Anne-Cécile Clamagirand enseigne l’histoire-géographie en ITEP. Dans cette chronique, elle partage son quotidien et celui de ses élèves. Aujourd’hui, elle nous présente un projet qu’elle a porté avec ses collègues de SVT et d’arts plastiques. Un projet ambitieux salué par le maire de Trévoux qui a permis de commémorer la mémoire de quatre hommes morts en déportation lors de la seconde guerre mondiale.
Cher Café, j’espère que tu te portes bien en cette période estivale. Comme promis, je t’écris à nouveau, cette fois pour te raconter un beau projet que j’ai mené cette année avec mes élèves et l’aide précieuse de deux collègues.
Chapitre 1 – Juin 2022, aux origines.
Comme à la fin de chaque d’année scolaire, je cherche l’idée brillante qui sera mon fil rouge pour l’année à venir. Cette idée lumineuse… je ne l’ai pas eue, je l’ai emprunté à une collègue rencontrée lors d’une conférence. Elle expliquait avoir réalisé avec ses lycéens une carte interactive identifiant les lieux de mémoire en lien avec la Seconde Guerre mondiale à proximité de leur établissement lyonnais. Un travail de mémoire sur l’histoire locale : deux éléments parfaitement à même de motiver et de fédérer mes élèves !
Après avoir présenté le projet à mon responsable pédagogique, enthousiaste comme à son habitude, je l’expose à mes collègues durant la réunion de fin d’année : créer une carte interactive identifiant et expliquant les lieux de mémoire de Trévoux et ses environs, en lien avec la Seconde Guerre mondiale.
Il parait que les grands esprits se rencontrent, en réalité je crois plutôt qu’ils viennent à ma rescousse ! Rémi, professeur de SVT, est déjà emballé par le projet et ses compétences techniques feraient passer MacGyver pour un débutant maladroit. Olivier, professeur d’arts plastiques, nous suggère de réaliser une maquette en plus de la carte. Le projet est ainsi enrichi et officiellement adopté.
Chapitre 2 – Septembre 2022, le démarrage.
Après l’agitation de la rentrée, il s’agit de constituer notre groupe d’élèves. Nous avons opté pour un groupe de 6 volontaires recrutés sur deux niveaux de classe : 3ème et 3ème Alternance.
Une fois le projet présenté, nous n’avons aucune difficulté à former un groupe qui semble motivé, d’autant plus que nous avons aussi prévu d’ajouter au projet un voyage d’étude au Struthof. La perspective de se confronter réellement à ce passé douloureux interpelle sensiblement les élèves.
Nos premières séances sont dédiées à la collecte d’informations puis à la prospection de terrain : visite à la mairie, à l’office du tourisme où le projet rencontre un accueil enthousiaste puis visite de la ville. Nous identifions 6 lieux en lien avec la Seconde Guerre mondiale : la maison où un habitant de Trévoux, Jean Frizon, fut assassiné sans raison par la Gestapo en 1944, la maison des Vernay où Jean Moulin séjourna quelques jours avant son arrestation en juin 1943, la passerelle de Trévoux détruite lors de la Libération, le cimetière, le monument aux morts et le monument du Roussille à Saint-Didier-de-Formans (commune voisine de Trévoux) commémorant l’exécution de 30 résistants dont l’historien Marc Bloch, le 16 juin 1944.
Chapitre 3 – D’octobre à mai : du travail, beaucoup d’émotions et un coup de gueule.
Après quelques semaines, nous devons nous résoudre à remplacer deux élèves. L’un est trop préoccupé par son orientation, cela provoque une très grande agitation difficilement compatible avec le travail demandé, il préfère de lui-même arrêter. L’autre tient régulièrement des propos antisémites. Nos rappels de la loi, les sanctions, rien n’y fait. Cher Café, je profite de notre correspondance pour dénoncer cette peste car il me semble que l’Éducation nationale refuse de considérer l’ampleur du problème. Chaque année, je me trouve face à des élèves tenant des propos antisémites, de manière assumée et décomplexée. Biberonnés aux blogs nauséabonds, nourris de thèses complotistes, sans recul nécessaire, confondant les dramatiques problématiques actuelles du Proche-Orient avec la Shoah, ces élèves vomissent leur haine. A tel point que certains préfèrent nettoyer les WC pour réparer une dégradation matérielle plutôt que de recopier des définitions telles qu’antisémitisme, Shoah, centre de mise à mort, camp de concentration…Il est urgent que l’Éducation nationale et que l’État assument : OUI, il y a de l’antisémitisme dans les établissements scolaires français. Et ce n’est certainement pas en ignorant la réalité que le problème s’évaporera par la grâce du politiquement correct. Excuse-moi, cher Café, je m’emporte mais on ne peut pas demander au navire-École de régler à peu près TOUTES les problématiques sociétales de notre époque et refuser d’écouter les capitaines qui prédisent les tempêtes.
Revenons au projet.
Nous accueillons donc deux nouveaux élèves qui s’adaptent très vite et font montre d’initiatives intéressantes. La carte interactive avance à un bon rythme avec textes et photos. Lors de nos visites au cimetière de Trévoux, nous avons identifié un certain nombre de sépultures d’anciens combattants, d’anciens résistants, chacune ornée de plaques témoignant de leur courage, de leur dévouement. Quelle ne fut pas notre surprise et notre émotion, en découvrant les tombes « oubliées » de quatre hommes morts en déportation. Les élèves ont rapidement lancé des recherches. Nous avons reçu l’aide du Mémorial de la prison de Montluc (Lyon), de l’Association pour la Mémoire de la Déportation dans l’Ain. Petit à petit, nous avons réussi à retrouver l’histoire de ces 4 hommes, à les faire sortir de l’oubli. Dès lors, ils devaient figurer sur notre carte et sur la maquette. Nous ne savions pas à cette époque que cette histoire était loin d’être terminée…mais un peu de patience, cher Café !
Après de nombreuses concertations, nous arrêtons la taille de la maquette (90 x 200 cm tout de même !) qui se composera d’un plateau monté sur 4 pieds métalliques. Nous décidons qu’elle s’organisera autour d’une photo aérienne de Trévoux avec les cartels des 6 lieux disposés de part et d’autre de la photo centrale. Chaque cartel sera muni d’un bouton poussoir allumant une LED sur la photo, identifiant le lieu en question. Oui, nous sommes ambitieux et doués !
Les séances s’enchainent et pourtant nous n’avançons pas aussi vite que prévu. Les élèves se fatiguent vite et ont besoin de varier les activités ce qui n’est pas évident sur ce genre de projet. Avec Rémi, nous décidons régulièrement de faire deux groupes : l’un travaillant sur la carte interactive, l’autre à la réalisation de la maquette.
En mars, nous avons le plaisir d’accueillir le représentant de la FNAM (Fédération Nationale André Maginot) qui, avec l’Association pour la Mémoire de la Déportation dans l’Ain, soutient généreusement notre projet. Il est très impressionné par le travail accompli et félicite chaleureusement les élèves, pas peu fiers !
Puis, c’est la visite de Monsieur B. élu de la mairie de Trévoux et membre de l’ONACVG qui stimule les élèves car il est à son tour frappé par la qualité des réalisations des élèves et explique que la mairie souhaiterait accueillir la maquette durant l’été pour qu’elle soit consultée par les habitants et les touristes ! Wahouu ! Les jeunes sont enthousiastes et un peu stupéfaits que leur travail puisse prendre de l’importance en dehors de l’établissement. Une deuxième annonce les attend. Cher Café, tu te souviens des 4 hommes morts en déportation ? Leurs histoires ne me quittent pas, on ne peut pas les laisser retomber dans l’oubli sans savoir qui ils étaient, ce qu’il leur est arrivé. J’avais donc discuté avec Monsieur B. de la possibilité de créer une plaque commémorative qui serait installée au cimetière. Et justement, il profite de sa visite au collège pour nous annoncer que le Souvenir français prendra en charge le financement de la plaque. À ce moment-là, je ne sais pas si les élèves réalisent que notre projet prend une dimension nouvelle.
Chapitre 4 – 24 mai, le Struthof.
Il nous faut quatre heures pour rejoindre l’Alsace. Durant le trajet, l’ambiance est bon enfant, les jeunes plaisantent beaucoup entre deux notifications TikTok, conscients que l’après-midi sera pesante. Nous sommes trois accompagnateurs : Rémi, Jessica (éducatrice) et moi-même. Le départ du matin a été mouvementé (nous ne travaillons pas en ITEP pour rien) : un des 6 élèves est resté introuvable ou plus exactement caché dans un bosquet jusqu’à ce que le véhicule quitte l’établissement. Mutique, il n’a pas réussi à justifier son attitude. J’ai regretté son absence car il était très investi lors de séances de travail et se passionnait pour cette période de l’Histoire. Malheureusement, les troubles sont parfois plus invasifs et imprévisibles que les passions.
L’après-midi au Struthof fut, comme attendu, un temps fort. Les élèves ont fait preuve de beaucoup d’attention et de respect (plus que d’autres groupes…). Ils ont posé des questions, répondu à celles de la guide. Ils ont préféré parfois de ne pas entrer dans certains lieux. Un jeune m’a dit que bien sûr « on en avait parlé en cours, on avait regardé des documentaires, lu des témoignages mais qu’y être pour de vrai, ça leur faisait vraiment prendre conscience de l’horreur, qu’ils n’en parleraient jamais plus pareil ». Nous avons pleinement rempli notre mission d’enseignants : nous avons transmis.
Cher Café, tu vas définitivement me trouver d’humeur maussade mais alors que notre ministère rend obligatoire la visite d’au moins d’un lieu de mémoire durant la scolarité d’un élève, je précise qu’en amont de notre venue au Struthof, mes élèves ont visité le Mémorial de la prison de Montluc, le Musée de la Résistance et de la Déportation de Nantua, le Mémorial Jean Moulin, le CHRD de Lyon, le Mémorial de la maison d’Izieu et que ces visites sont intégrées chaque année à mon programme et je crois ne pas être la seule…Peut-être que le ministère pourrait faire davantage confiance à ses représentants dévoués…mais allez j’arrête ou tu risques penser que tout ça est un peu fort de …. café !
Chapitre 5 – 2 juin, la présentation.
Ça y est, la carte et la maquette sont fin prêtes à être dévoilées aux parents, à nos partenaires, à la presse locale. Le jour J, mes 6 élèves sont au rendez-vous et parlent avec beaucoup d’aisance et de fierté du travail accompli. Les retours sont enthousiastes et sincères. Nous avons gagné notre pari, apporté notre pierre à l’édifice du devoir de mémoire. Je suis très fière de chacun d’entre eux, chacun ayant donné le meilleur lorsque cela était possible, chacun ayant pris la mesure du projet tout en se l’appropriant. Nous avons su créer un petit groupe où la parole de chacun était importante et écoutée, où les décisions étaient prises en commun. Nous n’étions plus tout à fait profs et ils n’étaient plus tout à fait des élèves. Nous voulions juste être les passeurs d’une histoire dramatique qui ne doit pas être oubliée. Nous avons réussi.
Épilogue – 7 juillet, une cérémonie et une inauguration officielles.
C’est le dernier jour de l’année. Nous avons rendez-vous à 10h30 au cimetière de Trévoux. Les invités arrivent : des anciens combattants, des membres du Souvenir français, de l’ONACVG, de l’Association pour la Mémoire de la Déportation dans l’Ain, de l’équipe municipale, la presse. Nous sommes environ une trentaine. Tous attendent Monsieur le Maire.
Je rassure mes élèves, impressionnés. Tout va bien se passer. Ils vont à tour de rôle lire la biographie de chacun des 4 hommes morts en déportation et la plaque sera officiellement dévoilée. Après quelques mots de Monsieur B. de l’ONACVG, je prends la parole pour présenter le projet, puis Monsieur le Maire félicite chaleureusement les élèves pour leur implication dans le devoir de mémoire. La plaque commémorative, installée à l’entrée du cimetière, est enfin dévoilée. Le Chant des Partisans puis la Marseillaise sont entonnés.
Gilbert Carlin, mort en déportation au camp de Mauthausen, à l’âge de 22 ans.
Georges Chevalon, membre des FFI et des DIR, mort en déportation au kommando d’Ebensee (camp annexe à celui de Mauthausen), à l’âge de 34 ans.
Claude Ducloud, mort en déportation au kommando de Gusen (camp annexe à celui de Mauthausen), à l’âge de 36 ans.
Paul Évrard, mort en déportation au kommando de Gusen, à l’âge de 30 ans.
À la fin de la cérémonie, Monsieur le Maire nous invite à rejoindre la mairie où se tiendra l’inauguration officielle de notre maquette, suivie d’un cocktail ! C’est à nouveau avec fierté et aplomb que les élèves expliquent la maquette et la carte interactive devant un auditoire attentif et impressionné. Nous avons passé un moment que nous ne sommes pas près d’oublier ! Tu vois, cher Café, je crois n’avoir jamais été aussi fière de mon métier que durant cette matinée du 7 juillet. J’ai fait durer le suspense mais tu dois bien reconnaitre que cela valait la peine, non ?
On se reparle très vite. Bonne rentrée !
Anne-Cécile Clamagirand
Professeur d’histoire-géographie, ITEP Arc en ciel.
Si tu veux en savoir plus, des vidéos sont disponibles :
https://www.youtube.com/watch?v=S5XOWNFiPSU&list=PLbYcGhYcSnOR5Ax-XLxuF65WxwK3CMAZg&index=1
https://www.youtube.com/watch?v=PlMewHWjjPU&list=PLbYcGhYcSnOR5Ax-XLxuF65WxwK3CMAZg