Yannick Trigance réagit au discours tenu par Gabriel Attal le 5 octobre dernier. Un discours qui traduit une feuille de route marquée « au triple sceaux du conservatisme, de l’impensé et du déni » écrit le conseiller régional spécialiste des questions d’éducation dans cette tribune qu’il signe pour le Café pédagogique.
À l’occasion de la journée mondiale des enseignants, dans un discours très solennel annonçant « le choc des savoirs » sur l’esplanade de la Bibliothèque nationale de France suivi d’une longue interview pour la presse nationale, le Ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal a délivré sa feuille de route marquée au triple sceaux du conservatisme, de l’impensé et du déni.
Conservatisme que le ministre promeut sous la forme d’un florilège de questions toutes porteuses d’un retour en arrière, nostalgie d’une école qui triait bien plus qu’aujourd’hui: «Faut-il maintenir une organisation par cycles ou revenir à un séquençage par année ? », «Faut-il conserver au collège le principe de classes très hétérogènes ou prolonger une réflexion par rapport au niveau ?», «garder dans une même classe des élèves qui ont un tel écart de connaissances, est-ce rendre service à nos élèves ou tirer tout le monde vers le bas ?» ou, plus explicite encore: «peut-on continuer à laisser passer en 6ème des élèves qui ne savent pas lire, écrire et compter correctement ?».
Poser ces questions, c’est déjà y répondre. Le ministre s’engage à dessein dans une remise en cause de la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, loi qui respecte le rythme d’apprentissage de chaque élève et qui remet en question le redoublement, une orientation confirmée en 2015 par la ministre Najat Vallaud-Belkacem avec la rédaction par cycles des programmes de l’école primaire et du collège.
En annonçant d’ores et déjà à demi-mots une modification des programmes, de leur contenu et de leur organisation, la mise en place d’un collège plus «modulaire» avec des groupes de «niveaux» en français et en mathématiques –groupes de niveaux dont on sait qu’ils aggravent les inégalités et stigmatisent les élèves les plus en difficultés-, le ministre ouvre délibérément la porte à une organisation des enseignements sans hétérogénéité et sans brassage pour mieux institutionnaliser un collège à plusieurs vitesses, rengaine éculée de la droite et de l’extrême droite. Il s’agit bel et bien d’une remise en cause du « collège unique » honni depuis toujours par les conservateurs de tous bords opposés à une hétérogénéité qu’ils considèrent comme un danger pour les « meilleurs » élèves.
Une consultation sur les programmes-et plus encore pour les cycles- demande du temps, de la réflexion et du travail de co-construction totalement incompatibles avec le leitmotiv du ministre : « nous sommes dans l’action », au mépris du temps de l’éducation qui n’est pas celui de l’agitation.
A ce conservatisme à peine déguisé s’ajoute un impensé total du ministre en matière de mixité sociale et scolaire.
En déclarant que « la pédagogie peut renverser la sociologie » et que « les inégalités sociales n’expliquent pas tous les écarts », Gabriel Attal s’inscrit, à l’instar du Président de la République, dans un impensé total de l’enjeu que constitue la mixité sociale et scolaire. Mais, plus grave encore, cet impensé fait peser sur les seuls les enseignants la responsabilité de l’élévation du « niveau » de leurs élèves.
Or, de nombreuses évaluations et recherches académiques mettent en évidence l’intérêt pour tous les élèves, qu’ils soient de milieux favorisés ou pas, d’un « brassage » établi dans la durée, l’hétérogénéité des classes aidant davantage les plus faibles sans pénaliser les plus forts.
Le ministre qui aime s’appuyer sur de nombreux travaux, avis et rapports devrait en profiter pour prendre connaissance de celui publié il y a quelques jours par France Stratégie et qui précise que « l’exposition des élèves de milieu social défavorisé ou faible scolairement à des pairs plus favorisés a des effets sur les performances à court terme relativement mesurés, et des bénéfices de moyen et long termes importants (réduction du décrochage scolaire, amélioration des trajectoires scolaires et professionnelles). Les mesures visant la mixité sociale et scolaire dans l’enseignement ont donc un effet positif potentiel important sur la mobilité sociale des jeunes défavorisés ».
Et plutôt que de poser des questions dont le seul objectif consiste à remettre insidieusement en question ce qui a été fait auparavant, le ministre pourrait, sur ce sujet, s’attacher à répondre à celle-ci : peut-on préparer nos jeunes au « vivre-ensemble » si on ne les scolarise pas ensemble au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire ?
Faire fi de cet enjeu majeur de la mixité sociale et scolaire, totalement absent du discours ministériel, c’est renoncer à répondre à la promesse républicaine de la possible ascension sociale par l’école et c’est faire le choix du séparatisme, de l’entre soi et de l’individualisme au détriment d’une école de l’altérité, de la coopération et de l’émancipation.
Enfin, cette feuille de route porte en elle-même un déni criant concernant l’attractivité du métier dont le fameux « choc » tant invoqué par le ministre n’a pas eu lieu.
Nier la crise des vocations et affirmer dans le même temps « qu’entre l’élection d’Emmanuel Macron en avril 2022 et janvier 2024, les salaires des enseignants auront augmenté en moyenne de 11% », c’est simplement «oublier» qu’il manquait au moins un professeur dans un collège ou lycée sur deux à la rentrée et que 3000 postes étaient non pourvus à l’issue des concours en 2023 – dont 1850 dans le second degré-avec comme conséquence l’explosion du nombre de contractuels envoyés dans les classes sans formation digne de ce nom.
Quant à la « revalorisation » des enseignants, elle consiste avant tout en un reniement d’une promesse du candidat Macron qui, lors de sa campagne présidentielle, avait promis d’augmenter de 10% tous les professeurs sans condition aucune. Et dans les faits, les hausses de rémunérations atteindront 10% uniquement pour les enseignants entre 6 et 8.5 années de carrière mais, à partir de 15 ans de métier, cette hausse ne sera que de 4% et seulement de 3% pour les enseignants en fin de carrière.
Alors que les enseignants français sont ceux qui font le plus d’heures devant les élèves, devant des classes les plus chargées de l’union Européenne – 18 élèves par classe contre 14 en moyenne en Europe – et qui sont parmi les moins bien payés et les moins formés des pays de l’OCDE, on mesure l’insuffisance notoire de cette « revalorisation » tout comme le déni du ministre face à cette réalité.
L’école de la République et la réussite de tous les enfants méritent mieux qu’un retour à une école du séparatisme social, à une école fantasmée qui fleure bon la naphtaline et la craie et qu’à un activisme politique incompatible avec les vrais besoins des équipes éducatives, des élèves et des parents.
Yannick TRIGANCE
Conseiller régional Ile-de-France