Laurent Reynaud est professeur de SVT au lycée Jacques Feyder d’Epinay-Sur-Seine. Il partage avec les lecteurs et lectrices du Café pédagogique un projet intergénérationnel mené dans son établissement. Une façon de faire se rencontrer ceux qui se côtoient au quotidien sans jamais se parler.
Ouassim a 15 ans, chaque matin il retrouve ses camarades dans sa classe de seconde au lycée Jacques Feyder. Mathilde a 83 ans, elle va régulièrement au club senior pour passer le temps. Tous les deux vivent dans la même ville, à Epinay-sur-Seine, ils se croisent souvent au supermarché et au parc, mais ils ne se regardent pas vraiment. Ils ne parlent jamais ensemble, pourtant chacun a un avis sur l’autre. C’est ce que nous constatons quand, avec mon collègue d’Histoire-Géographie, nous évoquons avec eux un projet pédagogique intergénérationnel : “Mais Monsieur on fait quoi s’ ils n’entendent rien ?” demande une camarade de Ouassim, “C’est une belle idée mais il faudra bien leur dire d’enlever leur cagoule ici” précise une amie de Mathilde. Si ce constat de méconnaissance réciproque nous fait tristement sourire, il nous rassure sur l’utilité de faire dialoguer ces deux générations pour qu’elles aient l’occasion de se rencontrer, de mieux se connaître et surtout, peut-être, de travailler ensemble.
L’idée de ce projet trouve son origine à la croisée de deux interrogations pédagogiques. D’une part, nous entendons parfois que l’empathie devrait être développée davantage à l’école mais peut-elle vraiment se décréter ? D’autre part, nous interrogeons l’injonction à faire classe pour “apprendre à vivre ensemble”, ne peut-on pas vivre ensemble sans jamais se croiser ? Nous avons souhaité mener ce projet pour faire d’une pierre deux coups : “apprendre à faire ensemble” pour s’enrichir, se confronter et développer peut-être une empathie moins fantasmée.
Nous avons donc choisi de faire travailler les élèves d’une classe de seconde avec un groupe de personnes du club senior. Chaque année, nous choisissons une thématique en lien avec les programmes d’Histoire et de Sciences économiques et sociales (SES) comme : “l’évolution des loisirs”, “l’évolution des droits des femmes”, “l’immigration”, etc.
Concrètement, les élèves préparent la première rencontre en ayant un cours sur la thématique choisie en Histoire. Ils construisent ensuite une interview dans le cours de SES pour que les entretiens illustrent, confrontent et alimentent les questions du cours d’Histoire. Lors de la première rencontre, les élèves discutent par groupes de 3 ou 4 avec un senior. Au fil de l’heure, la discussion glisse progressivement sur d’autres sujets comme les travaux en ville, le quotidien au lycée ou au club. De retour en classe, les élèves reprennent leurs notes, les confrontent à leurs notions de cours et à leurs recherches, puis ils restituent les travaux sous une forme qui varie chaque année : vidéos, affiches, etc. Par exemple, Mathilde dit qu’à son époque il était rare que les femmes aillent jusqu’au bac. Ouassim précisera dans la voix off de la vidéo que d’après ses recherches, ce constat ne concernait pas uniquement les femmes à cette époque car moins de 20% d’une catégorie d’âge se rendait alors jusqu’au bac, tous sexes confondus. La restitution du travail permettra à Ouassim d’apporter cette information à Mathilde. En effet, lors de la seconde rencontre, ce sont les seniors qui se rendent au lycée pour consulter les productions des élèves et échanger sur ces supports finalisés, là encore les discussions s’évadent. Il y a parfois une troisième rencontre hors cadre scolaire, quand certains élèves choisissent volontairement de se rendre une heure ou deux au club pour revoir un senior pendant les vacances. Ce n’est bien sûr pas courant mais quand ça arrive, on ne peut s’empêcher de s’échanger entre collègues un : “ ça fonctionne !”.
Une écoute réciproque
D’autres observables nous rassurent dans ce tâtonnement pédagogique. Par exemple, le fait que certains élèves s’autorisent à réinterroger la parole des seniors, et que ces derniers écoutent les apports des élèves. C’est par exemple le cas de Lina, 15 ans, qui nuance l’intervention de Marcelle, 73 ans, expliquant que ses loisirs de jeunesse sollicitaient davantage les discussions avec ses amies car il n’y avait pas autant de technologie : “D’accord mais nous aussi on parle avec nos amis, c’est juste que c’est parfois à l’oral et parfois sur les réseaux, c’est la forme qui change.”. Néanmoins, même si l’écoute réciproque est assez souvent au rendez-vous la prise en considération de ce qui est dit ne l’est pas forcément. Les rencontres entre ces univers relativement étanches ne sont pas sans difficultés mais c’est aussi l’occasion de se rendre compte que s’il est facile de les recommander, elles demandent surtout à être construites, préparées et entretenues. Il est aussi frappant de voir l’évolution de la perception des élèves qui n’hésitent pas à marquer leur réticence au début du projet “Quoi mais qu’est ce qu’on va faire avec les vieux !?” avec la même intensité qu’en fin d’année quand ils s’activent pour prendre en charge les seniors qui viennent au lycée : “Franchement Myriam elle est drôle et ce qu’elle nous dit de la vie ça fait réfléchir”. La perception des élèves sur les seniors n’est pas la seule à évoluer, il y aussi celle que nous portons, nous enseignants, sur nos élèves. Il est fréquent de voir des élèves en difficulté scolaire et réfractaires en classe, s’emparer de l’exercice en étant attentionnés envers les seniors et en s’investissant pleinement dans l’interview et dans la discussion en général, s’autorisant à mettre en confiance les seniors en proposant d’autres sujets d’échanges. Pendant le goûter qui suit la rencontre, il est fréquent de voir ces élèves se lever spontanément pour aller parler à une personne du club assise seule à l’écart. Nous partageons cette pratique, des témoignages de collègues et un pas de côté sur les évolutions possibles et les jalons de ce travail dans le chapitre 10 « Tisser des liens avec les autres : étendre les solidarités » de l’ouvrage “Faire collectif pour apprendre” aux éditions ESF.
Ces temps de travail commun entre deux générations sont autant de rencontres qui tissent un lien intergénérationnel. Progressivement, les préjugés semblent se diluer dans l’eau de l’action commune. C’est parfois drôle, parfois dérangeant aussi, souvent intéressant et utile aux apprentissages, et il faut sans doute insister sur le pluriel.
Laurent Reynaud
Les prénoms ont été modifiés
Pour plus d’informations sur le projet, voir la page dédiée du blog “Feydercoop”