« Là, Madame, il y a trop de tensions entre nous. Cela nous ferait du bien à tous de revoir nos correspondants de maternelle. On y retourne quand ? » Dans le REP+ Les Provinces de Cherbourg-en-Cotentin, Hélène Dargagnon, professeure de français, et Laurence Jeanne, professeure des écoles, orchestrent un beau jumelage entre la grande section de l’école Les Tournesols et une classe de 4ème du collège. A quoi bon abattre ainsi les murs de la classe pour créer comme un open space interdegrés ? La coopération permet de fortifier les savoirs en les partageant. Et à travers des situations de communication authentique, les élèves travaillent tout à la fois leurs compétences de langage, d’empathie et de fraternité.
Il est rare qu’une professeure de collège et une professeure des écoles construisent un projet commun : dans quel contexte et avec quelles motivations avez-vous conçu cette collaboration ?
Nous avons commencé à travailler ensemble pour la première fois en 2015. Dans le REP+ Les Provinces de Cherbourg-en-Cotentin, le lien entre les professeurs des écoles et du collège est très étroit. On a même pris pour habitude de parler de liaison entre les établissements du quartier. Concernant notre REP+, il s’agit même de galeries souterraines qui nous relient autour des besoins des enfants, à tel point que, des professeurs du collège, en mathématiques et en français, sont déchargés d’une classe pour coconstruire, avec les enseignants du premier degré, de véritables séquences d’apprentissage, qu’ils coaniment ensuite dans les classes des écoles primaires.
Convaincues par cette première expérience, nous avons décidé de prolonger, tout au long d’une année scolaire, cette coopération entre nos 2 classes respectives, sous la forme d’un jumelage avec toujours comme trait d’union entre les élèves : le partage de savoirs ! Or très vite, nous avons remarqué qu’au travers de cette situation de communication authentique entre nos élèves, outre les compétences orales et lexicales à l’œuvre, se construisaient conjointement des compétences prosociales d’empathie et de fraternité. Après la pandémie, il nous a semblé indispensable de développer et de renforcer sur le réseau les liens inter-degrés.
Comment avez-vous lancé le jumelage entre les GS et les 4èmes ? Comment les élèves ont-ils réagi à cette invitation à échanger par-delà la différence d’âge ?
Tout a commencé par l’enregistrement de capsules vidéo avec lesquelles les élèves ont mutuellement appris à se connaître à distance. Les 4ème ont été les premiers à se présenter individuellement aux enfants de Grande Section qui ont été surpris puis finalement très fiers de cet intérêt porté par les plus grands. La perspective d’un tel projet a immédiatement motivé les Grandes Sections qui se sont à leur tour filmés, avec joie et excitation, pour se présenter aux collégiens. Les plus réservés n’ont pas hésité à prendre la parole, parfois étayés par une image mentale retraçant la trame de ce qu’ils souhaitaient exprimer. Le projet était lancé et avec lui la perspective de très belles collaborations inter degrés à venir… A la réception des capsules, les collégiens étaient impatients de découvrir le visage de leurs correspondants et d’apprendre à les connaître. Ecoute attentive et sourires étaient de mise !
À la suite des échanges de vidéos, les binômes se sont constitués par affinités et la première rencontre s’est déroulée « en chair et en os » à l’école maternelle des Tournesols. Tous étaient impatients de se rencontrer et, si de la timidité était patente lors des premiers contacts, venue l’heure de se quitter, petits et grands se sont promis de se revoir très vite. Dès le départ, les enfants de maternelle se sont sentis sécurisés et portés par le regard bienveillant et protecteur des collégiens.
Et quel regard des 4èmes sur le projet ?
Ce jumelage a un effet « madeleine de Proust » sur les élèves de 4è, qui sont ravis d’avoir des correspondants plus jeunes qu’eux et de retourner en enfance à travers eux. Ils aiment à retourner dans les classes de cette école maternelle où les chaises, quoique désormais très inconfortables pour eux du fait de leurs longues jambes, les ravissent et les replongent dans la nostalgie de leur premier cursus scolaire !
Par ce jumelage, toutes les deux, nous voulions également rompre le cou à l’idée selon laquelle les adolescents sont indolents, sans cœur et égoïstes. Il est très plaisant -et rassurant ! – de constater à quel point ces adolescents aiment à prendre des initiatives, se montrent patients, tolérants et bienveillants à l’égard d’enfants plus jeunes ou allophones ou en situation de handicap. Nous n’avons jamais vu un élève de 4ème se moquer d’un maternel, au contraire, nous avons assisté à de nombreuses reprises à des scènes touchantes où des élèves de maternelle en situation de handicap se trouvaient valorisés par la présence à leurs côtés d’un « grand » à qui ils apprenaient quelque chose. Nous pensons notamment à cet élève sourd qui, à l’aide de sa maman, a appris, lors d’un précédent jumelage, à signer à un groupe de 4 adolescents suspendus à ses mains.
Les élèves sont aussi amenés à se rencontrer : quelles activités déployez-vous pour faire vivre ces rencontres ?
Les activités sont multiples, elles vont du simple partage d’une galette des rois préparée par les grandes sections, à la dégustation de cookies réalisés par les collégiens lors d’un marché des compétences, à la chorégraphie d’une danse destinée à être présentée au théâtre à l’italienne de Cherbourg, ou bien encore au partage d’un univers de référence/projet commun à investir tout au long d’une année scolaire (la mythologie grecque, la métamorphose, le thème des robots et de la programmation, les œuvres du musée). Cette année, la première rencontre « en chair et en os » s’est déroulée à l’école maternelles des Tournesols. Elle a permis aux collégiens de lire des albums aux grandes sections. Cette première rencontre s’est conclue par un goûter préparé et servi par les enfants de la maternelle. La seconde rencontre s’est déroulée juste avant les vacances de Noël pour s’échanger cartes et cadeaux fabriqués en classe.
Le troisième temps de rencontre s’est réalisé à la ludothèque de la maison Olympe de Gouges. Au préalable, Steven Marchand, animateur, était intervenu en maternelle pour présenter des jeux aux enfants et à leurs parents. L’objectif était d’apprendre et de retenir toutes les règles pour les expliquer aux 4e lors de notre troisième rencontre. Après une heure d’échanges et différentes parties (les binômes ont pu découvrir plusieurs jeux – dont les règles étaient toujours expliquées par les plus petits), l’expérience s’est terminée par une partie collective du « Mot mystère » (les enfants de la maternelle assis sur les genoux des 4ème). L’objectif était ici de favoriser des liens d’entraide et d’amitié, par le partage de projets communs et la coopération. Comme personne n’avait envie de se quitter, la seconde partie de la matinée s’est poursuivie au collège où les grandes sections ont raccompagné leur correspondant, main dans la main, chaque adolescent s’assurant que son petit correspondant marchait bien sur le trottoir, à côté de lui. A l’entrée de l’établissement, ce fut une véritable joie, pour les petits, de découvrir l’école des « plus grands » !! Les enfants ont gravi trois étages pour découvrir la classe de Français de leurs camarades et parfois même celles de leur grand frère ou grande sœur. Le périple s’est achevé par la visite du CDI où les élèves par binômes de jumelés se sont mis à l’ordinateur. Les Grande Section devaient taper des petits mots dictés par les 4ème sur du traitement de texte ou s’essaient à des jeux de voitures codés programmés par les collégiens eux-mêmes.
Même pendant le Covid, le jumelage a continué à vivre. Ainsi, lors du second confinement, les enfants ont enregistré des mises en voix de poèmes ou comptines à destination de tous les EHPAD de France. Pour faciliter les échanges avec les résidents, des mises en voix ont été déposées sur le web radio du site du REP+ des Provinces. Quelques élèves ont même entendu leur texte passer sur les ondes lors d’une émission enregistrée sur Radio France Bleu Cotentin. Avec ce projet, c’est l’accès au vivre ensemble et aux valeurs républicaines que nous souhaitons valoriser l’une comme l’autre. La liberté, l’égalité et la fraternité, auxquels nous avons associé la solidarité. Mieux se connaitre soi-même tout en apprenant à mieux connaitre les autres de façon à favoriser des liens d’entraide, le partage de projets communs et la coopération.
Dans quelle ambiance se déroulent les rencontres ?
Les rencontres se font toujours autour de situations de communication authentiques fondées sur l’empathie et le respect. L’ambiance témoigne des valeurs républicaines notamment la fraternité par le biais d’envois respectifs de capsules vidéo pour communiquer des informations (invitations, remerciements) l’échange de productions, de visites surprises. Entre les grands et les plus petits, c’est toute une écoute attentive et des échanges bienveillants qui se construisent progressivement. Personne ne se moque, même quand les enfants, petits ou grands, connaissent des difficultés pour s’exprimer et échanger. Au contraire, on s’entraide. A la fin de chaque rencontre, c’est l’envie renouvelée de se revoir qui émerge systématiquement : “On les revoit quand, Madame ?” dans la bouche des plus grands et « Maitresse, ils me manquent trop, on voit quand les 4èmes dans celle des plus petits.
Y a-t-il une participation des parents ?
Il s’agit en parallèle de développer des relations école/famille. Sept parents d’élèves des Tournesols (sur 15 élèves) ont accompagné les grandes sections lors de la séance à la ludothèque. Cette année, il s’avère d’ailleurs que plusieurs parents d’élèves de GS sont également parents d’élèves de 4ème ou d’élèves qu’Hélène a pu avoir en cours de français les années précédentes. Les rencontres, les ateliers inter-degrés sont autant de temps d’échange presque aussi riches qu’une rencontre parents/professeurs de fin de semestre ! Car les échanges auxquels ils donnent lieu sont précisément informels et donnent un éclairage différent sur le métier de professeur de collège. Le fait que les élèves de la maternelle tutoient tous les adultes et nous appellent par notre prénom, leur spontanéité et franchise rendent soudain les professeurs accessibles.
Dans ce type de projet, les relations avec les partenaires du REP+ se trouvent aussi affinées et privilégiées (maison de quartier, radios locales, musée, théâtre).
Du point de vue de la professeure des écoles, quels profits les écoliers vous semblent-ils tirer d’un tel jumelage pédagogique avec des « grands » ?
Avec un tel projet, les profits dans le domaine des disciplines et des compétences psycho-sociales sont riches et variés. Les enfants apprennent à communiquer en évoluant dans un cadre motivant qui génère à la fois du sens et le désir d’apprendre donc de grandir. Sur le plan du développement cognitif et langagier, ce sont les capacités à communiquer, à comprendre, à s’exprimer verbalement et par écrit, mais aussi à gérer ses émotions ou ses comportements, qui sont sollicitées.
Les échanges, à distance et en présentiel, contribuent à la maîtrise des langages qui s’avère l’une des priorités de l’école maternelle. Je constate des progrès significatifs à l’oral, notamment auprès des enfants allophones qui consentent énormément d’efforts pour échanger et se faire comprendre par leur correspondant. Par ailleurs, lors de notre séance à la ludothèque, les grandes sections ont pris plaisir à partager aux grands les connaissances nouvelles en mathématiques qu’ils ont consolidées encore un peu plus en devant expliquer les règles des jeux à leurs correspondants collégiens.
Si ce projet touche à l’acquisition des fondamentaux, les compétences prosociales sont également positivement impactées. Le jumelage amplifie de façon significative l’ambition scolaire. Quand, par exemple, les enfants de maternelle visitent le collège, malgré leurs cinq ans, les yeux remplis de curiosité et de fierté, ils s’y projettent déjà. A travers cette expérience, l’idée de l’entrée au CP peut devenir, pour certains d’entre eux, plus sereine. Toujours selon une dynamique similaire, ils vont se surpasser, en classe, pour écrire le plus lisiblement et le plus proprement possible un petit mot destiné aux 4è.
Un enfant de 4-5 ans a logiquement une vision « égocentrée », un jumelage va lui offrir l’opportunité de mieux comprendre le monde qui l’entoure. Avec son correspondant, il va développer de l’empathie et s’ouvrir de plus en plus vers l’autre. Ce rôle peut même prendre une dimension sociale comme celle de contribuer à apporter un peu de plaisir et de soutien aux personnes âgées ou isolées. Les élèves de maternelle prennent alors conscience qu’ils peuvent jouer un rôle au sein de la classe, de leur famille et plus largement de la société. Ainsi, l’une de mes élèves de grande section, privée de contacts physiques avec ses grands-parents lors des confinements pour lutter contre la Covid, a avoué à ses camarades que son « papi et sa mamie » attendaient avec énormément d’impatience le passage sur les ondes des poèmes de notre classe : « vous savez, mon papi et ma mamie, ils ont pleuré quand ils ont entendu nos poèmes, mais ils ont pleuré de joie !! » Les enfants ont pris alors conscience qu’ils étaient en mesure d’apporter du soutien aux personnes qui en avaient besoin. Ils étaient fiers que leurs travaux et leurs intentions, partagés avec les collégiens, aient pu avoir un tel impact. C’est l’ouverture vers les autres qui se construit ici progressivement.
Enfin, cette prise de conscience amène logiquement une meilleure confiance en soi et dans les autres. On œuvre ensemble vers un projet commun où chaque enfant peut constater les efforts et les performances de ses pairs (enregistrement des vidéos). Ce partage d’un projet commun aboutit à une meilleure cohérence du groupe classe. On constate une dynamique, des échanges formels et informels plus importants, et un respect entre les enfants qui se met progressivement en place. Les élèves ont envie de fréquenter l’école car ils y trouvent une finalité et du sens.
Du point de vue de la professeure de français en collège, quels profits les collégiens eux-mêmes vous semblent-ils tirer d’un tel jumelage pédagogique avec des « petits » ?
D’un point de vue disciplinaire, du fait des situations de communication authentiques initiées par ce jumelage inter-degré, les élèves de 4è développent des compétences orales dans le sens où il est important pour eux d’être compris par des plus jeunes sans pour autant simplifier leurs constructions de phrase ou utiliser un vocabulaire familier. Afin d’utiliser un registre de langue adéquat et ajusté, ils s’interrogent sur la langue et en perçoivent la richesse.
Pour les élèves allophones, ce projet de jumelage est à la fois très exigeant et porteur. Pour pouvoir communiquer avec leurs correspondants de Grande Section, ils doivent combattre leur timidité et choisir puis prononcer les mots justes dans une syntaxe correcte. Les progrès en maitrise de la langue sont dès lors indéniables !
La réalisation des capsules vidéo de présentation fut en outre pour les élèves de 4ème une véritable gageure : oser parler de soi, oser se filmer, oser parler à un destinataire en particulier qu’on connaît peu, a demandé un temps de préparation en amont certain. Et c’est avec une immense fierté teintée d’appréhension que les ados ont envoyé leur capsule de présentation et ont attendu le retour de leurs correspondants de Grande Section !
Lors des séances d’entrainement à la lecture à voix haute d’albums, les élèves de 4è s’étaient mis d’eux-mêmes une énorme pression, pour mettre en voix, de la manière la plus juste et le plus souvent la plus drôle possible, le texte qu’ils avaient en charge. Ces séances d’entrainement à la mise en voix leur ont permis de faire du texte de l’album une véritable partition et de prendre conscience de l’importance des mots utilisés ainsi que de la ponctuation choisie, de l’alternance entre récit et dialogue. Il leur tardait de lire enfin leur album devant un parterre d’élèves de grande section pour vérifier les effets de leur mise en voix ! Rien de mieux que cette activité de lecture à haute voix pour à la fois construire diverses compétences à l’oral, partager le plaisir de lire et susciter chez les petits l’envie d’apprendre à lire seul.e.
Si, en tant que professeure de français, ce projet de jumelage me permet de consolider des acquis ou de construire de nouvelles compétences du programme, c’est aussi en tant qu’enseignante tout court qu’il s’avère particulièrement porteur au niveau de la vie de classe. Faire éprouver en chair et en os l’estime de soi, la coopération dans et hors la classe, l’empathie, que nous travaillons déjà au quotidien en Français à travers les œuvres étudiées en classe, a des répercussions certaines sur le climat scolaire. Pour l’anecdote, juste avant les vacances de février, les relations entre filles et garçons étaient quelque peu tendues au sein de la classe, ce qui avait un impact sur les apprentissages en classe. Et les élèves de s’exclamer en vie de classe : « Là, Madame, il y a trop de tensions entre nous. Cela nous ferait du bien à tous de revoir nos correspondants de maternelle. On y retourne quand ? » Ce qui se réalise ! Les élèves de maternelle ont en effet été invités à voir les collégiens danser le 10 mars sur la thématique « travailler en esclavage », un autre fil rouge de cette année scolaire. Et si le temps nous le permet, nous souhaiterions organiser d’ici la fin de l’année un marché de connaissances et de compétences autour des langues, afin de valoriser les compétences linguistiques et interculturelles de nos élèves.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut