Pour Camille Degryse, chercheuse en science de l’éducation, il y a urgence à ce que l’école se saisisse de la question de l’éducation au cinéma et à l’audiovisuel. « Dans un monde empli d’images en sons et en mouvement, il y a un intérêt immense à développer l’éducation au cinéma et à l’audiovisuel du point de vue de la formation de l’esprit critique des citoyens » explique-t-elle au Café pédagogique.
Qu’en est-il de l’éducation au cinéma et à l’audiovisuel à l’école ?
Lors de mes recherches dans le cadre d’un doctorat en sciences de l’éducation consacré à cette question, j’ai pu constater que l’éducation au cinéma et à l’audiovisuel restait globalement peu présente à l’école.
Depuis les années 1980, des progrès ont pourtant eu lieu. La création des options cinéma-audiovisuel, en 1984, permet désormais aux lycéens qui le choisissent de suivre un enseignement pratique et théorique faisant l’objet d’une épreuve au baccalauréat. Grâce à la mise en place des opérations école, collège et lycéens au cinéma – entre 1989 et 1998 – les élèves dont les enseignants ont choisi de s’inscrire dans le dispositif peuvent aller voir au cinéma trois films dans l’année. Enfin, depuis les années 1980, l’éducation au cinéma est progressivement entrée dans les programmes de toutes les disciplines déjà existantes, et en particulier en français, en histoire-géographie et en langues.
Cependant, ces avancées ne doivent pas masquer la réalité de la situation. Les options cinéma-audiovisuel étant par essence optionnelles, elles ne sont présentes que dans peu de lycées et ne concernent donc qu’un nombre très réduit d’élèves. Pour la majorité des élèves, l’éducation au cinéma est censée se faire dans l’ensemble des disciplines. Or, les films sont alors souvent utilisés dans les classes comme des moyens au service de l’enseignement de la discipline concernée – français, histoire ou langues – mais beaucoup plus rarement comme des objets d’étude et d’analyse en tant que tels. Les opérations école, collège et lycéens au cinéma permettent à de nombreux élèves de voir des films en salles mais le plus fréquemment sans que cela conduise à un réel travail d’appropriation autour du film. Bien sûr, il existe des enseignants qui, en collaboration parfois avec un cinéaste, mènent des projets passionnants, et qui parviennent à mettre en œuvre une véritable éducation au cinéma. Mais l’on n’observe pas la généralisation espérée.
Ainsi, si depuis les années 1980 l’éducation au cinéma est entrée dans l’enseignement secondaire, cette entrée s’est globalement faite à la marge – pour les options cinéma-audiovisuel – ou sous la forme d’un saupoudrage global – dans l’ensemble des disciplines.
Qu’est ce qui explique cette situation?
Plusieurs facteurs expliquent cette situation. En premier lieu, les enseignants sont encore trop peu nombreux à être formés sur ces questions et ne savent donc pas comment les aborder dans leurs cours. Le paradoxe est qu’actuellement, de nombreux étudiants suivent des cursus de cinéma jusqu’en licence, master ou doctorat à l’université – des départements Cinéma y ont été créés depuis les années 1960 – mais ces diplômes ne leur permettent pas d’entrer dans l’éducation nationale. En effet, les disciplines traditionnelles ne font encore qu’une toute petite place au cinéma dans leurs concours d’entrée. On peut certes passer aujourd’hui le CAPES de français en choisissant l’option cinéma et l’agrégation interne de lettres en fait depuis les années 2000 une composante de son concours. Mais, en dehors de ces exceptions, aucune culture de base n’est encore exigée par les concours de l’éducation nationale dans ce domaine. Concernant la formation continue, la disparité provient du caractère très décentralisé des financements dans ce champ et, par suite, des offres de formation. Malgré des progrès, les possibilités de se former sont très inégales selon le secteur géographique, et leur caractère non obligatoire ne permet pas de compenser la grande hétérogénéité du terrain puisqu’il n’y a pas de plan national global et unifié de remise à niveau.
La mise en œuvre réelle encore insuffisante de l’éducation au cinéma s’explique également, outre les lacunes en termes de formation des enseignants, par la difficulté qu’ils ont à trouver du temps à consacrer à cet enseignement qui n’est pas présent dans les examens terminaux des élèves alors que les programmes sont déjà surchargés.
Pourquoi cela vous semble-t-il important que cette éducation ait une place entière dans l’éducation ?
Dans un monde empli d’images en sons et en mouvement, il y a un intérêt immense à développer l’éducation au cinéma et à l’audiovisuel du point de vue de la formation de l’esprit critique des citoyens.
Il est difficile de mesurer, lorsque l’on ne l’a pas expérimenté soi-même, l’apport de l’analyse filmique et de la pratique cinématographique et audiovisuelle. Elles permettent une prise de conscience du caractère construit des images en sons et en mouvement qui libère en quelque sorte de l’effet de réel, l’évidence fascinante des images. Lorsqu’on a eu la chance de suivre un cours d’analyse filmique à l’université ou ailleurs, on mesure pleinement l’apport essentiel d’un tel enseignement non seulement dans la compréhension du fait cinématographique mais plus largement de l’ensemble du monde des images animées et sonorisées dans lequel nous baignons désormais et qui pour beaucoup constitue l’unique prisme à partir duquel ils découvrent le monde. On réalise que le choix d’un cadrage – taille de plan, angle de prise de vue – n’est pas anodin, qu’il fait sens. On prend conscience du fait que le réalisateur l’a choisi comme un élément constitutif du message, des idées, émotions, sensations qu’il cherche à transmettre dans son film. On comprend que ce n’est pas pareil de filmer une manifestation en faisant un gros plan sur le visage d’un manifestant, la pancarte qu’il brandit, ses émotions et revendications que de choisir de filmer le visage d’un policier posté derrière son bouclier, sa peur éventuelle. Selon les choix faits par le réalisateur, le sens qui se dégagera du film sera complètement modifié. Il en est de même concernant le choix des sons – paroles, bruitages, musiques, du montage ou de la mise en scène. C’est tout l’apport de la sémiologie – qui inspire l’exercice de l’analyse filmique – que de montrer ainsi de quelle façon les images audiovisuelles sont construites et font sens. En classe, analyser une séquence de film, la visionner plusieurs fois et prendre ainsi le temps d’observer de près les différents éléments du langage cinématographique mobilisés, tenter d’interpréter les choix opérés par le réalisateur et son équipe, percevoir que les interprétations peuvent varier d’un spectateur à l’autre et que chacun construit également, à partir de la proposition du réalisateur, sa propre interprétation du film en fonction de son caractère, sa sensibilité, sa culture, son histoire, tout cela permet de développer des capacités d’analyse et un recul critique face aux images. De même, réaliser des films en classe sert à prendre très concrètement conscience de la façon dont ils sont construits, et comment les choix de réalisation induisent des discours potentiellement très différents même lorsqu’ils traitent d’une même réalité.
Il est donc fondamental que tous les élèves de France bénéficient d’un tel enseignement, aspect essentiel d’une éducation aux médias elle-même essentielle à l’éducation du citoyen.
Quels sont les freins – selon vous – à la mise en place de celui-ci?
On pourrait croire que le mépris pour l’art cinématographique considéré comme mineur est la raison de cet état de fait. Mais de manière surprenante, cette situation provient également de la méfiance vis à vis du monde scolaire de certains cinéphiles, amoureux du cinéma mais méfiants vis-à-vis de l’école, qui ont été en position de définir la façon dont le cinéma a été appelé à entrer dans les classes. Dans cette perspective, plutôt que d’instituer une nouvelle discipline, la création d’un certain nombre de dispositifs d’éducation au cinéma permettant aux élèves d’entrer directement en contact avec les œuvres, ainsi que l’intégration de l’éducation au cinéma à l’ensemble des disciplines existantes sont apparues comme la solution pour faire entrer le septième art à l’école sans courir le risque de trop l’enfermer.
Le problème est que ces choix ont freiné le processus d’institutionnalisation et qu’on observe aujourd’hui des manques – en termes de formation des enseignants, de temps consacré à un tel enseignement, de création d’épreuves terminales correspondantes…, qui expliquent la situation actuelle et la place en réalité limitée d’une véritable éducation au cinéma et à l’audiovisuel à l’école. Si l’on souhaite que cela change, le développement de la formation de l’ensemble des enseignants des disciplines traditionnelles – principalement en français, histoire et langues – est une nécessité, tout comme sa présence dans l’emploi du temps des élèves et dans les épreuves certificatives. La mise en œuvre réelle d’une éducation au cinéma ne se fera pas sans une dose minimale de disciplinarisation.
Cette institutionnalisation demande de surmonter un certain nombre de freins liés notamment à des représentations qui perdurent encore trop souvent concernant le caractère forcément sclérosant de l’école et la forme scolaire. Si elle s’avère parfois décevante, l’école demeure en effet le seul lieu qui puisse permettre l’éducation de l’ensemble des citoyens. Face aux craintes de certains cinéphiles qui se méfient de l’école et privilégient un contact direct des élèves avec les œuvres, des travaux scientifiques ont bien montré la difficulté d’accéder réellement à un champ artistique sans la présence d’un médiateur, soulignant la nécessité de la transmission de connaissances et de l’échange régulé pour permettre une réelle appropriation culturelle. L’émancipation du plus grand nombre de citoyens dans leur rapport aux images ne pourra donc se faire à grande échelle sans la médiation des enseignants. Mais pour ne pas manquer son objectif de formation du spectateur lucide et éclairé, la forme de cet enseignement et des examens qui lui seront associés devront éviter le dogmatisme de la transmission verticale d’une vérité professée par l’enseignant sur les films. Il s’agira au contraire d’envisager l’analyse filmique comme un exercice favorisant le questionnement et l’échange interprétatif au sujet des images et de leur sens, de laisser une place à la créativité dans l’expérimentation pratique de la réalisation de petits films par les élèves.
Dans un monde où les images en mouvement sont désormais omniprésentes et pour beaucoup, le principal filtre à travers lequel ils le découvrent, les écoles de nos pays démocratiques ne peuvent manquer d’accorder une place réelle à une éducation au cinéma et à l’audiovisuel devenue essentielle à la formation des citoyens de demain.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda