Comment une adolescente de 17 ans en révolte contre tradition et conservatisme de son pays, l’Argentine, trace-t-elle sa route ? Avec « Camila sortira ce soir », son quatrième long métrage, Inés Maria Barrionuevo, séduite par la proposition du scénariste, Andrès Aloi, épouse le tumulte intérieur de son héroïne brutalement plongée milieu hostile. L’hospitalisation de sa grand-mère oblige en effet Camila sa mère et sa sœur à quitter La Plata pour la capitale et s’installer au cœur d’un quartier chic dans un appartement bourgeois hanté par l’aïeule malade, objet de haine de la part de sa petite-fille. Passant de l’école buissonnière et des cavalcades en forêt la police à ses trousses, Camila intègre un institut privé traditionnaliste où elle affronte en uniforme gris une vie scolaire aux règles rigides. Un univers opaque où elle découvre la complexité des rapports tendus entre les sexes et les conventions sociales, noue une relation privilégiée successivement avec un garçon et une fille, élèves de cet établissement étouffant. Et toutes les interrogations que cette transplantation d’un milieu à un autre engendre. Jusqu’au cheminent progressif, tantôt douloureux, tantôt langoureux, vers l’éveil troublant à la sexualité, la prise de conscience politique tranchée et l’engagement collectif exaltant dans la lutte féministe.
Cours, cours, Camila, le vieux monde est derrière toi
Une bande de jeunes à l’issue d’une manifestation cavale à vive allure entre les arbres, pourchassée par les forces de l’ordre. Camila (Nina Dziembrowski, interprète puissante), pour sa part, apparaît d’emblée placée sous le signe de l’énergie combattante, cadrée de dos en plans rapprochés, souvent en mouvement, toujours insaisissable.
L’arrivée à Buenos Aires contrainte par des circonstances dramatiques (une grand-mère à l’hôpital qui ne peut rester chez elle) amène la rebelle habituée à des espaces de liberté conquis entre adolescents à se heurter à un univers scolaire et social , à une emprise religieuse auxquels elle est totalement rétive.
Pour cette adolescente exigeante, avec sa sensibilité et son intelligence pour seules armes, il s’agit déjà de se dégager de l’influence néfaste et castratrice des adultes : une société figée associée à la grand-mère mourante, l’impuissance d’une mère dépassée. Il faut aussi –et c’est inédit- s’opposer avec détermination à l’arbitraire du directeur de l’institution privée, pourtant supposé représenter de l’autorité au sein de la communauté scolaire. Face à une situation de harcèlement sexuel, révélatrice de l’agressivité de certains garçons, formatés par une ‘culture du viol’, Camila fait ainsi l’expérience d’une lâcheté adulte et coupable renvoyant dos-à-dos victimes et agresseurs.
Sa migration involontaire d’une ville moyenne vers la capitale dans un des quartiers les plus riches (et cloisonnés) de Buenos Aires lui fait prendre conscience des ravages du séparatisme social et de l’arrogance de classe dans laquelle certains lycéens (de sexe masculin notamment) grandissent. Dans le même temps, la jeune fille de 17 ans accède, dans la confusion des sens et les délices mêlés d’inquiétudes, aux premiers élans amoureux, sans nécessairement cerner vers quel ‘objet de désir’ l’attirance de son corps et les battements de son coeur la portent. Le regard sensible et accueillant de la cinéaste ne la lâche pas et refuse de s’attarder sur ce trouble dans le genre. Ce qui importe à nos yeux ce sont les séismes intimes et les forces profondes qui peu à peu emportent l’héroïne au-delà d’elle-même, du lycée prison aux murs blafards à l’ambiance chaloupée et dansante des boites de nuit aux lumières scintillantes, de l’appartement familial aux recoins et tentures asphyxiantes à la clairière libertaire baignée de lumière douce.
Mise en scène étrange et subtile d’un engagement politique et féministe
Pour figurer l’éclosion souterraine de cette jeune fille battante et fragile, jouisseuse et bridée, éprise de nouveaux horizons, Inés Maria Barrionuevo nous plonge le plus souvent en immersion aux côtés de Camila, restituant par les déclinaisons chromatiques et les contours des intérieurs, grâce au fin travail de la directrice de la photographie, Constanza Sandoval, la gangue et l’incertitude dont son héroïne doit se défaire. Des tons éteints et mornes aux scintillements nocturnes des lieux de danse et d’étreinte, des intérieurs oppressants floutés par des voiles ou des effets de transparence à la lumière crue de (vraies) manifestations de femmes engagées dans la révolution féministe, nécessaire, attendue, en Argentine notamment. La réalisatrice, par lents glissements et habiles contrastes, d’un moment vécu à un autre, d’une prise de consciente individuelle à une révolte collective, réussit à approcher l’énigme d’une nouvelle génération qui veut se débarrasser des oripeaux du vieux monde tout en aspirant à entraîner la génération d’avant (ainsi du rapprochement tardif de la mère et de la fille) dans le combat commun, celui de la liberté, lequel passe par l’émancipation des femmes en particulier, comme le scandent à plusieurs reprises de jeunes manifestantes : ‘Nos corps ! Nos droits !’. Nous laissons les spectateurs de « Camila sortira ce soir » découvrir les magnifiques derniers plans, sidérants par leur étrangeté et leur rupture apparente avec un semblant de réalisme. Comme la vision harmonieuse d’une utopie féministe accomplie.
Samra Bonvoisin
« Camilla sortira ce soir », film de Inés Maria Barrionuevo-sortie le 7 juin 2023
Sélections (entre autres) : Festival de San Sebastian, festival international du film d’Amérique latine (Mention spéciale du Jury), Festival international du film d’éducation,