Comment capter à l’écran la naissance du désir amoureux dans sa confusion et son incertitude chez un adolescent ? A fortiori s’il s’agit d’une attirance pour son ‘meilleur ami’ ? Faisant fi des clichés et des a priori, Mariano Biasin, réalisateur argentin, également scénariste et musicien, filme « Sublime », son premier long métrage, subtil et délicat, à travers l’expérience sensible de son héros, un garçon de 16 ans, lycéen secret et grave, joueur de foot insouciant et membre actif d’un groupe de rockers amateurs. Et Mariano Biasin enregistre, comme si c’était ‘la première fois’ au cinéma, dans ses moindres signes la ‘révolution intérieure’ vécue par Manuel, confronté au désordre de sa sexualité en devenir, des errements douloureux à l’épanouissement joyeux d’un amour partagé.
Au cœur de l’intimité troublée d’un adolescent ordinaire
Un petit garçon brun au regard profond nous apparaît sur quelques images tremblantes d’une vidéo de famille immortalisant la fête d’anniversaire du petit héros du jour, lequel reste à distance de la joie manifestée alentour. Ses traits se détendent lorsqu’arrive un autre enfant de son âge, celui qui sans doute comble l’attente non formulée du premier. Un grand saut dans le temps et nous retrouvons Manuel à l’âge de 16 ans, au sein d’une famille de la classe moyenne, vivant une vie apparemment agréable dans une ville au bord de la mer en Argentine. Autour de cet adolescent au visage empreint d’une gravité enfantine et d’une grâce rehaussée par une abondante chevelure brune et bouclée (Martin Miller, fin interprète), des camarades de lycée de deux sexes, plus attentifs parfois aux regards et aux gestes de séduction des uns à l’égard des autres qu’aux textes à lire à voix haute proposés par leur professeur de littérature. Et quatre garçons fans de rock, unis par leur pratique commune : l’appartenance à un groupe fondé ensemble dont ils composent musiques et chansons. Manuel à la guitare basse est de la partie ainsi que Felipe (Tao Inama Chiabracando, d’un naturel désarmant), son grand ami.
D’entrée de jeu, le cinéaste argentin (passant à la réalisation à la quarantaine, après une belle carrière d’assistant) choisit d’accompagner en caméra embarquée les émois incontrôlés et les élans désordonnés de son héros au fil de l’émergence d’une sexualité balbutiante dans ses choix, face aux objets de désir qui s’offrent à lui.
Entre la maison des parents, lesquels s’interrogent parfois (mais sans insistance excessive) sur le mutisme et le caractère secret de leur fils, les virées entre garçons et filles dans la grande forêt proche accompagnées d’alcools forts, de flirts et d’embrassades, les parties de football décontractées sur la grande plage de sable, nous mesurons à quel point le corps et le cœur de Manuel battent à d’autres rythmes souterrains, intimes, indicibles.
Du déni à la révélation, la découverte assumée d’une sexualité épanouie
Dans l’intérieur aux lumières tamisées et aux ouvertures calfeutrées de la camionnette vouée aux ébats amoureux, Manuel tente bien des étreintes maladroites avec une très jolie et entreprenante camarade, qui lui pardonne en toute simplicité l’échec de cette tendre rencontre.
Quelques séquences fugitives, en des visions figurant rêves ou fantasmes, nous montrent Manuel aux côtés de Felipe, tous deux allongés, le premier tournant son visage vers le second et le regardant fixement.
Mais ces suggestions d’amour partagé se cognent dans le corps et la tête de Manuel à des réalités concrètes, lesquelles accélèrent la révolution intérieure en cours. Manuel renoue avec l’exaltation et la jubilation chaque fois qu’il retrouve, en tant que guitare basse, la création collective du groupe de rock fondé avec Felipe et les autres. Des voix qui cherchent la note juste pour des chansons d’amour toujours composées par les membres de la bande et les morceaux joués avec une énergie parfois déroutante, jamais découragée, toujours recommencée (Emilio Cervini à la manœuvre ici pour la composition musicale et le soutien vocal aux apprentis-interprètes). Des moments de pulsations musicales, -endogènes à la fiction par ailleurs dénuée de tout autre musique dite d’accompagnement-, comme des pics d’intensité émotionnelle et sentimentale débordant les ‘digues’ construites par Manuel pour échapper à son désir profond.
De l’orée de la forêt épaisse avec sa camionnette réceptacle ambivalent des troubles du désir jusqu’à la plage de sable fin sous un soleil crayeux où deux joueurs de foot et amoureux joyeux peuvent s’embrasser sans façon en se passant le ballon, le cinéaste suit, avec douceur et tendresse, les atermoiements de Manuel, ses lignes de fuite, ses rebuffades et sa révélation assumée d’une évidence longtemps enfouie, enfin formulée (‘Dis-le ! ‘ enjoint Felipe debout face à lui).
« Sublime » de Mariano Biasin fuit le sensationnalisme et les formes fracassantes au profit d’un hymne singulier à l’émancipation d’un adolescent réconcilié avec lui-même, capable enfin de s’ouvrir à la vie immense et pleine de dangers, à travers la découverte de l’autre, son ami, son amour. Sous ses airs tranquilles, ce premier film argentin, délicate célébration de l’amour sans distinction de genre, tourne avec élégance le dos au machisme dominant en Argentine et ailleurs.
Samra Bonvoisin
« Sublime » de Mariano Biasin-sortie le 17 mai 2023
Sélections et prix : Berlin (Section Génération), Coup de cœur AFCAE (sélection 15-25 ans), Festival du cinéma latino-américain (sélection officielle) Biarritz ; nombreuses autres sélections aux Festivals de San Sebastian, Cleveland, Seattle, San Francisco, d’Uruguay, 2022.