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FJ- Partout dans les pays développés, on va vers une décentralisation et une autonomie accrue des établissements. C’est peut-être plus difficile en France car cela heurte la tradition nationale. Pensez-vous que ce soit incontournable ? Est-ce adapté à des structures modestes comme la plupart des collèges français ? YD- Le mouvement que vous évoquez est effectivement mondial, et ne concerne pas seulement les pays dits développés : on l’observe tout autant dans les pays émergeants, en Amérique latine ou en Afrique par exemple. Mais la décentralisation n’est pas déclinée partout de la même manière, pour des raisons de tradition ou simplement de contexte. Ici l’existence d’un Etat fort, là une constitution fédérale, autre part la pression économique. Il faut ainsi distinguer la décentralisation effective en direction des établissements, assez rare en fait, et la délégation voire la dévolution des pouvoirs du Centre à destination des régions, des départements ou des autorités locales. L’essentiel des mesures prises en France depuis vingt ans va plutôt dans le sens de la » régionalisation « , l’autonomie des établissements restant très relative et très contrôlée par leur double tutelle. C’est un moyen de limiter la concurrence entre établissements tout en établissant une instance de régulation externe plus rapprochée. Il est sûr que les établissements scolaires et spécialement les collèges sont très différents les uns des autres, par leur implantation, par leur public, par leur taille, et que l’autonomie ne peut avoir le même sens partout, d’où l’idée de plutôt mettre en place des réseaux d’établissements, ce qui faciliterait la mutualisation des ressources et permettrait peut-être une meilleure efficacité, au moins sur le plan gestionnaire. Il reste pour y parvenir à dépasser les réticences d’une partie des personnels en donnant les assurances nécessaires. FJ- Dans « Le collège unique en question », vous signalez les divergences pédagogiques d’un collège à l’autre. Ici telle filière officiellement close reste active; là c’est un dispositif nouveau (IDD par exemple) qui n’est pas mis en place. Comment analysez-vous ces divergences : résistances ? adaptations spontanées ? D’une façon plus générale, faut-il maintenir à tout prix un programme national ou doit-on aller vers des curriculums locaux ? YD- Il existe effectivement dans le monde éducatif des résistances bien connues au changement, mais je ne crois pas qu’il faille analyser de ce seul point de vue ces divergences pédagogiques, elles participent de la nouvelle culture de l’ajustement local et de la responsabilisation des personnels que l’administration centrale cherche à favoriser – pour des motifs divers, parfois estimables, parfois contestables. La latitude ainsi offerte concerne surtout l’organisation et les méthodes pédagogiques et peu les programmes, c’est-à-dire la forme bien davantage que le fond. Par ailleurs les enseignants ont toujours procédé assez librement, mais de façon individuelle, à une adaptation du curriculum officiel en fonction des classes. Rares sont ceux du reste qui connaissent vraiment les instructions officielles en vigueur au-delà de ce que proposent les manuels qui en sont déjà une première traduction. L’avenir me semble donc à plus d’honnêteté et de clarté sur ce point : d’un côté l’affichage d’objectifs nationaux précis en termes d’acquis, de connaissances, de savoir-faire, etc. d’un autre côté une liberté suffisante laissée aux établissements et à leurs personnels, c’est-à-dire à des équipes pédagogiques, pour définir les moyens d’y parvenir. A condition que des instances de conseil, de soutien et de régulation soient réellement mises en œuvre, ce qui suppose la rénovation de la formation et des missions des corps d’inspection. On continue à largement raisonner en termes de réformes des structures sans s’attaquer aux vrais écueils comme celui de la formation des enseignants, celui des modes et des moyens d’apprentissage, celui de la motivation des élèves, qui est sans doute liée à celle des professeurs. FJ- Peut-on vraiment dire de ces résistances qu’elles ne concernent que « la forme » ? Quand il s’agit des dispositifs transversaux par exemple, n’est ce pas plutôt le refus dans certains établissements d’une évolution nécessaire du métier d’enseignant ? YD- Tout dépend effectivement de ce qu’on entend par forme et par fond. Dans mon propos je n’établis pas de hiérarchie entre les deux. Bien plus, il me semble essentiel de comprendre que faire bouger la forme scolaire, au sens de la tradition de l’enseignement français et telle que Guy Vincent l’analyse dans ses ouvrages, est une véritable gageure qui peut à elle seule faire changer totalement de » paradigme éducatif « . D’où effectivement le lien à établir avec des résistances de beaucoup d’enseignants, résistances qu’il faut cette fois qualifier » de fond « . Mais il reste que les dispositifs transversaux proposés n’en sont pas encore à remettre en cause la définition et la structure des savoirs scolaires sur laquelle il faudrait pourtant s’interroger sans tabou. Dans la mesure où l’on sait combien les tentatives en la matière n’ont jusqu’à maintenant pas abouti, on peut aussi admettre que ces dispositifs sont une façon souple de peu à peu interroger les résistances de base, en particulier la crispation sur l’immuabilité des savoirs scolaires. FJ- La question est évidemment liée à celle du collège unique et de son échec dans sa forme actuelle. Mais remettre en cause le principe d’un collège unique, n’est-ce pas aller vers plus d’inégalité sociale ? YD- Une première réponse, insuffisante mais incontestable, à cette mise en question du collège unique, c’est de rappeler qu’il n’a en fait jamais existé et que, de surcroît, l’échec de la forme actuelle du collège n’est que relatif. Les analyses de Prost sur les ratées de la démocratisation sont certainement à nuancer : je me dis parfois que, face aux défis énormes qu’il a dû relever, on peut même s’étonner que le collège français n’ait pas implosé ! Il reste qu’on ne doit pas se satisfaire d’un collège qui ne parvient guère à remédier aux inégalités sociales, ainsi que les travaux récents de François Dubet et de Marie Duru le montrent sans conteste. Le problème c’est qu’on continue à largement raisonner en termes de réformes des structures sans s’attaquer aux vrais écueils comme celui de la formation des enseignants, celui des modes et des moyens d’apprentissage, celui de la motivation des élèves, qui est sans doute liée à celle des professeurs. Dans les enquêtes que nous avons réalisées dans les établissements et dans les classes, nous avons constaté très simplement que certains professeurs, sans sacrifier la qualité ni succomber à la démagogie, intéressent mieux que d’autres les élèves à leur enseignement : il ne s’agit pas là que de charisme, on ne peut attendre des enseignants qu’ils soient tous des acteurs fascinants, mais il s’agit d’abord de réflexion, je dirai même de réflexivité, de prise de distance, de remise en question. La recherche a montré aussi qu’il existe des modes d’apprentissage et des manières de faire plus efficaces que d’autres (monitorat, travail en microgroupes, valorisation des élèves…), mais les mettre en pratique ne s’improvise pas. C’est bien la formation sous ses différents modes qui peut et doit aider à progresser dans chacun de ces domaines, à la fois la formation de base, qui aide à acquérir d’emblée la capacité à la prise de distance, et la formation continue, qui permet de renouveler une pédagogie qui ne peut être immuable, mais encore le soutien ou le conseil pédagogique, à comprendre au sens d’un regard extérieur, qui permet de réguler son enseignement, sans visée de contrôle ou de notation. Les enseignants qui réussissent le mieux sont incontestablement ceux qui sont habitués à l’échange constant avec les pairs, qui sont insérés dans des groupes de formation, qui sont préoccupés de faire avancer et de renouveler leur enseignement et qui s’efforcent d’y parvenir en restant à l’écoute. Non seulement ils parviennent ainsi à faire progresser leurs élèves, mais, bénéfice immédiat, tout le monde y trouve son compte car le professeur retrouve quant à lui le plaisir d’enseigner. On ne doit pas se satisfaire d’un collège qui ne parvient guère à remédier aux inégalités sociales FJ- Le ministre s’oriente vers la sélection précoce des élèves et des filières séparées. Doit-on désespérer d’une école qui accueillerait tous les enfants ? YD- La réponse par la sélection précoce c’est malheureusement le renoncement et le refuge dans une facilité qui n’améliore qu’en apparence la situation. Elle peut cependant se justifier par un changement de conjoncture, certainement provisoire : le décalage entre le nombre des diplômés et celui des emplois équivalents offerts aux jeunes. Dans tous les cas, il me semble qu’il faut chercher ailleurs les raisons de cette fixation sur la sélection précoce : la certitude pour beaucoup que les études longues ne peuvent pas, par nature, convenir à la majorité des élèves. Or on sait très bien que la sélection précoce est largement une sélection sociale : reconstituer des filières c’est risquer de revenir au vieux clivage entre école des riches et école des pauvres. Si nous regardons autour de nous, nous verrons que le choix du collège unique et, au moins, celui de la sélection la plus tardive possible ne sont l’apanage que de quelques pays. La France, de ce point de vue, servait de référence, ce qui correspondait à sa tradition d’enseignement démocratique. On peut remettre en question ces choix anciens, mais à condition qu’on prenne vraiment la mesure de ce qu’on entreprend : d’une part en s’appuyant sur des comparaisons internationales sérieuses, et non pas en se contentant de références hasardeuses, d’autre part en mettant en place une évaluation indépendante des processus mis en place, qui ne doivent d’aucune manière être considérés comme irréversibles. FJ- La décentralisation donne de l’importance aux liens avec les collectivités locales. Dans certains cas elles ont développé des ambitions pédagogiques. Celles-ci peuvent-elles être un élément sur lesquels les établissements pourraient s’appuyer pour être plus efficaces ? YD- Certaines collectivités ont déjà beaucoup investi dans l’école, dans son équipement pédagogique, dans les actions périscolaires, avec une efficacité très inégale : la faiblesse de l’évaluation est sur ce point encore à mettre en cause, il ne suffit pas de mettre en avant l’argent ou les moyens qu’on met dans l’école, encore faut-il mesurer si ces investissements sont rentables pour les élèves. L’autre grosse difficulté tient aux risques d’inégalité d’un lieu à l’autre, à la mesure du différentiel d’investissement des collectivités : on sait, grâce aux travaux de la Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP), que les différences interrégionales sont déjà grandes en France en matière de réussite scolaire, mais on sait aussi que les collectivités qui investissent le plus ne sont pas forcément les plus riches. Il est important d’inciter départements, régions et communes à se préoccuper davantage encore d’éducation, avec leurs capacités propres d’intervention ciblée, mais à condition d’accompagner ce mouvement de la création d’une instance de contrôle et de laisser l’Etat jouer son rôle d’évaluateur, d’arbitre et, quand il le faut, d’opérateur de péréquation. FJ- Ces dernières années ont vu les fonctions des principaux et des CPE évoluer fortement. Les premiers vous semblent-ils bien préparés à une évolution vers plus d’autonomie ? Dans de nombreux pays, la fonction de CPE n’existe pas. Comment interpréter leur importance croissante ? Si on essaie d’imaginer l’avenir du collège, où seront les fonctions dirigeantes ? YD- Personne n’oserait affirmer que les principaux de collège sont convenablement préparés à prendre en charge les missions de plus en plus lourdes et variées qui incombent à la direction d’un établissement scolaire. Le recrutement est toujours aussi déficient, en l’absence d’un concours digne de ce nom, et la formation très insuffisante. Cette dernière en particulier ne donne pas aux nouveaux recrutés les compétences dont ils auront besoin pour vraiment piloter leur établissement, ce qui nécessite désormais des capacités non seulement d’organisation, mais d’analyse : l’expérience de terrain est sans doute essentielle mais elle ne prend sens que si elle est précédée et accompagnée d’une solide formation aux outils d’administration et de management, mais aussi à la psychologie et à la sociologie. J’ajouterai que les établissements sont dans l’ensemble sous-administrés, l’existence de véritables équipes de pilotage reste rare et les enseignants rechignent à participer à des tâches de coordination. C’est ce qui explique l’importance prise par les rares fonctions transversales existantes, dont celle de CPE, qui est quant à elle accrue par la préoccupation pour les problèmes de socialisation. Mais ces missions complémentaires à celle de direction stricto sensu sont également peu reconnues, symboliquement comme financièrement. Il est évident que l’avenir passe sur ce point par le partage des responsabilités : les chefs d’établissement qui s’en sortent le mieux sont ceux qui savent déléguer et sont bien entourés pour cela. La mission de pilotage d’un établissement est nécessairement collective, ce qui ne signifie pas l’indifférenciation des rôles, mais le partage clairement établi des responsabilités à la mesure des compétences de chacun. Le rôle et le fonctionnement des conseils d’administration seraient sur ce point également à reconsidérer si l’on veut qu’ils deviennent vraiment les instances locales de régulation dont les établissements ont absolument besoin. C’est pourtant en insufflant et en valorisant dès la formation initiale des connaissances transversales (sociologiques, psychosociologiques, administratives, etc.) qu’on peut espérer donner la capacité et le goût de travailler en commun et d’inscrire dans le collectif l’action individuelle FJ- Comment obtenir plus de cohérence dans l’administration pédagogique et administrative des établissements ? La culture du projet d’établissement semble avoir du mal à s’imposer… YD- Il est tout à fait exact que le projet d’établissement ne continue à intéresser qu’une minorité d’enseignants et que la plupart d’entre eux sont également peu motivés par la participation aux tâches de coordination pédagogique et a fortiori administrative. Mais qu’a-t-on fait vraiment pour les motiver et les former à cette culture ? Les tentatives pour l’instaurer dans les IUFM se sont heurtées à la vindicte des tenants des » savoirs savants » et au dénigrement de bon nombre de responsables et de politiques. C’est pourtant en insufflant et en valorisant dès la formation initiale des connaissances transversales (sociologiques, psychosociologiques, administratives, etc.) qu’on peut espérer donner la capacité et le goût de travailler en commun et d’inscrire dans le collectif l’action individuelle. FJ- De tous les enjeux du collège, la formation à l’usage des TICE n’est pas le plus mince. Quel regard portez vous sur la mise en place du B2i ? YD- Je n’ai pas d’avis informé sur la question, je ne suis pas spécialiste des TICE. D’un point de vue général, je suis évidemment conscient de leur importance et de la nécessité de former de plus en plus tôt les élèves à leur usage maîtrisé : je suis seulement gêné par le fait que le B2i valide des compétences acquises pour l’essentiel à l’extérieur de l’école, soit de façon qui peut être socialement injuste. FJ- Le débat sur le collège et l’Ecole en général est maintenant lancé. L’information du public vous semble-t-elle satisfaisante ? YD- On ne peut nier que l’école et singulièrement le collège ne soient au cœur des préoccupations des citoyens comme de leurs élus. Mais je me demande parfois si le débat est lancé sur les meilleures bases, au sens où effectivement les gens me paraissent médiocrement informés, j’entends parfois des énormités dans la bouche de spécialistes ou de responsables politiques. Il en va par exemple ainsi des propositions récentes concernant le retour aux bonnes vieilles méthodes (redoublement, séparation des sexes dans les collèges, reconstitution des filières, etc.) sans qu’aucune évaluation n’ait été faite de leur pertinence dans les conditions tellement différentes de l’école d’aujourd’hui. Je suis frappé du manque d’imagination, de l’incapacité à proposer des réponses actuelles, c’est-à-dire adaptées à ce qu’est l’école de masse. Il me semble qu’on a souhaité l’école de masse, en refusant d’assumer ses inévitables conséquences. « Le collège unique en questions » (avec un » s » qui a disparu de la première de couverture, regrettable coquille) essaie de proposer un état des lieux comme il n’en existait pas. « Le collège en chantier » plongera au cœur du volcan pour décrire et analyser ce qui s’y passe et à partir de là envisager des voies possibles d’évolution d’une forme scolaire désormais incapable de proposer un cadre propice à la réussite des élèves et à la satisfaction de leurs enseignants. Entretien : François Jarraud Yves Dutercq est sociologue de l’éducation, professeur à l’Université de Nantes. Il est notamment l’auteur de Les professeurs (Hachette 1993), Politiques éducatives et évaluation (PUF 2000) et Comment peut-on administrer l’école ? (PUF 2001). Après avoir été un des coauteurs du récent ouvrage dirigé par Jean-Louis Derouet Le collège unique en questions (PUF 2003), il achève un livre collectif Le collège en chantier, sous-titré Retour sur le collège unique, qui s’interroge en particulier sur les difficultés de la diversification pédagogique (à paraître fin 2003). Quelques liens sur l’oeuvre d’Yves Dutercq
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