ces photos qu’on ne les partage, mais ce partage a été amplifié dans l’espace numérique social. Or le partage public par les parents de photos de leurs enfants n’est pas sans interroger les pratiques privées publiques autour de l’image de soi, l’image des proches. De même l’exposition de soi par les jeunes et les enfants eux-mêmes confirme l’importance de pratiques qui, chez les adultes, sont très courantes, au risque de détournements devenus de plus en plus courants… du fait des moyens technologiques de retouche voir de modification profonde d’image et de vidéo, quand ce n’est pas simplement la fabrication automatique (deep fake…).
La place de l’image en éducation, pas vraiment nouveau !
L’éducation à l’image n’est pas nouvelle ! Et pourtant elle n’a pas dans la scolarité la place qu’elle a dans la société actuelle. On se rappelle cet ouvrage régulièrement réédité : « petite fabrique de l’image » (Forzat JC, Garat AM, Parfait F. Magnard, 1988) dont l’objectif était de fournir un outil au service de l’éducation à l’image, qui était prévue dans le cadre des programmes des enseignants de lettres au collège. Rappelons aussi le travail de René la Borderie dans son ouvrage de 1996 « Education à l’image et aux médias » qui fait suite à un travail initié dès 1964, ce qui témoigne de la permanence de la question de la place à donner à l’image en éducation. Rappelons encore l’histoire de l’association « Langage Total » au travers de cet article : » Du ciné-club à la pédagogie du langage total » (A. Vallet, Études 1966/7 (Tome 325), pages 31 à 45) qui montre aussi l’importance de cette articulation école/société. L’école peut-elle encore ignorer l’image, elle qui l’utilise de plus en plus au quotidien.
Si vous allez dans la plupart des salles de classe, vous y découvrirez un vidéoprojecteur ou un tableau numérique interactif. Du primaire au lycée, l’affichage en grand est désormais permis pour les images numérisées, fixes ou animées. Les plus anciens se rappellent avec nostalgie ces panneaux colorés, cartes géographiques, historiques, ou schémas de toutes sortes destinés à expliquer aux élèves. Les autres se rappelleront aussi les diapositives projetées sur un mur et même dès le début des années 60 – 70, l’utilisation des vidéos pour illustrer un enseignement (l’auteur se rappelle le documentaire télévisé consacré à Gaston Bachelard projeté en classe de philosophie en 1973). Les enseignants ont depuis toujours identifié le potentiel mobilisateur et pédagogique des supports visuels. Est-ce pour autant qu’ils en maîtrisent les codes et savent les analyser, les comprendre, les expliquer ?
Quelques repères sur l’image et ses usages
On propose en premier lieu de (re)lire l’ouvrage « L’image partagée, La photographie numérique » d’André Gunthert (textuel 2015) qui fournit de nombreuses clefs de compréhension et d’analyse que l’on peut prolonger par le suivi de son blog qui actualise ce travail. On propose ensuite de s’interroger à propos des pratiques « visuelles » des élèves. Outre la fréquence de visualisation, les sources qu’ils utilisent, leurs fabrications, pour l’enseignant, il s’agit de situer la manière dont les élèves « vivent » avec les images pour ensuite pouvoir intégrer cela à leurs propres usages pédagogiques des supports visuels. On propose aussi aux enseignants de fabriquer eux-mêmes des vidéos et de faire des photos pour en mesurer et comprendre le passage du fait à sa représentation. Lors de l’engouement pour les classes inversées, nous avons pu observer l’analyse critique que font des enseignants des productions de leurs collègues. Nous avons pu observer combien le regard est formaté par les habitudes personnelles basées sur les pratiques culturelles de l’image, en particulier lié à la télévision. En proposant à des élèves de lycée professionnel regarder un journal télévisé traditionnel, il y a près de quarante années, nous avons pu observer combien l’accès à la compréhension des contenus était diversifié et souvent très réduit. Outre la compréhension des commentaires, cela croisait la perception des images et vidéos utilisées pour illustrer les sujets abordés, ce qui amenait les élèves à ne se souvenir que de peu de choses et d’évacuer rapidement tous les passages qui ne les intéressent pas directement (biais de conformité oblige) ou qu’ils ne comprenaient pas (biais d’ignorance).
Éduquer aux images : et le contexte !
Il semble nécessaire que l’image, fixe ou animée, fasse réellement l’objet d’un travail constant en éducation, aussi bien à l’école qu’en dehors. Cela commence par une sensibilisation des enseignants dès leur formation initiale. Apprendre à identifier nos faiblesses d’analyse personnelle est un élément essentiel pour commencer. Par la confrontation des lectures possibles, par des mises en situation de consommation et de production pédagogique, suivis d’une approche critique de tous ces supports visuels, il s’agit d’engager l’enseignant dans une posture de distance critique avec les supports visuels. L’un des aspects les plus importants de cette approche est celui de la contextualisation du support. Image fixe ou vidéo, le support visuel a une histoire un contexte, un avant et un après, un champ et un hors champ… et aussi une intention. Envahis que nous sommes au quotidien par la multiplicité des images, il nous arrive souvent d’en oublier la complexité même et donc les significations possibles.
Le doute pour construire le sens
Vis à vis des élèves, le questionnement des supports visuels doit être constant et présent dans toutes les disciplines. D’abord parce que ces images ne sont que la « fabrication » technique de faits réels ou imaginés. Ensuite parce que la complexité d’un support visuel est toujours à expliciter. Enfin parce que l’image touche aussi aux émotions voir à l’affect et qu’il faut accepter de reconnaître cela pour soi, car cela amène à des compréhensions partielles ou partiales. Chaque jour les élèves, les jeunes utilisent des images pour leur propre loisir et intérêt en dehors des activités scolaires. Il suffit d’observer l’usage de ces vidéos courtes, de ces images de toute nature, qu’une personne regarde sur son smartphone lors des moments dits interstitiels (transports, récréations, attentes…) pour comprendre que la première perception est avant tout une « im-pression ». La perception initiale d’un contenu visuel est d’abord sensible, affective, bref cela touche à nos émotions et à nos centres de préoccupation et d’intérêt avant même toute forme de prise de distance et d’analyse critique. On rétorquera qu’il faut vivre avec son temps et accepter cela ! Nous proposons plutôt une éducation au doute, à l’interrogation, même a posteriori pour que le sensationnel ne prenne pas le dessus sur le réel !
Bruno Devauchelle