Anne Barrère
Université Lille 3, Profeor
Le thème de la violence scolaire recouvre aujourd’hui des catégories bien différentes, qui, lorsqu’elles sont amalgamées, risquent bien de lui faire perdre sa pertinence analytique. A côté d’actes homicidaires graves, extrêmement rares et relativement stables dans le temps, mais fortement médiatisés, d’incidents entraînant des coups et blessures, eux aussi très minoritaires (1) , le quotidien enseignant est fait plutôt de perpétuels accrocs à la paix scolaire, qui préoccupent les enseignants, alourdissent et transforment leur charge de travail. Parler de cette dernière réalité dans le vocabulaire de la première risque d’empêcher de la prendre en compte pour ce qu’elle est et d’empêcher l’analyse de l’évolution des formes de désordre scolaire dans les classes d’aujourd’hui.
En effet, lorsqu’on interroge des enseignants sur leur travail (2), et en particulier sur la gestion de classe, le vocabulaire employé est celui d’incidents, de conflits circonscrits et aléatoires qui mettent en scène, la plupart du temps un enseignant et un élève, mais aussi parfois deux élèves. Ces incidents peuvent être regroupés en trois grandes catégories : ceux qui ont pour motif le verdict scolaire sous toutes ses formes : note, appréciation, jugement scolaire oral ; ceux qui ont pour motif les modalités de l’autorité elle-même, sanctions ou manières de dire et de faire de l’enseignant pour rétablir l’ordre scolaire, enfin, ceux qui ont lieu au sein de la vie juvénile proprement dite, élève contre élève, mais que l’enseignant doit bien se décider à gérer s’il ne veut pas voir la situation empirer. Cette » ère des incidents » a sa caractéristique par rapport aux deux formes canoniques de chahut distinguées, aux tous débuts de la massification de l’enseignement secondaire par Jacques Testanière (3). Contrairement au » chahut traditionnel « , il ne s’agit pas d’un chahut ciblé sur un enseignant ou une matière en particulier, ni l’acte d’un groupe uni et soudé ; ce qui frappe en matière d’incidents, c’est que tous les enseignants en parlent, y compris ceux qui n’enseignent pas dans des établissements dit » difficiles « . Il s’agit donc d’une donne professionnelle générale. Contrairement au chahut » anomique « , fait de l’agitation plus ou moins larvaire d’élèves isolés mais aussi interprétable en terme de défaut de sens, l’incident est impossible à ignorer et il proviendrait plutôt d’un excès de sens attribué à tel ou tel acte scolaire, excès qui devient à proprement parler un excès relationnel, au lieu de pouvoir se résoudre en termes pédagogiques. L’ère des incidents est une forme individualisée de désordre qui correspond à ses conditions contextuelles d’émergence : une hétérogénéité et une diversité réelle de parcours scolaires, au sein de l’homogénéité institutionnelle suscitée globalement par l’allongement de la scolarisation.
Pourtant, face à ces récits enseignants, une remise en contexte s’impose. Le vocabulaire des incidents est sans nul doute aussi une manière légitime de s’exprimer sur des problèmes quotidiens toujours aussi tabous, et marqués d’une grande culpabilité professionnelle. D’ailleurs, le vocabulaire psychologique, voire psychiatrique des enseignants lorsqu’ils parlent d’élèves qui » déraillent » ou » pètent les plombs » correspond également, comme en miroir, à la propre traduction qu’ils font de leurs propres problèmes d’autorité, souvent interprétés comme des déficiences personnelles passagères, divorce, surmenage, ou plus stables et définitives, tenant à des traits de caractère, d’ailleurs éventuellement opposés, une trop grande rigidité comme une trop grande faiblesse pouvant être tous deux sanctionnés par les élèves. Cette réduction du désordre scolaire aux comportements pathologiques de certains élèves permet évidemment d’occulter sa propre responsabilité et de masquer les phénomènes plus stables et permanents de désordre anomique, de même que le vieux discours du charisme, toujours à l’ordre du jour, faisant porter la mise en place de l’ordre scolaire sur des qualités personnelles ou des caractéristiques privées, permet aux enseignants qui » s’en sortent » de préserver une image professionnelle avantageuse. Or, ce qui frappe dans la situation actuelle, qui n’est d’ailleurs pas propre à l’enseignement et qui s’étend à bien des activités de service, c’est la manière dont l’investissement de qualités personnelles dans le travail construit de nouveaux phénomènes de responsabilisation (4) , de dévolution aux personnes de problèmes qui pourraient et devraient être pris en charge et en compte dans l’organisation, ici, au niveau de l’établissement scolaire. Les problèmes de gestion de classe et d’ordre scolaire ouvrent ainsi sur le chantier de la construction d’une autorité collective, au niveau des équipes pédagogiques, au moins autant au travers d’une plus grande communication professionnelle sur ce type de sujets, que de la définition de repères communs, qui, vu la diversité actuelle des » styles d’autorité « , ne pourront jamais prétendre épuiser l’ensemble des cas concrets quotidiens.
Ainsi, lorsque Jean-François Marchat écrit, un peu brutalement, que lorsque » les enseignants disent qu’ils ont peur de la violence, c’est qu’ils ont la trouille du chahut (5) » , on peut penser qu’il n’a pas entièrement tort, et que la légitimité du premier thème vient souvent mettre des mots sur la quotidienneté inavouable du deuxième. Mais le mot de » trouille « , encore une fois, individualise et moralise ce qui gagnerait à être socialisé et professionnalisé bien davantage. Aujourd’hui, désormais, quelles que soient les qualités personnelles et pédagogiques d’un enseignant, il court le risque, à un moment ou à un autre de sa carrière, de les voir fragiliser par ce qui est aujourd’hui l’indice synthétique et minimal de l’échec professionnel : le désordre scolaire. Les enseignants auraient sans doute intérêt, sans doute pas au sens le plus immédiat du terme, une mutation ou des stratégies visant l’évitement de certaines classes étant à ce niveau plus efficaces, mais à moyen terme et en un sens plus collectif, à considérer cette sphère de problèmes comme un risque partagé et non plus comme une faille individuelle. On éviterait alors que des problèmes, certes préoccupants, de gestion de classe et d’autorité, ne deviennent souvent, sous des plumes ou dans des bouches polémiques ou sincèrement désespérées, des symptômes de l’effondrement de notre civilisation !
Notes :
- Pour des bilans précis et chiffrés, il faut bien sûr se référer aux ouvrages d’Eric Debarbieux, La violence en milieu scolaire, tomes 1 et 2, ESF, 1996 et 1998. – Retour
- Cet article s’appuie sur les résultats d’une enquête qualitative récente sur le travail enseignant. Pour ses résultats exhaustifs, cf Barrère A., Les enseignants au travail, Paris, L’Harmattan, 2002. – Retour
- Cf Testanière J., Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement secondaire, Revue française de sociologie, VIII, 17-33. Pour la notion d’incidents proprement dite, cf Barrère A., » Un nouvel âge du désordre scolaire : les enseignants face aux incidents « , in Déviance et société, 2002, vol 26, n°1, pp 3-19. – Retour
- Pour cette notion, cf Martuccelli D., Dominations ordinaires, Paris, Balland, 2001. – Retour
- Cité par Ballion R., La Démocratie au lycée, ESF, 1998. – Retour