« Il y a d’abord le temps de l’émotion, du recueil de la parole et de l’affirmation de nos principes. C’est le temps du réconfort et des repères qui sécurisent, de l’acception, de la tristesse et même de la colère et de l’incompréhension, de l’acceptation d’une vulnérabilité inhérente à la condition humaine. Puis viendra le temps de la réflexion et de l’action pour reprendre – avec les moyens qui nous sont dus – notre mission de former des citoyens et citoyennes éclairé.es » écrit Edwige Chirouter, professeure des universités en philosophie de l’éducation.
C’est notre école publique dans tout ce qu’elle a de plus beau, de plus digne, de plus haut qui a encore été attaquée ce vendredi. C’est un idéal qui a voulu être néantisé, l’idéal de cette école pour qui tous les enseignant.es s’engagent et œuvrent au quotidien. Cette école publique, laïque et obligatoire, qui émancipe, qui cultive, qui élève, cette école qui accueille sans discrimination, qui est le lieu d’une laïcité qui respecte les convictions et les croyances sans chercher à en imposer de particulière, une école qui ouvre les esprits, qui est le lieu de l’universel, un lieu où ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise, un lieu qui n’est pas neutre parce qu’il défend justement une certaine philosophie du monde– celles des Lumières, celles de l’espoir en un monde fraternel et égalitaire, celle qui a pour conviction que le savoir, la culture, la raison et la pensée peuvent nous sauver de la barbarie. Un idéal.
C’est justement parce que l’école représente encore malgré tout cette vision humaniste du monde qu’elle a été attaquée. C’est ce que nous avons dû rappeler sereinement, calmement, fièrement, à nos élèves dès lundi matin. Trouver les mots justes et adaptés à leur âge pour réaffirmer l’idéal de ce lieu que nous habitons ensemble, réaffirmer que la laïcité n’est pas qu’un « NON » qu’on leur impose (par des interdictions de signes ostentatoires) mais un grand « OUI » qui permet justement de les accueillir toutes et tous dans la pluralité de leurs croyances et de leurs convictions, dans le respect du cadre de la liberté d’expression.
Il y a d’abord le temps de l’émotion, du recueil de la parole et de l’affirmation de nos principes. C’est le temps du réconfort et des repères qui sécurisent, de l’acception de la tristesse et même de la colère et de l’incompréhension, de l’acceptation d’une vulnérabilité inhérente à la condition humaine. Puis viendra le temps de la réflexion et de l’action pour reprendre – avec les moyens qui nous sont dus – notre mission de former des citoyens et citoyennes éclairé.es.
Je voudrai vous raconter une histoire, mon histoire, au lendemain des attentats contre le Bataclan. A l’époque, je mène une recherche sur les ateliers de philosophie avec une équipe formidable de professeurs des écoles de l’enseignement spécialisé (Ulis, Egpa). Depuis le mois de septembre dans la classe de Guillaume, nous travaillons sur le thème de la violence (distinguer ses différentes formes, interroger bien sûr ses limites ou même ses formes possibles de légitimité). Le 13 novembre (décidément) ont lieu les attentats du Bataclan. Nous sommes effondrés, touchés et presque coulés. On s’appelle avec Guillaume et on se dit que lundi matin nous ne ferons pas l’atelier philo prévu mais plutôt une séance d’accueil de la parole et d’instruction civique plus classique. On télécharge les supports de Mon quotidien, Le P’tit Libé, Astrapi pour donner des repères clairs et éviter les amalgames avec de simples exercices de logique (arabes/musulmans/terroristes…). Lundi, on accueille les enfants et leur dit qu’on ne peut pas faire l’atelier philo car nous sommes trop dans l’émotion. On va donc parler, donner des repères, expliquer. La séance se passe (bien). Quand Florian (10 ans) lève la main et nous lance « Moi, je voudrai poser une question philo quand même ». Guillaume et moi on se regarde sans un mot et on pense bien la même chose (« oh non Florian please… »). Florian : « A la télé ils parlent tout le temps de la « guerre », on est en « guerre » contre les terroristes. Mais en philo on a vu que la guerre, c’est entre des pays, c’est pas comme une bagarre, et en guerre les soldats ils tuent pas les civils, ils ont pas le droit. Alors moi je vous demande est-ce qu’on peut vraiment parler de « guerre » ? ». Guillaume et moi on se regarde (et j’en encore la chair de poule) et on a su que c’était exactement pour ce moment-là qu’on faisait notre métier et qu’on menait des ateliers philo. Pour que des enfants comme Florian, à la maison devant les chaines info en boucle, se demande tout seul si les bons mots sont employés.
Alors après l’effroi et peut être pour certains/certaines d’entre nous le découragement, nous pourrons reprendre notre mission qui à – travers toutes les disciplines enseignées, de la maternelle à l’université – est le socle de la République et de la démocratie. « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal », disait la philosophe H. Arendt. C’est une école de la pensée dont la République a besoin : une école qui au quotidien soit fraternelle, égalitaire, coopérative, accueillante, qui soit un vrai lieu où s’expérimentent, où s’éprouvent les processus d’émancipation et la reconnaissance. Nous avons besoin d’une politique générale de soutien financier et symbolique du service public d’éducation qui nous donne les moyens de faire vivre l’école à la hauteur de son idéal. Si la réalité est trop en tension ou même en contradiction avec les principes, les élèves ne nous pardonneront pas cette hypocrisie. Alors après le temps de l’émotion, viendra le temps la réflexion et de l’action pour défendre notre école.
Edwige Chirouter
Professeure des universités en philosophie de l’éducation (Université de Nantes – inspé). Titulaire de la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale »