Claude Lelièvre, historien, a tenu à répondre à Emmanuel Macron dans cette tribune qu’il signe dans le Café pédagogique Il revient sur la référence du Président à Ferdinand Buisson. Un petit cours d’Histoire qui semble plus que nécessaire…
Dans votre interview au journal Le Point de mercredi dernier, vous avez affirmé qu’«il s’agit de faire des républicains, comme disait Ferdinand Buisson ». Compte tenu de l’importance de cette ambition que l’on peut tout à fait partager, encore faut-il que cela soit le plus clair possible. Or Ferdinand Buisson s’est longuement exprimé à ce sujet et le mieux est de saisir ce qu’il a dit dans toute sa force pour éviter les contrefaçons., et d’abord la vôtre.
« Le premier devoir d’une République est de faire des républicains ; et l’on ne fait pas un républicain comme on fait un catholique. Pour faire un catholique, il suffit de lui imposer la vérité toute faite. Le maître a parlé, le fidèle répète. Il a été dit un catholique ; mais on pourrait tout aussi bien dire un protestant ou un croyant quelconque […]. Pour faire un républicain, il faut prendre l’être humain si petit et si humble qu’il soit et lui donner l’idée qu’il peut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à personne, que c’est à lui de chercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite d’un maître, d’un directeur, d’un chef quel qu’il soit, temporel ou spirituel. Est-ce qu’on apprend à penser comme on apprend à croire ? Croire, c’est ce qu’il y a de plus facile ; et penser, ce qu’il y a de plus difficile au monde. Pour arriver à juger soi-même d’après la raison, il faut un long et minutieux apprentissage ; cela demande des années, cela suppose un exercice méthodique et prolongé. C’est qu’il s’agit de rien moins que de faire un esprit libre. Et si vous voulez faire un esprit libre, qui est-ce qui doit s’en charger sinon un autre esprit libre ? Et comment celui-ci formera-t-il celui-là ? Il lui apprendra la liberté en la lui faisant pratiquer […]. Il n’y a pas d’éducation libérale là où l’on ne met pas l’intelligence en face d’affirmations diverses, d’opinions contraires, en présence du pour et du contre, en lui disant : Compare et choisis toi-même ! » (Intervention de Ferdinand Buisson au congrès de 1903 du Parti radical)
Dans le même sens, Jules Ferry (qui a nommé Ferdinand Buisson à la tête de l’enseignement primaire républicain et laïque où il restera dix-sept ans) a mis plusieurs fois en avant des formules que certains attribueraient sans autre examen à un ‘’pédagogisme’’ supposé (à l’instar de ce que vous avez évoqué dans votre interview au Point, avec une grande méconnaissance du sujet )
« Nous voulons des éducateurs ! Est-ce là être trop ambitieux ? Non. Et je n’en veux pour preuve que la direction actuelle de la pédagogie, que les méthodes nouvelles qui ont pris tant de développement, ces méthodes qui consistent, non plus à dicter comme un arrêt la règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver ; qui se proposent avant tout d’exciter la spontanéité de l’enfant, pour en diriger le développement normal au lieu de l’emprisonner dans des règles toutes faites auxquelles il n’entend rien, au lieu de l’enfermer dans des formules dont il ne retire que de l’ennui, et qui n’aboutissent qu’à jeter dans ces petites têtes des idées vagues et pesantes, et comme une sorte de crépuscule intellectuel. Ces méthodes, qui sont celles de Froebel et de Pestalozzi. » (Discours de Jules Ferry au Congrès pédagogique des inspecteurs primaires du 2 avril 1880).
On notera ici non seulement l’invocation à « l’éducateur » et la recommandation d’« exciter la spontanéité de l’enfant », mais aussi la référence appuyée de Jules Ferry aux deux grands pédagogues de l’époque (Froebel et Pestalozzi) qui seront d’ailleurs revendiqués plus tard par les partisans de l’Éducation nouvelle.
Mais cela va plus loin et plus fort pour Jules Ferry. « La bureaucratie peut beaucoup en ce pays de France, mais elle ne peut faire la réforme de l’esprit […]. De même que la pédagogie nouvelle est fondée sur la pensée qu’il importe bien plus de faire trouver à l’enfant le principe ou la règle que de lui donner tout faits, de même l’administration de l’instruction publique, telle que je la comprends, doit s’occuper essentiellement de susciter l’énergie des maîtres et mettre partout en jeu leur initiative et leur responsabilité. Voilà pourquoi nous faisons appel aux maître et nous voulons les consulter. C’est une espèce de self-government de l’enseignement public » (cité dans le ‘’Nouveau dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction primaire’’ publié en 1911 sous la direction de Ferdinand Buisson). Une belle leçon de ‘’pédagogie républicaine’’, a fortiori pour un Président de la République .
L’essentiel, disait Jaurès, est de savoir lire et bien lire, en particulier les textes forts qui permettent de méditer et de choisir en meilleure connaissance de cause. Dans le contexte troublé voire trouble où nous nous trouvons actuellement, le retour direct à certaines paroles ( qui ne sont pas pour autant divines et à tomber à genoux) peut avoir son importance… Cf mon dernier livre paru : « L’École républicaine ou l’histoire manipulée ; une dérive réactionnaire » aux éditions Le Bord de l’eau, 2022. On est en plein dedans. Et plus que jamais.
Claude Lelièvre
La rue de grenelle reste sous tutelle