Après avoir suivi pendant trois ans le quotidien d’une Ulis en lycée professionnel – ce qui a débouché sur un livre passionnant : « La vision des inclus », l’anthropologue Godefroy Lansade s’est engagé pendant un an et demi dans le suivi d’une Émas (équipe mobile d’appui médico-social à la scolarisation des enfants en situation de handicap). Les premiers résultats de son étude ont été publiés dans le numéro 2023/2 de la revue Ethnologie française. Comme avec son précédent travail, cette recherche apporte un éclairage du plus grand intérêt pour tous les acteurs d’une école qui se veut inclusive.
Un environnement politique orienté vers la désinstitutionnalisation
Avant de nous exposer ses travaux, Godefroy Lansade rappelle le contexte politique et institutionnel de la création des Émas. La France s’est engagée depuis les années 1990 dans la politique internationale de développement de l’accès aux institutions scolaires de droit commun pour tous les enfants présentant des besoins éducatifs particuliers, dont notamment ceux qui sont considérés en situation de handicap. Il évoque à cet égard la Déclaration de Salamanque de 1994 (UNESCO), la Convention relative aux droits des personnes handicapées de 2006 (ONU), la loi du 11 février 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école du 8 juillet 2013 (qui introduisit les termes d’inclusion scolaire et d’école inclusive dans la loi) et la récente loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance qui prévoit diverses mesures pour le « renforcement de l’école inclusive ».
L’auteur souligne la logique qui structure tous ces textes de référence depuis la Déclaration de Salamanque : « les politiques d’inclusion scolaire revendiquent l’accessibilité de l’École en partant non pas, comme ce fût longtemps le cas, de l’inadaptation individuelle supposée des enfants reconnus handicapés, mais de l’inadaptation de l’environnement scolaire à ces derniers ». Il s’agit d’annuler les « freins à la participation et à la réalisation de soi occasionnés par le manque d’accessibilité de l’École ». C’est-à-dire : « tout ce qui impose des restrictions aux personnes handicapées, du préjugé individuel à la discrimination institutionnelle, des bâtiments publics inaccessibles aux moyens de transport inutilisables, de l’éducation ségrégative aux dispositifs de travail qui excluent ».
C’est donc dans ce contexte que se situe l’action publique qui cherche à rapprocher le secteur médico-social du secteur scolaire pour éviter les placements des enfants en institution spéciale comme cela s’est pratiqué pendant des décennies. Ainsi, avec plus ou moins d’efficacité et d’habileté, la France s’est engagée dans le mouvement international de « désinstitutionnalisation ».
Et l’État créa l’Émas
En 2017, par une circulaire relative à « la transformation de l’offre d’accompagnement des personnes handicapées dans le cadre de la démarche “une réponse accompagnée pour tous” », le ministère de la Santé a demandé aux établissements et services médico-sociaux de limiter les prises en charge au sein de leurs murs et de créer ou déplacer leur action et leurs unités d’enseignement au sein des établissements scolaires. Puis, en juin 2019, une nouvelle circulaire a créé à titre expérimental une soixantaine d’Émas chargées d’apporter un appui in situ aux établissements scolaires qui scolarisent des élèves handicapés. Très rapidement, cette expérimentation est devenue une politique généralisée de coopération au quotidien entre le secteur médico-social et l’École.
Mais dans cette coopération, les membres de l’Émas n’ont pas vocation à prendre en charge les élèves en situation de handicap ou à se substituer aux dispositifs et ressources qui existent : ils doivent apporter leur expertise aux acteurs qui font appel à eux. À cette fin, quatre missions leur sont assignées :
– conseiller et participer à des actions de sensibilisation à l’attention des professionnels des établissements scolaires accueillant des élèves reconnus en situation de handicap,
– apporter appui et conseil à un établissement scolaire en cas de difficulté avec un élève reconnu en situation de handicap,
– aider la communauté éducative à gérer une situation difficile,
– conseiller une équipe pluridisciplinaire d’évaluation de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH).
Trouver sa place
La première tâche à laquelle ont été confrontés les membres de l’Émas suivie par Godefroy Lansade a consisté à trouver leur place dans le secteur géographique qui leur avait été attribué. Et cela n’allait pas de soi, car il existait déjà de nombreux acteurs engagés dans l’école inclusive. De plus, l’Émas fut rapidement confrontée à la polysémie de l’inclusion scolaire. Pour le secteur médico-social, cela ne concernait que les élèves en situation de handicap pour lesquels la MDPH avait reconnu un droit à compensation et avait donc produit un PPS (projet personnalisé de scolarisation, parfois encore réduit à une simple notification de droits accompagnée du GévaSco). Pour les professionnels de l’Éducation nationale, l’école inclusive concerne tous les élèves sans distinction qui peuvent présenter des besoins éducatifs particuliers (interprétation qui relève directement de la Déclaration de Salamanque de 1994 et qui répond aussi au Code de l’éducation et à la logique de non-ségrégation). Par exemple, entrent dans ce champ tous les élèves présentant des troubles spécifiques du langage et des apprentissages ou des troubles du neurodéveloppement, mais dont le degré d’expression n’a pas ouvert un droit à compensation par la MDPH (ou dont les parents n’ont pas saisi la MDPH par choix). Sont aussi concernés les élèves en très grande difficulté scolaire et les élèves allophones nouvellement arrivés, ou issus de familles de voyageurs. La situation de certains élèves HPI présentant des difficultés d’adaptation au système scolaire mobilise aussi la logique de la scolarisation inclusive.
Dans ce contexte, des services de l’Éducation nationale ont été déployés pour accompagner la scolarisation inclusive de ces élèves « atypiques » au-delà du seul public des élèves handicapés. L’Émas arrivait donc dans un carrousel d’acteurs spécialisés déjà engagés, alors que ceux-ci n’étaient pas systématiquement informés de l’existence et de la finalité de l’Émas. L’anthropologue constate que cette concurrence entre l’Émas et d’autres services internes à l’Éducation nationale s’est résolue par une assignation de l’identité de l’élève en fonction du service spécialisé qui l’accompagnait. Ce faisant, « l’acte de catégorisation prend ici le risque de produire ce qu’il désigne », tournant le dos au principe inclusif.
De plus, la mise en concurrence des acteurs qui ont chacun — et légitimement – leurs intérêts professionnels tend à générer un sentiment de méfiance. « Sous prétexte de laisser un maximum d’autonomie au fonctionnement territorial, le contraste est saisissant entre d’un côté la perfection formelle des circulaires, leurs protocoles impeccables et leur planification, et de l’autre côté, ce qui advient de leur mise en actes : un mélange inextricable de résistances, de mise en concurrence, d’improvisations, d’arrangements, de négociations et de bricolages permanents. »
Toutefois, dans ce mélange incertain, l’observation du terrain montre que « les Émas sont reconnues pour certaines spécificités, souvent inattendues, notamment celle de ne pas émaner de l’Éducation nationale, qui est devenu un argument de poids pour gagner la confiance des enseignants. »
Urgence vs accompagnement : le dilemme à dépasser
Mais ce qui joue le plus dans la manière dont l’Émas est considérée au sein du système scolaire tient à sa mission. En effet, elle intervient presque toujours pour répondre à une demande d’équipe scolaire confrontée à un cas très difficile auquel les services connus par cette équipe n’ont pas pu répondre. De ce fait, l’Émas doit agir dans l’urgence. Comme l’exprime l’un des membres de l’équipe suivie par Godefroy Lansade : « On est dans l’urgence, on vient débloquer des situations pour lesquelles les enseignants ne voient plus de solution possible. » Et pour près de 80 % de ces demandes, il s’agit d’élèves présentant des violences verbales ou physiques avec leurs pairs ou avec les adultes, d’élèves « agités », « perturbateurs », « qui font des crises » et « se montrent intolérants à la frustration ».
Les équipes sont alors en attente d’une orientation en établissement spécialisé. Or la mission d’appui à la scolarisation à laquelle doit répondre l’Émas est, par nature, contraire à cette attente. De plus, le fait d’intervenir en dernier recours, alors que la situation est très difficile, exacerbe la demande d’enseignants en souffrance : « En gros, c’est venez-voir comment l’élève dysfonctionne, à quel point il n’a rien à faire ici ».
En conséquence, l’équipe de l’Émas « doit faire preuve de diplomatie pour contenir la déception de l’équipe enseignante » qui constate qu’il s’agit « de faire en sorte que l’élève puisse rester dans l’école ». L’Émas constitue de facto un nouveau relais du discours du législateur. Mais cela ne suffit évidemment pas. Alors son équipe s’engage d’abord à éclairer la situation, à écouter tous les acteurs, à les comprendre et les reconnaître dans leur légitimité et leurs difficultés. Elle les aide à construire un étayage, souvent en mobilisant d’autres dispositifs, parfois inconnus des enseignants (comme les Pôles de compétences et de prestations externalisées du secteur médico-social), mais aussi en diffusant de nouvelles normes de pratiques pour l’équipe enseignante, comme accepter qu’un élève soit « peut-être dans la classe, en collectif, sans apprendre, pour être disponible psychiquement pour entrer dans les apprentissages plus tard. Il faut juste accepter qu’il soit là ». Ce faisant, l’Émas est un dispositif « de ”capacitation“ dans le sens où, face aux situations problématiques toujours singulières de chacun des élèves, les acteurs sont (re)mis en mouvement et possiblement en capacité d’agir ».
Un problème fondamental : l’accessibilisation de l’École
Au terme de son étude, Godefroy Lansade constate que l’Émas n’a pas été conçue pour résoudre le problème fondamental de l’accessibilisation de l’École. Le législateur l’a créée comme un nouvel outil dans une panoplie de dispositifs correctifs déjà profuse, sans que leur mise en cohérence ait été pensée en amont – implicitement, c’est aux acteurs de terrain de trouver comment faire naître cette cohérence. Or, l’enjeu inclusif mobilise et fait s’entrecroiser des dynamiques peu évidentes : « lutte contre les inégalités de traitements illégitimes, rationalisation des dépenses publiques et reconfiguration des environnements scolaires et des pratiques pédagogiques pour les rendre accessibles ». Au final, c’est toute la pertinence de l’action publique pour l’école inclusive qui mériterait d’être appréhendée et repensée de manière systémique afin de dépasser l’accumulation d’instruments à laquelle on assiste.
On ne peut que recommander la lecture de l’article de Godefroy Lansade : riche de références scientifiques dans de nombreux domaines, il nous présente des « instantanés » pris sur le terrain qui parleront à tous, enseignants, AESH, chefs d’établissements, inspecteurs, recteurs, membres des Émas, et même aux ministres concernés. En s’appuyant sur des faits tangibles et des descriptions claires, il nous invite à appréhender sérieusement « les questions fondamentalement politiques que pose la mise en œuvre de l’idéal inclusif en tant que nouvel horizon anthropologique ».
Dominique Momiron
L’article de Godefroy Lansade dans la revue Ethnologie française
L’école inclusive vue par les inclus, interview de Godefroy Lansade dans le Café pédagogique