Emilia Ferreiro vient de nous quitter. Anne-Marie Chartier et Philippe Champy rappellent le rôle prépondérant de la grande spécialiste de l’apprentissage de la culture écrite pour qui « ce que l’enfant apprend quand il essaye d’écrire va l’aider à lire ; ce que l’enfant apprend quand il essaye de lire va l’aider à écrire ».
Née à Buenos Aires en 1937, Emilia Ferreiro s’est éteinte le 26 août dernier à Mexico où elle vivait depuis plus de 40 ans.
Chercheuse francophone, c’est en français qu’Emilia Ferreiro avait rédigé sa thèse, sous la direction de Jean Piaget, en 1970 ; c’est à Genève qu’elle était revenue en 1977 avec ses deux enfants pour fuir la dictature argentine et rejoindre son mari Rolando Garcia, chassé par les militaires de l’université de Buenos Aires. Entre ces deux exils, elle avait conduit avec Ana Teberosky des observations sur les productions graphiques d’enfants de 4 à 7 ans. Elles découvrent alors (« avec étonnement et jubilation », disait-elle) que ces « griffonnages » dénués de sens pour les adultes, s’ordonnent selon une progression stable. Ils révèlent comment des élèves encore non lecteurs se représentent « le système graphique » de l’écrit à partir des informations qu’ils puisent autour d’eux (supports imprimés, postures de lecture, gestes d’écriture, etc.). Ils tracent vite des signes qui ne sont pas des dessins, sélectionnent des lettres connues, puis les combinent, en font ensuite des marqueurs de syllabes qui « représentent » la chaîne orale, avant de découvrir les constantes reliant lettre et son.
Comme tout retour à Buenos Aires lui est interdit, Emilia Ferreiro est recrutée en 1979 à Mexico et reprend l’enquête avec Margarita Gomez Palacio auprès d’un millier d’enfants de CP. Cette nouvelle enquête confirme les résultats. Les deux recherches sont publiées en 1981 (Literacy before schooling, Educational Books, et Nuevas perspectivas sobre los procesos de lectura y escrita, Siglo XXI). Elles lui assurent très vite une reconnaissance internationale. Les enseignantes peuvent percevoir dans leurs classes la « psychogenèse de l’écrit » de leurs élèves telle qu’elle a été mise en lumière par Emilia Ferreiro au travers de quatre stades décrits en détails et ainsi être guidées dans leur enseignement de la culture écrite.
Sa théorie constructiviste qui combine de façon originale les apports de la psychologie expérimentale, de la linguistique et de l’anthropologie de l’écrit acquière une renommée inédite dans le monde pédagogique, jusque-là persuadé que l’enfant apprend ce que le maître enseigne. « Les informations en provenance du milieu sont incorporées dans des systèmes interprétatifs dont la succession n’est pas aléatoire, bien que la durée de chaque moment d’organisation – et, par conséquent, des âges d’apparition – dépende d’un ensemble d’influences diverses (sociales, familiales, éducatives, individuelles, etc.)», résume-t-elle dans L’écriture avant la lettre (Hachette, 2000). Les données statistiques donnent des repères globaux mais sont impuissantes pour prévoir les trajectoires singulières que chaque maître peut observer pour interagir, à condition de bien percevoir la dynamique des interactions entre lecture et écriture. « Ce que l’enfant apprend quand il essaye d’écrire va l’aider à lire ; ce que l’enfant apprend quand il essaye de lire va l’aider à écrire », répétait-elle à la journée du Forum Retz en mars 2001.
C’est pourquoi elle a résisté obstinément aux didactisations qui cherchaient à déduire de ses approches des « méthodes de lecture ». Elle s’interrogeait plutôt sur les enjeux cognitifs inédits que posent les technologies numériques. Au Congrès de l’AGIEM de 1998, lisant la lettre que Camila (2 ans 7 mois) dictait à son père tapant à l’ordinateur à Quito pour des grands parents habitant les uns à New-York, les autres à Buenos Aires, elle soulignait que « ni Piaget, ni Vygotski ne pouvaient imaginer les défis dans la construction de l’espace et du temps auxquels doit faire face Camila ». Nul doute qu’elle faisait confiance à toutes les petites Camila du monde pour répondre victorieusement à ces défis, comme elle l’expliquait dans les entretiens publiés dans Culture écrite et éducation (Retz, 2002) où elle revenait sur ses recherches, ses découvertes et ses engagements, aux antipodes d’un neuro-cognitivisme simpliste, impuissant à comprendre les multiples parcours des enfants dans l’appropriation de la culture écrite sous toutes ses facettes.
Anne-Marie Chartier et Philippe Champy