Comment filmer l’exil ? Rendre perceptibles à l’écran l’arrachement à la terre natale au fil d’un périlleux voyage et les terribles épreuves à surmonter pour revenir à la vie ? A travers plusieurs documentaires remarquables, Cécile Allegra, réalisatrice franco-italienne, tente de répondre à ces questions taraudantes incarnées par les expériences de migrants ayant traversé ‘l’enfer en Lybie’, notamment. Avec « Le Chant des vivants », son engagement franchit un nouveau cap. Elle décide en effet d’accompagner un groupe de migrants, venus de différents pays d’Afrique subsaharienne, survivants de la longue route, séjournant dans le village aveyronnais de Conques. Là, une association, Limbo, que la réalisatrice a contribué à créer en 2016, soutenue par les habitants bienveillants, favorise l’émergence des mots enfouis et la renaissance des corps torturés de quelques jeunes femmes et hommes éreintés. Une difficile reconstruction par la transcendance de la musique et du chant, une expérience bouleversante filmée jour après jour avec justesse et amour.
Des êtres brisés dans un espace d’apaisement et de libération
Après le voyage en bus du groupe peu bavard et son trajet dans la nuit et le brouillard, nous sommes saisis dès l’arrivée par le charme reposant du lieu d’hébergement découvert par un plan d’ensemble panoramique. Nos héros anonymes débarquent au cœur d’un village aveyronnais de verdure arborée, habité par le chant des oiseaux et le son récurrent de l’horloge de la petite Abbaye. Puis les bribes d’un échange en off nous parviennent. Une femme confie : ‘jamais je n’aurais pu imaginer que la route serait aussi dure’.
Progressivement, à travers la fluidité du filmage et le montage subtil privilégiant les plans rapprochés des visages, nous faisons la connaissance des participants à cette aventure hors du commun : Bailo, Egbal, Chérif, Anas, David, Sophia, Hervé…Ils sont jeunes (entre 20 et 28 ans), viennent respectivement d’Erythrée, du Soudan, de Somalie, de Guinée, de République démocratique du Congo. Logés dans des CADA (Centres d’accueil de demandeurs d’asile) d’Ile-de-France et du Nord, ils ont accepté de venir à Conques plusieurs fois par an pour vivre l’expérience placée sous le signe de ‘l’art thérapie’ proposée par l’association. Même s’ils restent dans l’inquiétude de l’aboutissement de leur demande d’asile en cours.
Avec le concours d’une psychologue, d’un musicien et de bénévoles, Limbo offre à ses pensionnaires provisoires un lieu d’apaisement et de reconquête de soi dans un cadre collectif où chacun s’évertue à écouter, comprendre, favoriser l’expression chez l’autre, celle ou celui qui a subi des tourments de toutes sortes, des souffrances psychiques aux tortures physiques et aux viols, dans le pays quitté ou/et ‘l’enfer de Libye’ en particulier.
Conques, lieu idéal pour se poser un moment, et l’association –dont la fondatrice est aussi partie-prenante ici-, espace de réparation des corps et des esprits abimés, nous donnent à voir, chez chacun de ces jeunes migrants en quête d’enracinement, le lent cheminement vers une mémoire emmurée et les débuts enthousiasmants d’une fragile reconstruction.
Expérience intime et collective d’une transcendance par la musique
Visiblement le premier travail des membres de l’association passe par une mise en confiance et une empathie telles que les participants parviennent à trouver des mots pour désigner, de façon elliptique, détournée ou frontale, l’horreur subie. Certains enfermés dans le déni ou le silence s’y refusent puis sont submergés par les larmes et des flots de paroles traversent leurs corps transis. D’autres encore formulent de manière lapidaire la torture ou le viol, tout en exprimant leur incompréhension radicale face au crime.
La métamorphose intérieure se prolonge lorsque les paroles ainsi engendrées vont à la rencontre des cordes vocales et des notes de musique. Dans l’atelier animé par un étonnant compositeur, Mathias Duplessy, auteur de bandes originales, capable de jouer d’instruments divers venus du monde entier (vièle, guimbarde, percussion, oud, banjo…, entre autres), chacune et chacun s’essaie au chant en dépassant la crainte de ne pas trouver l’accent ou la note juste. L’épanouissement et la joie se lisent dans les regards brillants et les corps se délient au-delà des échanges dans la campagne et des balades dans les bois alentour sous les lumières changeantes, au fil des trois saisons (sur une année ou presque jusqu’au soleil d’été).
Il est bien difficile ici de restituer l’ampleur émotionnelle des révélations auxquelles chaque protagoniste de l’aventure aveyronnaise se confronte, et qu’il nous fait partager, du traumatisme irréductible à la capacité stupéfiante à se réinventer, de la composition d’une mélodie personnelle mêlant la plainte et le rêve jusqu’à la création mise en scène -dans le bus du départ sur la route inondée d’un soleil éclatant- d’une chanson collective au refrain fracassant : ‘on est des enfants de la Terre. On est vivants ! ‘.
Ainsi, à travers « Le Chant des vivants », voyons nous ‘l’indicible remonter lentement à la surface’, selon les mots de la réalisatrice. Bien plus, le documentaire dérangeant de Cécile Allegra nous ouvre grand les yeux sur les voies empruntées -de la violence de l’exil à la jubilation en musique- par ces héros extraordinaires qui dépassent les rivages de la mort pour atteindre les territoires inquiets de la vie à rebâtir.
Samra Bonvoisin
« Le Chant des vivants », film de Cécile Allegra-sortie le 18 janvier 2023
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