Comment enseigner le français à des élèves qui, avec une histoire douloureuse et dans une situation précaire, arrivent en France pour en découvrir la langue, la culture, les valeurs et les codes scolaires ? C’est le défi que tentent de relever Laurence Kanouté au lycée Fernand Léger à Ivry-sur-Seine et Eloïse Pierrel au lycée Eugène Hénaff à Bagnolet. Elles ont ainsi amené leurs élèves allophones scolarisés en UPE2A à s’approprier trois apologues pour mener des ateliers philo, puis réaliser et diffuser des capsules vidéo sur la chaine Ado Cosmo. Outre les progrès dans le maniement de la langue, le partage des fables, des histoires personnelles et des perceptions diverses porte lui-même une forte leçon : « Il est important de respecter au maximum les cultures d’origine et de leur donner toute leur place : elles constituent en effet une richesse et un appui fort pour partir à la découverte d’une nouvelle culture. De plus, cette posture aide à prévenir les conflits de loyauté qui pourraient empêcher les élèves de s’ouvrir à l’altérité. »
L’UPE2A est une structure méconnue de beaucoup d’enseignant.es : comment fonctionne le dispositif ?
Les Unités Pédagogiques pour Elèves Allophones Arrivants (UPE2A) sont des dispositifs existant dans les premier et deuxième degrés, qui visent à accompagner les élèves récemment arrivés en France dans leurs apprentissages langagiers, mais aussi dans leur inclusion progressive en classe ordinaire. En UPE2A, l’ensemble des professeurs, quelle que soit leur discipline, prennent en charge l’enseignement de la langue de leur discipline, mais aussi les finalités de celle-ci, qui peuvent varier sensiblement d’un pays à l’autre. L’objectif est de construire les bases qui permettront une poursuite d’étude en France. La scolarisation en UPE2A dure au maximum un an (deux ans pour les élèves ayant été peu ou pas scolarisés antérieurement).
L’inclusion progressive des élèves en classe ordinaire est centrale et constitue une condition pour leur succès ultérieur. Elle commence dès le début de la scolarisation en UPE2A, avec notamment une inclusion dans les disciplines dites “sans cartable” (EPS, arts appliqués, musique), mais d’autres disciplines peuvent être envisagées de manière pertinente (LV, disciplines scientifiques). Cette inclusion implique ainsi une prise en charge par l’ensemble de la communauté éducative et pas uniquement par les enseignants de l’UPE2A.
Contrairement à ce qu’on peut souvent entendre, le professeur d’UPE2A n’enseigne pas le Français Langue Étrangère (FLE) mais le Français Langue Seconde – Français Langue de Scolarisation (FLS-FLSco) : il ne s’agit en effet pas uniquement d’enseigner la communication quotidienne, mais bien d’amener ces élèves à maîtriser le français de l’école, lequel possède des spécificités qui restent opaques y compris pour de nombreux élèves nés en France. La finalité de l’école est de permettre aux apprenants de construire leur réflexion sur le monde, ce qui va avec un usage particulier de la langue, tant du point de vue lexical que du point de vue syntaxique. Cet usage est au cœur des apprentissages que nous mettons en œuvre en UPE2A.
C’est tout l’intérêt d’enseigner en UPE2A : en apprenant à pallier les difficultés des élèves allophones, tout en explicitant le sens des apprentissages, ce sont en réalité l’ensemble des élèves rencontrant des difficultés scolaires qu’on apprend à aider. Le caractère particulier de ces dispositifs a le grand avantage d’en faire de véritables laboratoires pédagogiques.
Quels sont les profils et parcours des élèves que vous y accueillez ?
Les UPE2A accueillent des élèves allophones de plus de quinze ans, présentant une hétérogénéité extrême : tout d’abord, leur connivence avec les attendus scolaires est très variable, allant d’adolescents peu ou pas scolarisés dans leur pays d’origine à d’autres ayant été des élèves très performants. Ensuite, leur niveau en langue française est très variable : si certains sont grands débutants, d’autres peuvent disposer d’une réelle aisance, notamment à l’oral s’ils viennent, par exemple, de pays de tradition francophone. Il convient de noter qu’il n’existe aucune corrélation entre ces deux facteurs d’hétérogénéité. Ainsi, certains élèves grands débutants en français, qui comprennent les attendus scolaires, peuvent atteindre rapidement un niveau relativement satisfaisant à l’écrit en s’appuyant sur des outils appropriés (notamment le dictionnaire bilingue) tout en conservant d’importantes difficultés de communication orale. À l’inverse, d’autres présentent un bon niveau à l’oral, mais, ayant été peu scolarisés antérieurement ou maîtrisant peu les codes de l’écrit, ils peuvent peiner davantage à construire cette compétence.
Ces élèves ont eu des parcours variés. Ils proviennent de toutes les régions du monde et ont souvent en commun une expérience douloureuse de la migration, qui parfois a duré des mois ou des années. Elle est généralement liée à des difficultés d’ordre divers vécues dans le pays d’origine. Ces faits ont engendré des traumatismes plus ou moins importants chez nos élèves. En France, certains sont mineurs isolés, d’autres résidents chez des oncles, tantes ou cousins, ou avec un père ou une mère dont ils font la connaissance. D’autres encore ont migré en famille. Même dans cette configuration, il n’est pas rare qu’ils se heurtent à la précarité, notamment pour le logement. L’ensemble de ces dimensions ont une incidence importante sur les apprentissages, qu’il convient de prendre en compte.
Quelles sont vos ambitions et défis pour ces élèves qui arrivent sans parler le français, voire sans avoir été scolarisés antérieurement ?
Comme pour tous nos élèves, il s’agit avant tout de participer, à travers nos enseignements, à leur construction citoyenne et à leur épanouissement humain.
En pratique, cela implique de les accompagner au mieux durant cette année très particulière où ils découvrent la vie en France, en créant des conditions qui les aident à “poser leurs valises”, et favorisent au mieux l’apprentissage du français. Il est important de respecter au maximum les cultures d’origine et de leur donner toute leur place : elles constituent en effet une richesse et un appui fort pour partir à la découverte d’une nouvelle culture. De plus, cette posture aide à prévenir les conflits de loyauté qui pourraient empêcher les élèves de s’ouvrir à l’altérité.
D’un point de vue plus strictement scolaire, il est indispensable d’établir un diagnostic des compétences acquises et de créer les conditions permettant la poursuite des apprentissages pour tous. Pour les élèves ayant peu ou pas scolarisés, ou peu connivents avec l’école dans leur pays, il est nécessaire de les amener à comprendre les finalités des apprentissages scolaires et à s’en emparer. Ces objectifs ne peuvent passer que par une explicitation des attendus et par une différenciation des apprentissages, non seulement en français, mais dans toutes les disciplines. Il est également essentiel d’accompagner le jeune au mieux dans la construction de son projet d’avenir, à un moment de la scolarité où les échéances se rapprochent (CAP, baccalauréat, entrée dans la vie active ou dans l’enseignement supérieur).
Vous avez mené un travail avec vos élèves allophones autour de trois apologues : comment les avez-vous amenés à s’en approprier le sens ?
En UPE2A, nous nous appuyons très rapidement sur des textes littéraires. Nous ne nous interdisons pas la complexité linguistique, mais nous accompagnons les élèves dans la découverte des textes de diverses manières. L’appropriation du lexique pouvant bloquer la compréhension constitue un préalable nécessaire. Attention néanmoins, cette étape n’est pas suffisante : pour comprendre un texte, il ne suffit pas de comprendre chacun de ses mots isolément. Il est également indispensable de décoder les informations implicites, ce qu’Umberto Eco nommait les “blancs du texte”, en mettant en relation des informations du texte entre elles, ou avec des connaissances qui ne sont pas exprimées dans le texte. Dans ce but, il est notamment nécessaire d’enrichir les scripts culturels des élèves, mais aussi de travailler, en contexte, sur la structure de la langue (grammaire – syntaxe). Pour accompagner l’accès au sens global, une fois ces prérequis construits, il existe diverses possibilités : atelier de compréhension de texte, passage par le dessin (soit en partant d’illustrations pour faire formuler des hypothèses sur le texte, soit en faisant dessiner ce qu’on a compris du texte, en confrontant les dessins produits par les élèves et en leur demandant d’argumenter leurs choix), reformulation, formulation d’hypothèses de lecture…
Ces procédés peuvent être également menés de manière très profitable en classe ordinaire, pour accompagner les élèves, qu’ils soient francophones ou pas, dans la construction de leurs compétences de lecteurs.
Le travail sur l’apologue donne aussi lieu à des ateliers philo : comment mettez-vous en œuvre un tel dispositif avec des élèves dont la maitrise du français est délicate et dont varient les cultures ?
Remarquons d’abord que cette difficulté se rencontre pour tout travail mené en UPE2A, dans la mesure où nous nous situons dans l’enseignement du Français Langue de Scolarisation. Il s’agit encore une fois d’accompagner la complexité en s’appuyant sur un certain nombre de gestes pédagogiques, visant à prendre en compte l’ensemble des élèves afin qu’ils tirent tous parti de ces moments de classe, quel que soit leur niveau en français.
Il s’agit tout d’abord d’identifier les mots-clés indispensables à la construction de la réflexion, de les noter et de demander aux élèves de les traduire dans leur langue d’origine. Ensuite, tout au long du débat, il s’agit d’être vigilant à chacun. Pour les élèves les moins francophones, on peut demander, pour certaines phrases, qu’elles soient reformulées par des élèves parlant la même langue quand c’est possible, voire une langue proche (reformulation en espagnol à destination d’une élève lusophone, par exemple). Il est également possible d’appuyer les propos sur des images, choisies avant le cours, qui peuvent illustrer certains aspects d’un concept. On peut également convoquer en appui de la réflexion des citations simples de philosophes. Il est important d’interroger la place donnée aux traducteurs automatiques, car le recours à ceux-ci est fréquent et constitue la facilité, tant pour les élèves que pour les enseignants. Un écueil serait pourtant de valider un recours systématique, qui s’accompagne en effet toujours d’une absence totale d’apprentissage du français. Le traducteur peut être utilisé de manière très ponctuelle pour des phrases entières, pour lever une difficulté importante. Le reste du temps, il convient d’apprendre aux élèves à s’appuyer sur les indices pour faire des hypothèses sur le sens global : mots-clés traduits (et non phrases), images, gestuelle, contexte général du propos…
La variété culturelle présente en UPE2A, mais aussi les langues d’origine des élèves, ont constitué un levier pour nourrir la réflexion. L’histoire de Yakouba a, par exemple, permis de confronter les perceptions des élèves sur l’obligation de suivre les traditions familiales ou culturelles. Les échanges au sein de la classe ont été foisonnants, les élèves faisant référence, parfois sans s’en rendre compte, à des concepts de liberté, de respect de soi et d’autrui, de vérité. Ces échanges ont été source de vocabulaire, de patrons syntaxiques que certains élèves ont réinvesti, à d’autres moments de l’année, dans d’autres études de textes. La fable du Corbeau et le Renard, a par exemple, permis d’échanger sur les représentations animalières de la ruse. En effet, le renard n’en a pas l’apanage, l’hyène, le singe ou encore le serpent peuvent représenter ce trait de caractère dans la littérature étrangère notamment. Ces regards croisés ont favorisé l’ouverture des élèves et ont nourri leur script culturel.
Tout le travail mené autour des ateliers philo a permis aux élèves de s’approprier véritablement les enjeux des apologues, d’exprimer la manière dont ils les reçoivent et d’en débattre. Ils ont constitué un espace de dialogue entre les cultures, ainsi qu’un espace d’actualisation, notamment à travers la rencontre entre les valeurs des élèves et celles portées par les apologues.
Le travail débouche sur la réalisation de capsules vidéo sur les apologues abordés : quelles sont ici les modalités de travail ?
Le travail s’est effectué en groupe, en fonction de l’apologue choisi. Il a été l’occasion d’une initiation à la démarche de projet : les élèves ont ainsi formalisé les grandes étapes et se sont réparti le travail. Cette étape peut se faire sous forme de carte mentale. Elle constitue une occasion pour réaliser le lien avec les finalités de l’enseignement en LP, mais aussi avec la vie professionnelle. Les élèves ont ensuite élaboré le contenu des capsules (images, bande son), le montage étant pris en charge par les enseignantes. Les bandes-son ont été l’occasion d’un travail très important : entraînement à la lecture à haute voix, réflexion sur ce qu’ils souhaitaient exprimer au sujet des apologues puis expression orale, sans notes, à ce sujet.
Pour ce travail sur l’oral, les élèves se sont appuyés sur l’usage de l’enregistreur, aisé pour tous, même les plus en difficulté avec les outils numériques et réalisable à partir d’un téléphone portable. Il a pu se prolonger par l’utilisation de logiciels, sur téléphone portable ou ordinateur, permettant de revenir sur la production pour l’améliorer. Cela a permis l’élaboration de brouillons d’oral, permettant une montée en qualité progressive des productions. Comme le travail entre pairs, l’utilisation de brouillon oral a favorisé l’appropriation lexicale et son réemploi dans d’autres contextes. La réalisation de ces enregistrements constitue également une très bonne modalité pour travailler en hybride.
Les résultats obtenus, lorsqu’on visionne les capsules, peuvent sembler bien modestes. Il faut pourtant savoir qu’ils ont demandé des heures de travail aux élèves, avec de nombreux retours sur ce qu’ils avaient fait pour en améliorer la qualité. Les élèves ont montré une grande autonomie à ce stade, chaque groupe disposait d’une salle, une partie du travail a de plus été réalisée à la maison.
À la lumière de l’expérience, en quoi vous semble-t-il pertinent de travailler numériquement la langue et la littérature françaises avec des élèves qui en sont a priori éloignés ?
Nous avons la chance de travailler depuis plusieurs années dans le cadre du GRP CASNAV portant sur les usages du numérique et devenu GREID en 2020. Cela a été pour nous l’occasion de nombreuses expérimentations : en particulier, nous avons participé à l’élaboration de la chaîne Ado Cosmo, conçue par Pascale Jallerat, formatrice CASNAV. L’idée était de mettre en ligne des booktubes conçus en classe avec les élèves dans le cadre de l’émission “World Lecteurs”. Ce projet a évolué au fil du temps. Notamment, durant le confinement, nous avons pu guider nos élèves à distance pour qu’ils élaborent des émissions pour la chaîne. Cette année, le GREID CASNAV Créteil a proposé une nouvelle émission, les “World Penseurs”, pour laquelle nous avons conçu ces capsules.
La conception des booktubes a toujours été très riche en apprentissages pour nos élèves, tant sur le plan numérique que sur les plans littéraire et langagier. Elle constitue en effet une modalité extrêmement motivante pour des adolescents, susceptible de mener à une réelle appropriation littéraire, tout en développant les compétences langagières. Les élèves sont de plus particulièrement sensibles au fait que la publication des capsules permet aux membres de leur famille habitant au loin d’avoir des nouvelles de leur scolarité en France.
De plus, nous avons appliqué cette année des modalités nombreuses, s’appuyant sur certaines expérimentations que nous avions menées les années précédentes. On peut ainsi citer la classe inversée grâce à des plateformes telles que Quizinière ou Genially : avant l’étude du texte, les élèves construisent hors de la classe de pré-requis nécessaires pour comprendre le texte. Le projet a également permis de travailler l’appropriation d’outils numériques constituant une aide pour structurer sa pensée et conceptualiser : nuages de mots, cartes mentales. Ainsi, la variété des usages du numérique, s’appuyant sur le téléphone portable et sur l’ordinateur à travers divers outils, a permis aux élèves de se familiariser progressivement avec leur utilisation tout en prenant conscience de leurs intérêts.
Quels vous semblent être les points de vigilance en la matière ?
En ce qui concerne les points de vigilance, il y a tout d’abord une réflexion à construire avec les élèves sur la diffusion de vidéos en ligne : intérêt, mais aussi risques. Celle-ci peut se prolonger en EMC et permettre d’aborder des notions telles que l’identité numérique, le droit à l’image, mais aussi le cyberharcèlement. Ensuite, un accompagnement important est indispensable, dès le début de l’année, pour l’appropriation des outils numériques. Il s’agit en effet bien de construire une autonomie dans l’utilisation de ces outils, essentiels dans notre société, puisqu’un grand nombre de jeunes arrivant en UPE2A sont en situation d’illectronisme. Celui-ci est aggravé par le fait que la majorité de ce public souffre d’un manque d’équipement ou d’accès à Internet, pour raison économique. Les dotations de la Région Île-de-France en matériel informatique (tablette ou ordinateur) attribuées aux élèves entrant en lycée, ne concernent pas automatiquement les élèves d’UPE2A, ce qui est dommage.
Quel bilan tirez-vous de tout ce travail ?
Les élèves des classes concernées ont globalement connu, dans les deux classes, une forte progression, et ce quel que soit leur profil : en particulier, ceux qui étaient totalement allophones sont entrés dans l’apprentissage de la langue scolaire. Quant à ceux qui avaient été peu scolarisés antérieurement, ils se sont réellement emparés des attendus scolaires à partir du troisième trimestre. On peut faire l’hypothèse que le projet mené, dans lequel ils se sont fortement impliqués à toutes les étapes, a contribué à ce changement de posture important. Les différentes modalités d’enseignement mises en œuvre au cours de ce projet dans le cadre de deux UPE2A nous semblent pleinement transférables en classe ordinaire, où elles peuvent constituer une plus-value pour accompagner les élèves dans leur diversité. Elles sont notamment un levier pour permettre à des lecteurs précaires de construire des stratégies pour progresser dans ce domaine, mais aussi d’entrer dans l’expression orale et écrite, tout en s’appropriant les enjeux scolaires et en expérimentant la manière dont les textes étudiés en cours de lettres peuvent faire écho avec les préoccupations adolescentes et aider à se construire.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut