Ils se prénomment Ra, Culebro, Sere, Winny et Nano. Ils sont cinq jeunes garçons des rues dans Medellin aujourd’hui. Sans famille. Leur famille, c’est la bande unie par une énergie folle et une violence inouïe, seules garanties de la lutte quotidienne pour leur survie. Premières impressions qui s’imposent lorsque nous découvrons en pleine mêlée brutale les héros de «Los reyes del mundo », deuxième film de la réalisatrice colombienne Laura Mora (après son premier long métrage remarqué « Mata a Jesus »). La cinéaste ne cesse de revenir sur les fondements du pays où elle vit : une société ultra-violente, très inégalitaire, dominée par de grands argentiers, propriétaires en particulier, et soumise à un Etat incapable de faire respecter la loi face au pouvoir de gangs armés. Habitée par l’expérience si douloureuse de l’assassinat de son père sous ses yeux, épreuve transcendée par l’exercice du cinéma, Laura Mora sait ce qu’elle filme. Et en quoi son art l’engage. Cette fois-ci, sa caméra se tient aux côtés de ces cinq protagonistes, imaginés avec sa coscénariste Maria Camila Arias, incarnés par des adolescents non-professionnels, mis en confiance par un casting prolongé. Résultat époustouflant. Née au cœur de l’extrême violence urbaine, sur les traces à vive allure de cinq garçons sans attaches, la fiction nous embarque sans retour dans un voyage halluciné à travers la Colombie et ses superbes paysages ruraux jusqu’à franchir la cordillère et s’approcher de la côte. Des espaces méconnues, zones à haut risque pour nos aventuriers de fiction et l’équipe de réalisation.
En fait, au-delà du drame réaliste ‘shooté’ à l’adrénaline, Laura Mora nous offre une fable cruelle et rêveuse, donnant la place pour exister à des ‘moins que rien’, de jeunes hommes modelés par la masculinité brutale, traversés par des accès de fraternité et de tendresse, à la recherche d’un Eldorado que le pays natal leur refuse.
En route vers l’inconnu et l’espoir d’un espace de liberté
Ra, qui ne sait pas lire, remet un papier officiel à un ami de confiance plus âgé, lequel lui résume la bonne nouvelle : le document atteste de la récupération possible d’une propriété spoliée du temps des paramilitaires grâce à une loi de restitution permettant de le faire en toute légalité. Promesse faite à des milliers de familles, non tenue la plupart du temps, l’Etat se montrant incapable d’éviter les multiples recours et les appropriations sans retour.
Il n’empêche. Voici nos cinq garçons dans le vent filant vers des contrées, dans l’arrière-pays, qui leur sont totalement étrangères. Sautant pour certains à bord de gros semi-remorques et guidant de l’arrière ceux qui choisissent d’accrocher par un fil de fer leur mobylette dans le sillage du camion (puis de le dépasser dans la descente en se détachant du véhicule). Vertiges de la vitesse. Inconscience du danger. Immédiateté de la jouissance du présent.
Etranges étrangers lors d’une halte dans un sombre bar poussiéreux avec quelques consommateurs taiseux et un serveur autiste qui fait semblant de ne pas entendre la commande d’un des garçons . Ni coca ni paquet de chips pour celui qui ressort bredouille.
Ainsi commence l’expédition chaotique, rythme par les accidents de parcours des aventuriers risque-tout et inconséquents, uniquement portés par leur objectif insensé : atteindre la propriété ayant appartenu à la grand-mère (décédée) de Ra.
Vagabondage en dévalant de vastes prairies où ils jouent à faire courir des bovins et s’exercent à pincer les clôtures électriques grâce à l’habileté de l’un dont la main évite les décharges de courant. Des représailles brutales –ils sont enlevés, battus et salement ‘amochés’ par leurs agresseurs inconnus, lesquels les retiennent enfermés dans un lieu clos. D’où les prisonniers esquintés’ parviennent à s’échapper pendant la nuit. Pour reprendre leur course éperdue. Avec d’autres accrocs (tragiques, la bande s’étiole, l’un d’eux meurt à la suite d’une bagarre entre eux) ou des pauses ‘magiques’.
Havres de douceur, pauses bienveillantes, cinéma engagé
Plus nos héros s’enfoncent dans des paysages ruraux à couper le souffle, plongent dans l’épaisse forêt, traversent le nuage cotonneux et brumeux d’une ville (Ventaras) de la Cordillère) ou des terres rouges et presque désertiques, plus leurs repères s’estompent et les contours de la réalité deviennent flous. Comme si leur voyage se transformait en un ‘trip’ à la colle ou en périple initiatique leur donnant accès à des émotions inédites, loin du virilisme inhérent à leur condition masculine et à la carapace qu’ils se sont forgés pour supporter leur situation d’exclusion et de marginalité. Ainsi lors d’une escale merveilleuse au milieu de nulle part dans un bordel scintillant aux couleurs tamisées par d’aériens rideaux, des prostituées d’un autre âge les prennent doucement dans leurs bras, dansent des slows en un léger tangage accompagné de musique aux accents lyriques. Des mets délicieux leur sont servis avec attention et bienveillance, comme on rassasie des enfants aimés pour les préparer à un nouveau départ.
D’autres rares rencontrent les amènent à ralentir le rythme, à regarder autrement le monde qui les entoure. Un couple de retraités, sur le pas de la porte de leur masure délabrée, ouverte à tous vents et recouverte d’une poussière brune , font part de leurs lointains souvenirs et peut-être de la présence sur ces terres désolées des ‘ancêtres’ de l’un des visiteurs de passage. Un paysan âgé (et ses trois chiens comme seuls compagnons) suivi sur la route leur offre d’entrer dans sa bicoque sommaire. Un geste d’accueil qui se prolonge par une pause contemplative au bord de l’eau entourée de la montagne majestueux en arrière-plan, un spectacle majestueux qui les laisse songeurs et silencieux.
Nous nous en doutons. Le repos est toujours de courte durée. La quête de l’Eldorado au moment où elle paraît se concrétiser enfin n’est qu’un leurre. Et un piège mortel.
Laura Mora n’abandonne pas cependant ces enfants perdus. Elle nous conduit avec eux jusqu’aux rives de l’imaginaire, dans un espace idyllique de paix, de sécurité et de liberté où glisse doucement sur un fleuve calme une frêle embarcation transportant de jeunes passagers dont on distingue à peine les silhouette au loin.
Par l’audace de ses partis-pris, Laura Mora fabrique une mise en scène suggestive à la mesure de la place originale qu’elle donne à ces cinq protagonistes. Le montage privilégie les plans embarqués camera à l’épaule notamment enregistrant l’énergie à plein régime et la violence manifeste contenues et déployées par ces corps agiles, des moments modulés par les pulsations de la musique, relayées par les bruits urbains et la cacophonie du bitume ou les traversées en véhicules à vive allure des grandes routes ; parfois des plans fixes et contemplatifs surgissent : la bande momentanément à l’arrêt avant de nouvelles embardées. Parfois, des travellings latéraux ou des mouvements tournant de la caméra saisissent des moments suspendus, des houles de tendresse, de douceur et d’amitié. Comme peuvent saillir des sons de la nature et de rares silences en pleine campagne.
Ainsi se dessine peu à peu l’étrange expédition sans retour des orphelins colombiens, comme une exploration en profondeur de l’immense richesse d’un pays où ‘la violence et la beauté semblent confondues’ comme le souligne la réalisatrice. En tout cas, avec « Los reyes del mundo », la cinéaste façonne une fiction généreuse et radicale, où le contexte politique et social de la Colombie n’a pas besoin d’être explicitée. Rejetée habituellement ‘à l’extérieur du cadre’, abandonnée aux marges, sa bande de garçons indociles conquiert ici sur grand écran ce à quoi chacun d’entre eux aspire en secret, loin de la violence et de la solitude : un ‘chez soi’ réconfortant, un lieu où vivre en liberté, un espace où avoir l’audace d’aimer.
Samra Bonvoisin
« Los reyes del mundo », film de Laura Mora-sortie le 29 mars 23
Concho de Oro, Festival de San Sebastian, Abrazo Meilleur Film, Biarritz, 23
*=>Liens vers le dossier pédagogique, très fouillé en priorité pour élèves en Espagnol
*=>lien vers texte sur « Matar a Jesus » de Laura Mora ‘Le Film de la semaine’ du 8 mars 2019
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/05/09052019Article636929842659627010.aspx.html