La vie scolaire est un des piliers du fonctionnement des établissements du second degré. Dans le cadre des situations de harcèlement, le rôle du conseiller pédagogique d’éducation est central. Nicolas Grannec*, CPE, revient sur les dernières annonces du ministre sur la question. Pour le ministre, « il s’agirait en quelque sorte de diagnostiquer une maladie et d’administrer le bon remède, ça ne serait pas plus compliqué que cela » écrit-il. « Sauf que la réalité, monsieur Le Ministre, est bien plus complexe que ce que vous pouvez imaginer. Sauf que dans un collège, et plus précisément en éducation prioritaire, le temps manque cruellement… ».
Depuis la rentrée scolaire, le ministre de l’éducation, Gabriel Attal ne cesse d’occuper l’espace médiatique, à l’image de ce que faisait déjà Jean-Michel Blanquer, pour annoncer des mesures fortes sur le harcèlement scolaire. Il évoque même sa volonté de créer un « électrochoc », c’est-à-dire « une violente secousse psychologique » au sein du système éducatif français jugé incompétent en la matière. Il pointe notamment du doigt l’inhumanité dont feraient preuve certains fonctionnaires. Les lettres envoyées par le Rectorat de Versailles à certains parents en seraient la preuve.
Si pointer du doigt les défaillances de certains services peut être salutaire, les propos du Ministre de l’Éducation nationale semblent jeter l’opprobre aux yeux de l’opinion publique sur toute une profession, notamment sur les acteurs de terrain qui agissent depuis des années sur ce type de violence ! Gabriel Attal donne, en outre, l’impression que la résolution des situations de harcèlement est simple et dépendrait seulement de la bonne volonté des personnels. Son propos en forme de slogan publicitaire, « 100% prévention, 100% détection, 100% réaction », l’illustre à merveille. Il s’agirait en quelque sorte de diagnostiquer une maladie et d’administrer le bon remède, ça ne serait pas plus compliqué que cela. Sauf que la réalité, monsieur Le Ministre, est bien plus complexe que ce que vous pouvez imaginer.
Lorsque nous sommes alertés sur une situation de harcèlement qui mêle parfois de nombreux élèves, il faut que nous puissions prendre le temps d’écouter la victime et les auteurs présumés. Sauf que dans un collège, et plus précisément en éducation prioritaire, le temps manque cruellement. Je dois jongler quotidiennement entre la gestion de conflits, les rendez-vous avec des familles, des éducateurs, des partenaires extérieurs, recevoir un professeur qui souhaite m’évoquer une situation, m’entretenir avec mon chef d’établissement, participer à des cellules de veille, gérer les absences et former les élèves à la vie citoyenne, etc. D’autre part, identifier ou détecter une situation de harcèlement est parfois très complexe, car s’entremêle une multitude de faits et de traces que nous devons démêler. Il nous faut agir comme de véritables enquêteurs pour établir une chronologie des événements. Et pendant ce temps, la victime et les parents s’impatientent, et ne perçoivent pas ce travail invisible à leurs yeux. Certains d’entre eux n’hésitent donc plus à médiatiser l’affaire, à utiliser les réseaux sociaux pour dénoncer la non-réactivité de l’institution ou bien à régler le problème par eux-mêmes, aggravant souvent une situation qui pouvait se résoudre. Et puis comme le rappelait Éric Debarbieux, « bien sûr l’Éducation nationale doit prendre toute sa part mais on n’oubliera pas que le harcèlement en milieu scolaire n’est pas que du harcèlement scolaire, comme on le dit trop souvent. Il peut certes avoir des facteurs scolaires – j’y insiste assez depuis des années avec mes travaux sur le climat scolaire. Mais il a aussi des facteurs extérieurs, parfois dans la famille – par exemple un enfant battu risque plus qu’un autre de devenir agresseur, trouvant la violence normale, parfois dans le quartier et le groupe de pairs. Il est toujours en contexte. C’est donc bien dans l’interministériel sur le plan institutionnel que cela doit se jouer au niveau des politiques publiques ». La gestion du harcèlement scolaire est donc loin de la simplicité du slogan prôné par Gabriel Attal.
Il est aussi légitime de se poser d’autres questions comme celle de l’impact du milieu sur le harcèlement scolaire. Il me semble important de sortir d’une vision moraliste de cette thématique pour tenter de comprendre si l’origine de ce type de violence ne pourrait pas aussi provenir des caractéristiques du milieu dans lequel évolue les élèves. Comme l’explique Michaël Pouteyo à ce propos : « L’école en est un parmi d’autres et c’est dans cet espace, où les pupitres, l’estrade ou le tableau déterminent les positions ainsi que les rapports des uns et des autres, qu’il faut penser l’enfant, dans ce groupe où cet étrange animal découvre, entre autres, des rapports spécifiques au monde qui lui permettent de grandir ». Il ajoute : « L’enfant n’est pas un être abstrait dont la nature serait à découvrir mais un être en situation, un individu qui évolue en fonction du milieu qui est le sien et dans lequel il n’est que rarement seul mais le plus souvent inscrit dans un collectif : le groupe, la famille ou la bande. L’enfant s’inscrit dans une réalité qui n’est pas seulement vivante mais surtout vécue, c’est-à-dire inscrite dans des lieux et dans des conditions sociales ». Il s’agit là d’une dimension essentielle et pourtant négligée par les décideurs politiques. La superficie de certaines cours de récréation, par rapport au nombre d’élèves qui y évoluent, n’induit-elle pas des risques de confrontation ?
Je les avais déjà évoqués dans un précédent article sur mon blog. Je faisais référence au concept de « Proxémie » de l’anthropologue américain Edward T. Hall. Dans son ouvrage, La Dimension cachée, il développe la thèse que l’espace n’est pas une donnée neutre, un simple contenant de pratiques fonctionnelles, mais un construit culturel et relationnel. Les pratiques spatiales expriment les schèmes culturels en cours dans une société, en matière, notamment, de gestion et de représentation par les individus des distances acceptables et souhaitables entre eux et les autres. Il définit notamment trois types d’espace (à organisation fixe, à organisation semi-fixe, informel). Il estime également que chaque cadre spatial possède en lui-même un caractère sociopète (qui favorise le contact) ou un caractère sociofuge (qui incline au maintien de la distance entre les protagonistes). En ce qui concerne la cour de récréation de mon collège, la forte densité ne permet plus de favoriser les échanges. Il n’y a plus assez d’espace entre les élèves et cela entraîne des conséquences dans les rapports humains : « Comme les molécules en mouvement qui constituent toute matière, les êtres vivants se déplacent et exigent des quantités d’espace plus ou moins déterminées. Le zéro absolu au bas de l’échelle est atteint lorsque les individus sont serrés au point que le mouvement ne soit plus possible. Au-dessus de ce point, les contenants qui reçoivent l’homme pourront soit lui permettre de se mouvoir librement soit l’obliger à jouer des coudes, à pousser et bousculer les autres ». La réflexion de cet anthropologue devrait être prise en compte dans la conception des établissements scolaires. Il est inconcevable, notamment en éducation prioritaire, de continuer à « entasser » des élèves dans des espaces qui ne permettent pas un réel apprentissage du « faire-ensemble ».
Cela rejoint la réflexion de Philippe Meirieu qui milite pour la construction d’établissements à taille humaine. Il le rappelle d’ailleurs dans son dernier ouvrage Qui veut encore des professeurs ? : « Il faut également que tous les élèves de l’enseignement secondaire aient en face d’eux un groupe de professeurs qui les connaissent et qu’ils connaissent, qui travaillent ensemble pour coordonner leurs cours afin de pouvoir inventer avec eux, au quotidien, les modalités de regroupement les plus adaptées. Ainsi, diviser les établissements en unités pédagogiques à taille humaine de quatre à six classes – des micro-collèges et des micro-lycées en quelque sorte »[1]. Cela favoriserait le lien entre les élèves et les adultes et un apprentissage serein de la citoyenneté. Proposer des cours d’empathie pour lutter contre le harcèlement scolaire sans réfléchir au milieu dans lequel évolue nos élèves a donc peu de sens. Il serait pourtant souhaitable de rester convaincu, avec Henri Wallon, qu’éduquer c’est « refaire un milieu à l’enfant ».
Nicolas Grannec*
*Pseudonyme