Peut-on éduquer les jeunes sans les connaitre ? Comment dépasser en particulier certains stéréotypes qui obsèdent et aveuglent : celui du « digital native » (le jeune serait expert dans les environnements numériques) et celui du « crétin digital » (le jeune serait assujetti et abêti par « les-z-écrans ») ? C’est l’enjeu essentiel du passionnant travail d’Anne Cordier, professeure-documentaliste désormais professeure des universités en Sciences de l’Information et de la Communication. Elle publie un nouvel ouvrage amené à faire date : « Grandir informés ». Son travail d’enquête, patient, rigoureux, bienveillant, éclaire les pratiques et représentations des enfants, adolescents et jeunes adultes en matière d’information. Ses décapantes et vivifiantes analyses transformeront peut-être les représentations et pratiques des enseignant.es dans la mission qui leur est confiée : l’Education aux Médias et à l’Information…
Favoriser une EMI culturelle, socialisée, heureuse
A la lumière de ses entretiens et enquêtes, Anne Cordier montre combien la recherche d’informations n’est pas une opération mécanique et neutre : c’est une expérience émotionnelle, qui génère des plaisirs (par exemple celui de la trouvaille lorsqu’il s’agit d’information de type documentaire) ou de l’anxiété (en particulier quand il s’agit d’information de type actualité). L’activité informationnelle est aussi ritualisée et volontiers socialisée, qu’il s’agisse de regarder et commenter un J.T. en famille ou d’échanger sur l’actualité avec d’autres joueur·ses via le clavardage de Twitch.
Il nous faut donc dépasser une approche techniciste et procédurale des compétences informationnelles : trop souvent elle consiste à mettre l’élève devant un ordinateur pour réaliser un certain nombre de tâches ou répondre à une succession d’items. A l’Ecole, « il est indispensable de créer un espace de dialogue qui soit avant tout l’occasion de faire verbaliser les émotions », de « donner à l’EMI « une orientation plus joyeuse et optimiste. Rendons la découverte des informations ludique ! Cessons de faire peser sur ces enfants la crainte d’être trompés ou manipulés. »
« Chez moi, l’information nous rassemble », raconte d’ailleurs Anaïs. L’activité informationnelle est « au cœur des sociabilités familiales », tant la famille, au sens large, transmet des ressources, des pratiques, des compétences, des appétences. Lors de l’adolescence se joue un processus d’individuation qui voit même certains enfants se mettre à éduquer leurs parents, à développer avec bienveillance leur esprit critique, à co-construire avec eux des « territoires numériques partagés ». Dès lors, plutôt que de culpabiliser les parents comme on le fait trop souvent, plutôt que de nourrir angoisses et lassitude, il faut souligner et fortifier « le pouvoir d’agir parental quant à l’éducation par et au numérique ! Les jeunes rencontrés, à tout âge, expriment le souhait d’une reconnaissance, par leurs parents, du sens de leurs pratiques numériques. » D’autant qu’ils se montrent eux-mêmes reconnaissants des apprentissages comme des partages qui se font au sein de la famille.
Qu’en est-il à l’Ecole ? Rituels d’exposés ou lecture de la presse en primaire, expériences fondatrices et formatrices des TPE au lycée, les témoignages concordent : les activités EMI sont marquantes quand elles ne sont pas ponctuelles, quand elles ne sont pas déconnectées, quand elles ont du sens, quand elles relèvent de la pédagogie de projet. Mais le constat est globalement sévère : « les compétences et conceptions procédurales restent majoritairement répandues dans les formations telles que reçues par les acteurs enquêtés, qui décrivent des démarches linéaires de recherche d’information, des procédures techniques d’accès à des dispositifs, mais n’emploient pas une terminologie toujours juste et sont souvent mis en difficultés pour nommer les concepts, sous-tendus par l’utilisation d’un objet informationnel, ainsi que les systèmes d’intentions liés ». C’est bien une approche culturelle et vivante qu’il nous revient de déployer.
S’informer, ce n’est d’ailleurs pas une pratique hors sol. Il faut lire le témoignage touchant de Julie revenant dans la médiathèque qu’elle fréquentait autrefois avec son papi, retrouvant là une géographie intime, « sa » médiathèque, « sa » table, « son » ordinateur, « ses » livres préférés … Il éclaire l’importance du « rapport émotionnel au lieu documentaire », à cet espace susceptible de construire la relation à l’information, de « donner corps au savoir et à la mémoire » (Christian Jacob). Les tiers lieux sont appréciés pour la convivialité qui y règne, à l’inverse des Bibliothèques Universitaires, jugées impersonnelles, utilisées comme lieux de travail propices à la concentration mais guère à la recherche d’informations. Dès lors, il convient d’« acculturer à l’information par des médiations actives et incarnées » : ce qui importe, ce qu’il nous faut travailler, c’est moins « l’esthétique du lieu » CDI que sa « fonction socialisatrice ».
Considérer les pratiques réelles des jeunes
Nos élèves s’informent-ils moins ou moins bien qu’avant comme le dit la rumeur ? La réalité s’avère plus complexe et intéressante que les préjugés. La télévision est par eux massivement dénigrée : il s’agit d’un média pour les « no-life » tant elle favorise l’isolement là où internet autorise les échanges ; elle reste le média de référence, mais par un savoureux retournement, les jeunes lui reprochent captation de l’attention et manipulation de l’information. A l’inverse internet leur apparaît comme « le média de tous les possibles », autorisant des choix, invitant à des explorations, conformément au « mythe dynamique du far-west ». Les réseaux sociaux, leurs fils d’actualité, et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, celui de Facebook en premier lieu, sont une source d’information essentielle : « J’arrive à être informé sans le vouloir », explique Théo. C’est à travers eux que la presse, contrairement là encore aux stéréotypes, continue à être lue, et même appréciée pour sa qualité. Le « régime intermédiatique » (Yves Jeanneret) des jeunes apparait bel et bien composite, évolutif, fluide, nourri d’expériences et d’imaginaires divers, en perpétuelle (re)construction : comment prendre en compte cette complexité sinon peut-être en déployant en EMI des « tâches complexes » ?
Au fil de l’ouvrage, on sera sensible à bien des témoignages et analyses. Anne Cordier souligne par exemple l’importance du design, esthétique et émotionnel, des objets informationnels, qui rendent répulsifs nombre de nos ENT et attractifs tous les dispositifs qui « reposent sur le désir du touchable » et « l’imaginaire de la transparence ». Un échange avec Morgan l’amène à raconter comment il est passé « de jeuxvideo.com au Monde diplomatique » : il éclaire combien les parcours informationnels sont peu linéaires. Les jeunes apparaissent aussi tout à fait conscients du système de traçage et de recommandation que déploient les algorithmes, mais l’envisagent plutôt comme un levier pour enrichir leur univers personnel : « une culture technique et économique du web » reste cependant à fortifier. La plateforme YouTube occupe une place centrale, dans « l’être-au-monde informationnel » des jeunes générations : elle leur offre, disent-ils, possibilité de flânerie et liberté de choix, elle favorise l’attachement à des médiateurs de savoirs quand l’université produit un sentiment d’isolement, elle apparait comme un « couteau suisse » qui permet de mener de pair recherche documentaire, gestion du quotidien, détente … L’Ecole ne doit-elle pas cesser enfin de se considérer comme sanctuaire et d’enfermer le savoir pour ouvrir et diversifier les possibilités de cheminement dans la « « société de la connaissance » ?
Combattre les inégalités et les privilèges
En matière de pratiques et compétences informationnelles, les inégalités socioculturelles sont fortes et particulièrement discriminantes. Les jeunes interrogé·es témoignent d’une conscience de ce qui est légitime ou non, de ce qui fortifie ou détruit l’estime de soi, de ce qui ouvre la voie de la réussite et de ce qui au contraire assigne à résidence. Or les codes ne sont pas toujours explicités et enseignés, ce qui produit honte et échec. Plutôt que Biba lire Le Monde ? « Tous racontent le passage, souvent compliqué et toujours nécessaire, d’une culture de l’information à l’autre », à des normes académiques, scolaires et universitaires qui sont celles des classes favorisées. Pour que l’héritage informationnel ne soit facteur d’exclusion, l’Ecole doit accompagner le processus d’acculturation, saisir combien cela suppose des efforts qui « ne sont pas tous récompensés », « considérer avec respect toutes les ressources informationnelles » mais aussi apprendre aux élèves à décoder « les légitimités culturelles associées à ces ressources. »
« En matière d’équipements numériques, les individus ne sont pas dotés également et équitablement ». D’où des pratiques, des compétences, des possibilités d’usage qui ne sont pas les mêmes pour tous et toutes, ce que l’Ecole tend parfois à oublier. Anne Cordier évoque le cas d’un élève de 6ème « bien embêté » parce que son professeur de physique-chimie envoie désormais ses documents via Pronote et qu’ils sont illisibles sur le smartphone de son père. Ou de CMI venus au collège voisin pour une séance d’EMI : une fois assis devant les PC, les élèves disent ne pas savoir utiliser les souris. Ou encore de lycéens qui participant à un projet BYOD sur le selfie en viennent à se désoler : « Les autres, ils ont des Samsung ou des iPhone, moi… » Alors, « le numérique dans la classe peut vite devenir une nouvelle expérience de l’inégalité et agir comme un espace de (re-)production de distinctions. »
Les inégalités sont d’ailleurs aussi liées au genre. Les pratiques numériques des filles, plus centrées sur la communication et la socialisation, sont volontiers déconsidérées en particulier via le stéréotype de « la youtubeuse » ou de « l’influenceuse ». L’expertise numérique est reconnue aux garçons notamment à travers l’imaginaire du « geek » ; les filles tendent à taire leurs compétences, à s’auto-déniger ou à laisser le clavier aux garçons dans un groupe de travail mixte. Dans la sphère familiale, « les filles – et exclusivement elles – déclarent devoir s’acquitter d’impératifs liés à la gestion de la vie, notamment matérielle, de la famille en général avant de penser à s’adonner à Internet vu comme un loisir personnel. » Le numérique porte incontestablement des « privilèges », sociaux et genrés : Anne Cordier appelle les enseignant.es à en prendre conscience pour aider chacun et chacune à développer « son potentiel informationnel ».
Sortir de l’Ecole de la défiance
Le thème des « fake news » est devenue médiatiquement central. Les jeunes se laisseraient-ils aisément manipuler en donnant du crédit à des informations non vérifiées ? En réalité, la question de la fiabilité fait partie de leurs préoccupations majeures. Et en la matière, la norme scolaire est efficace puisque les élèves y apprennent la méfiance. Avec une limite : « L’évaluation de l’information est vécue comme une injonction académique et non comme un processus intellectuel participant d’une démarche informationnelle critique plus globale, adaptée au quotidien. ». L’Ecole et la doxa tendent à diaboliser Wikipedia ou les réseaux sociaux, désormais ChatGPT, mais la « panique morale » (et éducative) est contreproductive : les expériences réelles démentent souvent les discours (des recherches effectuées à partir de Wikipedia s’avèrent rarement erronées), « la stigmatisation de la ressource se fait au détriment d’une culture des sources » et aux dépens de l’apprentissage « d’une appropriation propre de l’information en vue d’une communication ».
L’Ecole participe ainsi à une dangereuse et inefficace culture de la défiance : « Les discours alarmistes sur les « dangers d’internet » ou les risques d’info-pollutions sur les réseaux (trop d’informations, informations publicitaires, fausses informations) » sont perçus par les jeunes comme un mépris envers leurs capacités, ils peuvent être amenés à « préférer ne pas s’informer plutôt que s’informer ». Le défi reste posé : développer l’esprit critique dans un climat constructif et serein, travailler à « une culture de la confiance envers l’information et ses médiateurs. »
Impasses / horizons
En ce printemps 2023, rappelle Anne Cordier, un projet de loi sur « la majorité numérique à 15 ans » semble vouloir faire disparaitre les réseaux sociaux de « l’écosystème informationnel » des nouvelles générations : une aberration si l’on considère que ces réseaux leur permettent d’accéder à l’information, de comprendre, d’agir, d’échanger, d’« être au monde tout simplement ». De même, « il ne s’agit pas de déclarer l’éducation aux médias et à l’information comme « grande cause nationale » ou encore de mettre en avant des dispositifs réservés « à quelques élèves ou quelques classes » de type club radio ou classe média. Il ne suffit pas non plus de mettre en place des modules ponctuels de « méthodologie documentaire » comme le fait l’université. L’EMI est un travail au long cours : ses enjeux sont culturels et politiques autant que techniques, elle ne doit laisser personne sur le bord de la route, en particulier celles et ceux qui ne disposent pas du « capital informationnel » académique. Des leviers existent : l’expertise des professeur·es-documentalistes, des projets interdisciplinaires comme le furent en leur temps les TPE (supprimés par Blanquer en 2020), des projets menés en lien avec les médiateurs et médiatrices de l’éducation populaire, des pratiques régulières de fabrication de l’information, de publication et de communication tant « on ne recherche pas de l’information pour soi mais pour occuper une place dans le monde ainsi que pour partager du sens avec autrui ».
On lira encore avec beaucoup d’attention les belles pages que l’autrice adresse aux parents pour les inviter à « reconnaitre et accompagner dans la joie » les centres d’intérêt et les pratiques de leurs enfants. On lira avec beaucoup d’émotion les lignes qu’elle adresse à celles et ceux qu’elle a rencontré·es au cours de ses recherches. « Je vous nomme car vous n’êtes pas une masse informe sans consistance ni valeurs ni personnalités, ni histoire singulière ». « [Votre] générosité impressionne par cette confiance que vous témoignez dans votre désir de cheminer plus avant. Loin d’être ces sujets malléables que d’aucuns dépeignent, vous questionnez vos pratiques, affirmez des choix, cherchez à vous positionner dans un paysage informationnel et médiatique pour le moins complexe à saisir, tout cela en essayant de vous démener avec ces injonctions multiples auxquelles on vous soumet… »
Et on remerciera Anne Cordier. De mettre à jour nos connaissances. De nous apprendre à regarder. De nous restituer du pouvoir d’agir.
Jean-Michel Le Baut
Anne Cordier, Grandir informés : Les pratiques informationnelles des enfants, adolescents et jeunes adultes , C&F éditions, mai 2023, ISBN 978-2-37662-065-5
Sur le site de la maison d’édition
Anne Cordier dans Le Café pédagogique