Dans son dernier livre « Les espaces d’écoute dans l’École », Alain Noble, ancien psychologique scolaire de l’Éducation nationale, propose de repenser les entretiens avec les parents mais aussi entre les enseignants. Il répond aux questions du Café pédagogique.
Qu’est-ce qui fait défaut lors des entretiens enseignant-famille ?
L’entretien enseignant-famille n’a rien de scientifique. C’est une rencontre humaine qui demande beaucoup de tact et les variables sont nécessairement étroitement intriquées. Mais pour essayer d’en parler, je suis obligé de les décomposer. Dans un premier temps, il serait plus approprié de parler de malentendu entre les parents et les enseignants. Des chercheurs comme Lahire ont bien souligné dans leurs travaux ces malentendus tant du côté des parents que des enseignants qui reposent en partie sur l’ignorance des logiques familiales par la plupart des enseignants et sa corrélation avec le mythe de la démission parentale des classes sociales populaires. Un autre exemple qui induit des représentations néfastes dans l’abord des entretiens est la croyance très ancrée chez les enseignants que l’échec scolaire trouve son origine bien avant l’entrée de l’enfant à l’école, c’est à dire dès son plus jeune âge, au sein de sa famille.
Un autre facteur sur lequel j’insiste est celui de la méconnaissance psychologique des enjeux de l’entretien. Celui-ci est avant tout un espace projectif dans lequel le contexte a son importance. L’ambiance de la rencontre est en fonction de la raison de l’entretien et aussi de l’état émotionnel du moment pour chacun des interlocuteurs. Une autre variable des plus essentielles, détermine le cours de l’entretien est ce que l’on nomme par l’enfant imaginé pour reprendre le terme de Lebovici. Ce concept psychanalytique rend compte de l’un des enjeux le plus sensible lors des entretiens. Notons qu’il s’agit d’un aspect inconscient. Pour le dire très simplement, l’enfant est investi narcissiquement par ses parents et parler de leur enfant en difficulté est une épreuve pénible voire douloureuse. En miroir, du côté de l’enseignant, le même phénomène consiste à décrire l’élève idéalisé, celui de l’école de la République. Comme l’a très bien démontré Giust-Desprairies, face à l’hétérogénéité de la société les enseignants perdent leurs repères. Le modèle de l’élève de la République bâti sur la capacité d’apprendre et de progresser, comme le stipule clairement le code de l’éducation, ne peut plus servir de référence. Cet imaginaire républicain, universaliste représente l’épine dorsale des enseignants qui ne peuvent, ou qui ne veulent, en aucun cas s’imaginer que les enfants en entrant à l’école ont une histoire. Autrement dit, un certain nombre d’enfant ne peut endosser la blouse de l’élève, je parle ancien, tellement leur histoire pèse. Aussi, il est aisé de percevoir l’ampleur du malentendu et ce d’autant plus quand l’enseignant refuse cet écart au modèle, dénie l’altérité.
À quoi attribuez-vous ces difficultés ?
Je définirai deux axes. Le premier concerne la formation des enseignants et le deuxième est plus sociologique. Ces difficultés tiennent à ces distorsions représentationnelles, et ce en grande partie, par manque de formations plurielles s’appuyant sur différents champs disciplinaires. En effet, le discours actuel de l’institution consiste à laisser croire que la recherche fondamentale, orientée exclusivement par les neurosciences, appliquée dans le champ scolaire, apporte les solutions aux problèmes d’apprentissage. Les causes se focalisent exclusivement sur les facteurs endogènes, réduisant l’enfant à l’organe cerveau et laisse croire qu’il suffit de protocoliser pour soigner les enfants éprouvant des difficultés d’apprentissage. Les difficultés ne pourraient être dues qu’à un défaut de développement de l’enfant. Entendre que les difficultés scolaires se situent à un carrefour de variables dans lequel la neurobiologie n’est qu’une composante serait une ouverture des plus intéressantes dans l’Éducation nationale. Mais comme le soulignait Diet, la médicalisation de l’échec scolaire est inscrite dès l’origine dans l’histoire de l’école de la République et celle-là prend une nouvelle dimension idéologique en disqualifiant toute clinique pédagogique et psychologique. La parole des enseignants est dénigrée, leur marge de manœuvre est très étroite. Les enseignants sont essentiellement préparés pour être des techniciens de la pédagogie et pour travailler seul dans leur classe. Aussi, j’aimerais rappeler ce que dit Golse de l’acte d’apprendre. Il le situe à l’interface entre, d’une part, l’équipement neurobiologique et cognitif de l’individu, d’autre part, son environnement psychologique et relationnel au sens large – affectif, familial, social et culturel.
De façon plus générale, depuis les années 60, l’École est devenue un enjeu très important sur le plan de l’insertion sociale faisant que les parents sont reconnus comme co-éducateurs des enfants avec les enseignants. Cette entrée des parents dans l’institution induit une confusion des espaces social/familial et provoquer des zones de recouvrement générant des tensions dommageables entre les parents et les enseignants perturbant le développement de l’enfant qui ne repère plus l’école comme le lieu de la socialisation, de la séparation psychique de son milieu familial.
Que conseillerez-vous aux enseignants pour limiter les malentendus avec les familles.
Au-delà de s’informer, voire d’aller chercher des formations, la phrase de Golse, et aussi toute ma pratique de psychologue dans l’Éducation nationale, m’ont amené à constater que le travail des grandes difficultés d’apprentissage obligeait les enseignants à travailler avec les parents et à ne jamais rester seul. Ces deux recommandations seraient une façon de créer une zone de jonction entre les parents et les enseignants, où chacun est à sa place. La phrase de Kherroubi prend alors tout son sens : « Les parents élèvent leurs enfants, les enseignants les instruisent, et tous ensemble les éduquent. » L’application de ces deux règles amène à créer des espaces d’écoute de la parole de chacun. Mais ce n’est pas sans poser de problèmes. Dans l’Education nationale, la coopération avec les parents n’est pas coutumière et le travail en équipe, même s’il est décrété par les textes, reste peu opérant.
Vous préconisez des espaces d’écoute. De quoi s’agit-il ?
Comme je le disais, ne pas rester seul et travailler avec la famille, impliquent une ouverture d’espaces de parole dans les écoles. C’est le propos de mon dernier ouvrage où j’essaie de montrer que ces espaces de parole, et donc d’écoute de l’autre, sont essentiels pour atténuer, pour travailler les malentendus. Dans le cadre des difficultés scolaires, je définis deux espaces de paroles. L’un concerne l’entretien enseignant-famille et l’autre les concertations RASED-enseignants. Pour le premier, j’insiste, d’une part, sur les modalités de leur rencontre afin que l’école puisse rester le lieu où se joue la séparation des espaces social/famille, d’autre part, et j’en ai parlé précédemment, sur les enjeux que représente l’entretien tant du côté des parents que des enseignants. Concernant les concertations, le RASED apporte une valeur ajoutée par la relance de la pensée autour des situations d’élèves et des enseignants en grande difficulté. Ce sont des propositions de portage en commun des situations complexes. Elles se révèlent bénéfiques sur le plan narcissique et montrent l’intérêt du travail d’équipe pour la réflexivité. Tout en étant un lieu décisionnel des prises en charge des enfants, ce sont également des temps de relance subjectivante à même de créer un pas de côté sur le regard porté sur les situations. La distance apportée donne une vision plus globale débouchant sur une autre compréhension. Je souligne ici la potentialité mutationnelle dans l’apport des espaces d’écoute. Et cela participe au développement professionnel de tout à chacun. L’articulation entretiens et concertations noue avec les parents et entre les enseignants et les membres du RASED une alliance éducative à même de porter des situations complexes. Mais pour que cela soit réalisable, faudrait-il que l’institution scolaire donne les moyens, le temps, les formations nécessaires et infléchisse le rapport hiérarchique vertical vers plus d’horizontalité, dans laquelle les professionnels étayés par le portage en commun des situations, trouveraient du sens à leurs actions et gagneraient en efficacité.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
« Les espaces d’écoute dans l’École », édition Chronique sociale. ISBN 9782367178721