Audrey Imberdis-Lucca est Conseillère Pédagogique EPS et mène des recherches au sein de l’université Clermont-Auvergne en tant que membre associée. Une préoccupation majeure guide son quotidien : l’égalité filles-garçons à l’école. Une préoccupation qui l’a conduite à mener plusieurs études avec les enseignants-chercheurs de son laboratoire ACTé. Elle nous livre les éléments de sa dernière étude menée auprès d’élèves de CM2. Et les résultats ne sont pas réjouissant, les stéréotypes de genre sont ancrés dès de plus jeune âge.
Vous avez mené une enquête auprès d’un corpus de 160 élèves. De quoi s’agit-il ?
L’échantillon de cette étude était en effet composé de 160 élèves inscrits en CM2 – 77 filles et 83 garçons, originaires de neuf classes de cinq écoles primaires du Puy-de-Dôme. Afin de standardiser les conditions de passation, je me suis rendue dans chacune de ces écoles pour faire compléter le questionnaire – qui était en ligne – aux élèves. Ces derniers devaient répondre à des questions concernant leur opinion sur différentes matières qu’ils apprenaient à l’école. Un exemple d’item ainsi que les modalités de réponse leur étaient explicitement présentés et l’anonymat leur était garanti. Je m’assurais que chaque élève avait bien compris toutes les consignes avant de commencer. Les élèves devaient répondre en utilisant une échelle en cinq points, allant de « pas du tout » à « tout à fait ». Chacun de ces items a été adapté à différentes disciplines scolaires étudiées : les mathématiques, le français, l’EPS, l’orthographe, la géométrie, les arts plastiques, la lecture, les sciences, la musique, la résolution de problèmes, l’histoire et la géographie. Dans ce questionnaire, la perception des disciplines scolaires par les élèves a été mesurée à l’aide de trois concepts. Le premier autour de la valeur subjective accordée à chaque discipline par les élèves. Par exemple avec les mathématiques : Pour toi, bien réussir en mathématiques est important ? En général, tu trouves que faire des exercices de mathématiques est intéressant ? Tu aimes les mathématiques… Le deuxième concept abordait l’enjeu évaluatif accordé à chaque discipline, selon les élèves, par eux-mêmes, leur enseignant et leurs parents. Par exemple, toujours avec les mathématiques : Pour tes parents, avoir une mauvaise note en mathématiques, c’est grave ? Pour toi ? Le troisième point évaluait l’importance accordée à chaque discipline comparativement aux autres.
L’objet de votre étude est d’aller voir si la perception des disciplines est marquée par le genre. Qu’en est-il ?
Les résultats obtenus montrent que si les garçons accordent une plus grande valeur aux mathématiques et à l’EPS, les filles en accordent plus au français, à l’orthographe, aux arts plastiques et à la lecture. Ces résultats concernant la valeur subjective accordée aux différentes disciplines scolaires par les élèves semblent donc rester conformes aux stéréotypes de genre traditionnels qui attribuent une connotation masculine aux disciplines des champs mathématiques et qui font croire aux filles que ces disciplines ne sont pas faites pour elles car les carrières associées seraient peu compatibles avec leur sexe. Puisque la valeur accordée à ces disciplines diffère selon le sexe des élèves, comment s’étonner alors de la division sexuée des filières d’orientation ?
Quel constat faites-vous aujourd’hui avec les différents dispositifs mis en place pour plus d’égalité ?
Cette étude, réplique d’une recherche déjà menée en 2005, montre que malgré toutes les initiatives et actions menées ces dernières années dans le champ de l’égalité filles-garçons, aucune évolution significative n’a été observée. Si de nombreux efforts et progrès ont été réalisés depuis des décennies en France en matière d’égalité entre les filles et les garçons, les hommes et les femmes, force est de constater que les stéréotypes de genre ont la vie dure et que la route est encore longue. En effet, malgré la multiplication des lois et des actions de personnes engagées sur le terrain, les pratiques peinent à se généraliser.
L’école est sur ce thème le théâtre d’inégalités quotidiennement constatées. En classe comme dans la cour de récréation, les comportements et remarques distinguant les filles et les garçons du point de vue de leurs compétences ou aptitudes dans certaines situations ne sont pas des faits isolés. En classe, par exemple, les remarques à propos du comportement associent volontiers les filles au bavardage et les garçons à l’agitation. Dans la cour de récréation, les garçons monopolisent clairement la partie réservée pour le football et les filles s’y interdisent de fait tout accès. Les préjugés à l’origine de ces remarques et comportements sont bien souvent entretenus dans la sphère familiale. Il n’est pas rare en effet de recevoir des parents nous concédant que leur fils est « doué en maths comme son père » ou que leur fille est « bavarde en classe comme sa mère », attribuant un caractère de fatalité à ces comportements clairement explicités sous le prisme du genre.
Si l’école ne peut pas être tenue pour responsable de l’origine des inégalités entre les sexes, il n’en demeure pas moins qu’elle ne peut pas non plus occulter sa participation à l’entretien de ces inégalités entre les filles et les garçons. Les programmes scolaires officiels ont beau être les mêmes pour tous et toutes, les élèves sont implicitement soumis à un système de normes et de valeurs qui les expose de façon différenciée aux savoirs enseignés : c’est le « curriculum caché ». Cette notion est essentielle pour comprendre comment les stéréotypes de genre interviennent de manière implicite dans le système scolaire : filles et garçons intériorisent rapidement ce qui est attendu d’eux tout au long de leur scolarité. Dans ce cadre-là, les stéréotypes ont également des effets loin d’être négligeables sur les enseignants. C’est ce que vient confirmer une autre étude que nous avons parallèlement menée auprès de 105 enseignants sur l’importance accordée, selon elles et eux, par leurs élèves aux différentes disciplines scolaires. Les résultats obtenus sont conformes une fois encore aux stéréotypes de genre. En effet, ils et elles pensent que les filles accordent plus d’importance au français, à l’orthographe, à la lecture, à la musique et aux arts plastiques, et que les garçons en accordent plus aux mathématiques, à l’EPS, aux sciences et à la résolution de problèmes. Ces représentations qu’ont les enseignants de leurs élèves sont déterminantes dans les écarts de performance constatés ! Les effets d’attente provoqués chez leurs élèves amènent ces derniers à y répondre de façon conforme, et donc stéréotypée…
Auriez-vous des pistes pour renverser cette tendance ?
Les leviers d’action ne manquent pas mais il s’agit d’une entreprise quotidienne et qui nécessite que les enseignants se sentent concernés par ce concept de genre.
Enseigner dans un souci d’égalité ne saurait se limiter à la conduite de quelques séances de sensibilisation. Il s’agit d’une entreprise beaucoup plus complexe : une pédagogie de l’égalité qui veille à ce que les contenus comme les pratiques pédagogiques soient exempts de toute dépendance aux stéréotypes de genre. La prise de conscience que l’école n’est peut-être pas aussi égalitaire qu’elle pourrait espérer l’être est une première étape nécessaire – études sur la prise de parole en classe, sur les manuels scolaires, sur la cour de récréation, sur l’orientation scolaire, sur les albums de littérature jeunesse, sur les partis-pris de la grammaire … Il convient ensuite de « repenser son enseignement » sous le prisme du genre : de la place même des élèves dans la classe en passant par la gestion des interactions, la réflexion sur la construction de séances non genrées est essentielle – travailler les consignes, utiliser des documents variés, faire référence à des auteurs et autrices, à des figures féminines et masculines dans tous les domaines d’enseignement, favoriser les apprentissages coopératifs plutôt que compétitifs … Mais pour agir, si les enseignants ont besoin d’une réelle formation à cette pédagogie de l’égalité, le manque de formateurs et formatrices experts de l’égalité ainsi que le nombre d’heures et de moyens insuffisants attribués constituent des obstacles majeurs. Pourtant, parce que certains dispositifs pédagogiques peuvent créer, augmenter ou réduire les différences entre les élèves, le souci d’équité en matière d’éducation doit être permanent afin d’espérer arriver un jour enfin à une réelle égalité des chances, mission fondamentale de l’École de la République.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda