Florence Girot est enseignante dans une école élémentaire lyonnaise. L’école inclusive, elle est pour mais pas lorsqu’elle se fait sans moyens, sans accompagnement, sans structures adaptées pour les élèves dont les handicaps sont difficilement conciliables avec la vie de l’école. Elle livre son témoignage et son analyse – du haut de sa longue expérience – de cette situation, et interroge la finalité d’une école inclusive à moindre coût qui fait souffrir tous les acteurs et actrices de cette inclusion – en premier lieu l’élève en situation de handicap.
Comme la plupart des citoyens, les enseignants partagent les principes d’une intégration des élèves porteurs de handicap dans l’école de la république. Ils ont signé et se sont engagés pour transmettre des valeurs d’égalité, de fraternité et de lutte contre toutes formes de discrimination. Cependant, face aux réalités du terrain, ils peuvent difficilement exercer leur pensée critique devant cette grande ambition, plébiscitée par l’opinion.
Les enseignants accueillent dans leurs classes des élèves dits « à besoins éducatifs particuliers » qui englobent une population très diversifiée – handicaps physiques, sensoriels, mentaux, grandes difficultés d’apprentissage ou d’adaptation…, des situations par ailleurs sans commune mesure, regroupées sous un même intitulé.
Des enseignants qui ne sont pas préparés et formés à la diversité des profils des élèves
La dimension du groupe classe, auquel un professeur consacre toute son attention pour sa cohésion, entre alors en tension avec les singularités de ces élèves qui nécessitent des pratiques différenciées. Les enseignants savent faire face à la grande difficulté scolaire, ils ont reçu la formation pédagogique nécessaire pour y remédier. De même, pour les handicaps physiques, moyennant des aménagements matériels ou les ENAF – élèves nouvellement arrivés en France – qui, après un parcours de vie chaotique, sont des élèves bien souvent avides d’apprendre et désireux de réussir. Or les handicaps les plus fréquents sont des handicaps qui portent atteinte aux fonctions cognitives ou au psychisme – la prévalence de l’autisme est passée de 1/2000 naissances en 1960 à 1/150 aujourd’hui, entravant plus ou moins les capacités d’apprentissage et générant des difficultés de comportement.
Les enseignants, peu ou pas formés pour la prise en charge de ce handicap – on leur refuse d’ailleurs des formations spécifiques en raison de plans de formation imposés en maths et en français – n’ont pas d’accès à des outils préconstruits, des méthodes pédagogiques ou des références d’auteurs comme point d’appui pour appréhender ces situations, ils improvisent au cas par cas et agissent de manière empirique.
Ces élèves bien souvent débordants et imprévisibles déconcertent les enseignants, génèrent une intensité émotionnelle chaque jour inédite. Ils s’interrogent sur leur capacité à intégrer ces élèves parfois violents, les exposant au risque d’une déstabilisation du groupe-classe tout entier. Dans l’urgence, ils recourent souvent à des collègues de proximité, pour gérer des débordements inappropriés et parfois dangereux – des élèves qui saccagent une classe, qui grimpent sur un rebord de fenêtre. Ils peuvent faire appel à la stratégie de l’encerclement dans les rues du quartier pour contraindre un élève fugueur à retourner dans l’école. Pour ces enfants à besoins particuliers, l’institution suggère des casques anti-bruit, un « mur des émotions », des tentes de fortune avec des tissus tendus en fond de classe pour qu’ils se sentent en sécurité ou d’appeler les pompiers.
Une école inclusive sans moyens
L’effort d’accueil des élèves handicapés qui repose désormais essentiellement sur le service public d’enseignement, est d’autant plus problématique qu’on mutualise au maximum les AESH – agents contractuels de l’État sous-payés, exploités, dispatchés sur plusieurs écoles – censés accompagner ces élèves – 3 ou 4 heures par semaine, qu’on supprime des postes dans les RASED – Réseaux d’aide spécialisée pour élèves en difficulté – et dans le secteur de la santé scolaire. Les psychologues scolaires affectés sur un nombre croissant d’écoles, ne font quasiment plus que des WISC – tests d’intelligence. Étant donné que le coût d’un accueil en établissement spécialisé est trois fois plus élevé qu’un établissement scolaire, on peut se demander si la politique d’inclusion scolaire n’est pas plutôt une politique du moindre coût qui n’a pas les moyens de son ambition.
L’inclusion s’apparente pour certains élèves à un « forçage », obligeant l’enfant différent à se comparer sans cesse à une normalité inaccessible, à maintenir les parents dans l’illusion de l’enfant « comme » les autres tandis que le discours social, dans un déni de réalité, prétend le contraire. Dans la cour de récréation, je me souviens de S, un élève en attente d’une place en IME – attente qui a duré 2 ans, ne sachant ni parler ni compter jusqu’à 3, courant le sourire aux lèvres, au milieu de ses camarades. Devant leurs sourires mi étonnés mi malicieux, s’abstenant de l’approcher ou avec réticence, tant son comportement était atypique, on pouvait surprendre dans un coin de la cour, le regard confus de son frère.
Le contexte inclusif actuel peut induire, finalement, de la souffrance : pour l’enfant à inclure, chez les autres élèves et chez les enseignants qui affrontent ces mutations sans formation et sans moyens supplémentaires. Dans le système scolaire actuel, force est de constater que la prescription louable et légitime d’inclure les élèves en situation de handicap, est en inadéquation avec les ressources matérielles et professionnelles disponibles.
Quand cessera-t-on de fermer les instituts spécialisés pour des élèves aux besoins très spécifiques, qui disposent de moyens humains et matériels sans commune mesure avec l’école publique ? Quand permettra-t-on aux enseignants un accès à un réseau de soignants – ergothérapeute, pédopsychiatre, psychologue, psychomotricien, infirmière, pourquoi pas au sein de l’école, afin de permettre à l’école de la République de réussir ce grand défi de l’inclusion ?
Florence Girot