En 2002, « Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? », premier long métrage remarquable, fiction singulière, à la fois violente et poétique, tournée à la cité des Bosquets à Montfermeil, territoire de l’enfance de l’auteur, Rabah Ameur-Zaïmeche, frappe par la force de son propos et l’originalité de son style, déjà si éloignés des œuvres, si diverses soient-elles, consacrées aux ‘histoires de banlieue’. Aujourd’hui, avec « Le Gang des Bois du Temple », le cinéaste semble arpenter à nouveau les quartiers populaires où, venu tout jeune en 1968 d’Algérie, il a grandi. Pour qui connaît l’univers du cinéaste franco-algérien, (ses six films précédents, de « Blue Number one » à « Histoire de Judas » en passant par « Les Chants de Mandrin », s’emparent de personnages historiques d’exclus ou de révoltés jusqu’à leur conférer une dimension révolutionnaire), ce dernier opus à de quoi nous surprendre encore. Derrière les habits à peine dessinés d’un film noir et la mise en scène elliptique de Robins des bois contemporains au grand cœur, spécialistes du braquage à l’arme lourde et autres coups tordus et criminels, qu’est-ce que Rabah Ameur-Zaïmeche nous chante là ?
Le regard panoramique du guetteur solitaire
Un lent mouvement de caméra en plan large remonte le long des façades en béton d’une barre d’immeuble vers le ciel. Tout en haut, de son balcon, un homme, silhouette longiligne et visage impénétrable, regarde au loin. Une cité d’un quartier populaire déploie devant nous son espace contrasté, allant des habitations verticales en imposantes masses grises aux grands arbres et au bois tout proche, aire verdoyante de jeux, de flânerie ou végétation épaisse propice aux préparatifs d’actions clandestines.
Une sirène retentit et le silence se brise. Une sorte de camionnette claire s’arrête et des hommes attendus emportent un corps enveloppe d’un drap blanc. Nous sommes dans le quartier des Bois du Temple. Pons (Régis Laroche), ancien militaire et tireur d’élite de l’armée française enterre sa mère, figure familière, aimée des enfants et estimée de tous ceux que le retraité a vu grandir. Dans l’église, le silence du recueillement est alors habité par le chant d’une femme d’âge mûr, son beau visage grave cadré de face, pour une interprétation saisissante, par l’intensité de la voix et le caractère énigmatique des paroles.
‘Qui me chantera la beauté du jour ? L’amour n’a pas besoin d’esclaves mais de volontaires. Il suffit d’avoir la peau suave et des nerfs de fer…’.
Venu avec les autres pour cet ultime hommage, le voisin de Pons, Bébé (Philippe Petit) et sa bande de vieux amis (Kenji Meunier, Salim Ameur-Zaïmeche, Kamel Mezdour, Nassim Zazoui, Sylvain Grimal, Rida Mezdour) préparent à la manière de manants justiciers un grand coup: le braquage à l’arme lourde et à la vitesse de l’éclair du convoi d’un richissime Prince saoudien dans le tunnel d’une autoroute au cœur de la nuit. L’intendant anglo-saxon (Lucius Barre) se retrouve dépouillé des précieuses mallettes remplies de billets, de bijoux et autres trésors, menotté à une rampe sur le bas-côté tandis que son factotum courre chercher du secours. Le groupe fraternise dans la joie et partage avec un souci de redistribution locale de bon aloi mais à l’ostentation périlleuse.
Eclats de vie fraternelle, destin tragique d’une communauté d’exclus
Assassinat par des intrus encagoulés de noir d’un jeune homme tremblant en chemise blanche, hurlant de terreur, derrière l’encadrement d’une porte, au fond d’un couloir d’appartement, hors-champ.
Les événements se précipitent. La tragédie est en marche. Le Prince (Mohamed Aroussi) au visage à peine perceptible dans l’éclairage tamisé de sa luxueuse demeure demande recherches et résultats au galop à son lieutenant venant de faire à nouveau allégeance au maître comme le discret préposé à l’enquête (Slimane Dazi) pour retrouver l’essentiel du magot : une petite valise contenant des documents sensibles. Pour le reste – au-delà des cris et des larmes d’une jeune femme pleurant la mort par strangulation d’un être aimé et de la souffrance retenue d’une compagne amoureuse et mère aimante, en fuite à toute blinde pour sauver les enfants (magnifique Marie Loustalot dans la peau de Linda)-, les ressorts et les codes du film noir sont peu à peu pulvérisés de l’intérieur. L’ensemble du butin y compris la mallette tant désirée par le Prince (féru de courses de chevaux et amateur d’art contemporain) brûle dans un feu attisé par les gangsters en rage déjà conscients de courir à leur perte, la fusillade et le crépitement des armes automatiques non loin du parking en plein air, des éclairs rouges zébrant la nuit d’encre qui tourne au massacre, un survivant en lambeaux, l’arrestation au petit matin, la déclaration d’amour au parloir, la liquidation probable par un inconnu dans la cour de la promenade, bruissant des cris des condamnés derrière les fenêtres grillagées de la prison, en un coup si rapide que nous avons à peine le temps de le voir…
Au fil des embardées de violence brute sur fond de tension sourde, les figures classiques du thriller s’amenuisent, subverties souterrainement par les enjeux sociaux et politiques. Outre l’invention d’un ‘ange exterminateur’, apte à renverser la domination des puissants, Rabah Ameur-Zaïmeche, fidèle à ses origines et aux sources de son désir de cinéma, aime les Indiens, les contrebandiers, les révoltés et les exclus, tous les mis au ban, chers au Maurice Pialat de « L’Amour existe », relégués à la lisière des villes, ceux qui s’efforcent de ne pas ‘tomber dans le trou’. Loin cependant de la Rosetta des frères Dardenne, les protagonistes du « Gang des Bois du Temple », dans un espace composé par l’auteur, mêlant des pans d’un quartier populaire de Bordeaux, célèbre pour son église à vitraux ‘comme des tableaux de Nicolas de Staël’ selon l’expression du réalisateur, et des nombreuses autoroutes de Marseille enjambant la cité phocéenne le jour et la traversant la nuit par des souterrains ‘sombres et inquiétants’, ces héros-là aiment, vivent et meurent ensemble, forment des familles électives et forgent des rêves inassouvis. Un imaginaire commun dont le cinéaste ici, avec une grande puissance d’évocation, suggère les contours flottants. En une forme tenue à l’extrême.
Epure poétique, radicalité politique
« Le Gang des Bois du Temple s’offre à nous dans sa musicalité paradoxale puisque le film est dénué de partition musicale exogène aux deux séquences sidérantes en raison de la musique (chantée dans l’une, dansée dans l’autre) qui les constitue.
Le chant inaugural, porté par Annchrist, compositrice et interprète, résonne en nous comme un moment de présent pur, un morceau de temps arraché au malheur et au deuil. Dans un autre registre, la seconde séquence, dansée cette fois sur une sorte de raï électronique (‘Abdou et Maniche’ de Sofiane Saïdi), dans une boite de nuit impressionne par l’approche sur la longueur du mouvement des corps et de leur libération progressive, de la danse à la transe ; des ombres à peine discernables découpées sur un fond plus clair, parmi lesquelles nous croyons apercevoir le Prince, emporté lui aussi par la force rythmique, en un temps suspendu, vecteur de sensualité et de libération.
Ainsi la fiction narrative, loin de la trame policière, se métamorphose en une chorégraphie déroutante, faite de rimes secrètes et de correspondances discrètes. Les plans d’ensemble embrassant béton et paysages arborés alternent avec les plans larges sur les visages et les corps des membres de la bande de quartier en forme de portrait de groupe soudé par l’amitié, les virées PMU au café du coin ou au ‘snack’ libanais en pleine rue. Les deux pointes musicales constituent des accrocs majestueux à contretemps des accélérations brutales et des embardées d’une caméra portée lors des brèves séquences de violence criminelle.
Rabah Ameur-Zaïmeche privilégie les pointes de picturalité par l’utilisation des formes, des couleurs, des mouvements et des sons issus de l’environnement urbain et paysager du quartier. Clarté du jour et vol et chant fugace d’oiseaux, couleurs chaudes et ambiance bruyante du café, chemin buissonnier ensoleillé surplombé par le regard du guetteur, ténèbres zébrées de lumières urbaines, et du rouge des coups de feu, cadré essentiellement en plan large, figuration lointaine d’un massacre annoncé, la mort reléguée hors champ.
Le cinéaste crée une fiction impressionniste plus que réaliste, alliage poétique de sensations et d’affects, au diapason de la fraternité et de l’amour circulant au sein de cette famille élective, unie par une (terrible) communauté de destin.
Pour Rabah Ameur-Zaïmeche, pas question de de s’attarder complaisamment sur les joies, les tourments et les crimes d’une bande de brigands de quartier. La noirceur du propos transparaît dans le jeu subtil sur les lumières et les ombres (Pierre-Hubert Martin à l’image) jusqu’à l’épure tragique, la nuit spectrale réduisant les hommes à des ombres indistinctes, presque à des fantômes, comme s’ils étaient déjà morts.
‘Qui me chantera la beauté du jour ?’ interroge Annchrist. A sa manière, toute de révolte sèche et de distanciation poétique, Rabah Ameur-Zaïmeche répond à l’appel par une œuvre radicale et politique, dotée d’une grâce inouïe. A rebours de l’héroïsation des puissants et des prédateurs, « Le Gang des Bois du Temple » se révèle comme un hommage lucide et exigent à tous les opprimés et un hymne fulgurant à la beauté du monde.
Samra Bonvoisin
« Le Gang des Bois du Temple », film de Rabah Ameur-Zaïmeche-sortie le 6 octobre 2023 Sélections Festivals : Film franco-arabe, Noisy-le-Sec & FIFIB , Bordeaux, 2022 ; Berlin, La Rochelle, Entrevues, Belfort, 2023