Par François Jarraud
L’école est-elle prête à prendre le risque de la pédagogie de l’autonomie ? Le socle commun l’y invite qui a fait de l’autonomie une des sept compétences à acquérir. Mais le virage traditionaliste impulsé récemment semble aller en sens contraire. Pourtant la formation à l’autonomie est en accord avec l’évolution globale de la société. C’est ce que montre cet entretien avec V. Liquète et Y. Maury, auteurs d’un ouvrage sur le travail autonome.
Le travail autonome relève d’une tradition pédagogique déjà ancienne. Il a largement été supplanté par l’enseignement transmissif frontal. Qu’est ce qui aujourd’hui le rend incontournable ?
C’est dans les mouvements des écoles nouvelles (Cousinet, Freinet, Decroly, etc.) que l’idée de travail autonome a véritablement pris sa source. Auparavant, les différentes expériences d’individualisation qui avaient vu le jour, en réponse aux difficultés de l’enseignement simultané (et à l’enseignement frontal l’accompagnant), ne rimaient pas forcément avec travail autonome, mais elles ont contribué à la gestion de l’hétérogénéité. Des travaux majeurs des années 80 (Moyne, Leselbaum…) attestent de l’ancienneté de la notion. Dans les années 90, les tentatives autour des nouveaux dispositifs (TPE, ECJS, PPCP…) n’ont pas vraiment inversé la tendance d’un enseignement secondaire, fortement structuré autour de modèles de transmission frontale de connaissances. Aujourd’hui, le socle commun de connaissances et de compétences qui est la disposition phare de la loi d’orientation pour l’avenir de l’École, fait de l’autonomie un enjeu majeur et une des sept compétences que tout élève doit posséder en fin d’enseignement obligatoire. Il la présente comme la condition de la réussite de l’élève, d’une bonne orientation et de l’adaptation aux évolutions de sa vie personnelle, professionnelle et sociale.
Il apparaît en effet que dans un monde de plus en plus complexe, où les évolutions scientifiques, techniques, culturelles sont de plus en plus rapides, chaque individu sera amené à connaître différents changements au cours de sa vie (nomadisme professionnel, réactualisation permanente des connaissances et des compétences, adaptation à des environnements de travail eux-mêmes changeants…). Il doit donc développer des capacités d’adaptation et d’autonomie qui lui permettront de se réaliser et d’évoluer dans ce monde en perpétuelle mutation. C’est un enjeu de l’école de répondre à cet impératif.
Est-il plus facile à introduire au primaire ou au secondaire ? Que change-t-il dans la posture de l’enseignant ?
Il est difficile de dire si le travail autonome est plus facile à introduire dans le primaire ou le secondaire. Ce qui est certain, c’est que la gestion du temps (une heure/une classe) et le cloisonnement disciplinaire qui caractérisent l’enseignement secondaire ont pu constituer un frein à son développement. Justement, les nouveaux dispositifs développés dans les années 90 avaient pour objectif de favoriser ce décloisonnement, en même temps qu’ils offraient des plages dans les emplois du temps des élèves favorisant le travail autonome. Mais ces dispositifs qui demandent une autre organisation du temps et de l’espace sont difficiles à gérer dans le quotidien d’un établissement lorsque de telles pratiques deviennent systématiques ; chronophages, bousculant les modus vivendi, ils ont aussi un coût (financier, besoins humains et matériels…).
Pour ce qui est de l’enseignant, accompagner le travail autonome amène une redéfinition de son rôle et de ses tâches. C’est un exercice exigeant qui implique de sa part de sortir d’une posture transmissive pour créer les conditions permettant un apprentissage de l’élève par lui-même. Il se trouve dans une situation doublement paradoxale : amener l’élève à se passer de guidage au terme d’un chemin guidé (paradoxe directivité/non-directivité) ; et viser à terme son inutilité alors qu’il fait un important travail d’accompagnement (paradoxe utilité/inutilité). La formule de Jacques Tardif le décrivant comme un « provocateur de développement » semble parfaitement convenir : tour à tour, il stimule, s’effaçant pour provoquer initiative et responsabilité ; il clarifie, encourageant prise de décisions, participation, coopération ; il organise, favorisant la mise en action et les projets ; il reste à l’écoute, visant le développement des potentiels… Adopter une telle posture suppose de sa part tolérance, humilité, respect de l’élève et de ses savoirs… car c’est l’élève qui est l’acteur principal de son autonomie.
En quoi peut-on dire qu’il est lui-même un élément d’évolution du système éducatif ?
Le travail autonome bouscule les conventions établies en cassant l’organisation traditionnelle de l’école. Il émancipe l’élève et le professeur de la contrainte du rythme collectif qui demande aux rapides comme aux lents de s’aligner sur une même vitesse de travail. Il favorise de nouvelles formes de travail, notamment les méthodes et les stratégies individualisées, il valorise les démarches d’appropriation personnelle. En mettant l’accent sur la participation de l’élève à son apprentissage, il est une invitation à l’initiative et à la prise de responsabilité, tant au niveau personnel que collectif.
Comme nous le soulignons en conclusion, ces évolutions nous renseignent et en même temps nous questionnent sur la finalité actuelle de l’école, sur sa volonté de positionnement social, et sur les limites qu’elle voudra ou non franchir pour ce qui est des modalités de travail, à l’heure de la société de l’information. On peut en effet s’interroger sur la volonté des acteurs, des formateurs et des décideurs de positionner l’école autour du principe de travail autonome, compte tenu des réorganisations du système que cela implique. Le travail autonome est d’une certaine manière un révélateur : l’école est-elle prête à prendre le risque qu’une partie de ses missions lui échappe, en acceptant une remise en cause d’une partie de son champ d’actions et de contrôle social ?
Qu’est-ce qui peut aider un enseignant à viser concrètement l’autonomie des élèves dans ses classes ?
Au niveau organisationnel, créer un environnement favorable aux pratiques autonomes dans l’établissement est ce qui peut aider le plus un enseignant à viser concrètement l’autonomie des élèves dans ses classes. La création de contextes favorables passe notamment par des formes négociées et partagées entre enseignants. La possibilité de mobiliser des ensembles ingénieriques mais également des ressources variées, intégrées dans la classe, peut également contribuer à enclencher une dynamique.
Au niveau de l’enseignant lui-même, la volonté de faire réussir tous les élèves est sans doute le levier le plus important. Pour cela, avoir une bonne connaissance de soi ainsi que des modes de fonctionnement et des styles d’apprentissage de l’élève peut aider à avoir une approche plus ouverte, non normative, orientée vers un enrichissement du panel des conduites cognitives. De même, avoir mené en amont une réflexion sur les modes d’accompagnement permet d’aborder de manière distanciée la pratique et de composer avec une palette de nuances pour le suivi des élèves, entre entraînement, construction d’outils, médiation, régulation…
En quoi les TICE sont-elles particulièrement un élément qui pousse à l’autonomie?
Les technologies de l’information et de la communication participent au renouvellement des pratiques. Le travail autonome peut effectivement s’appuyer sur des dispositifs technologiques et numériques venant consolider ou/et accompagner les démarches de construction et d’appropriation des savoirs par les élèves :
– elles présentent, au départ, l’avantage d’être stimulantes pour beaucoup d’élèves : ajouter une offre technique à une situation d’apprentissage, offre des chances d’augmenter la motivation des sujets ;
– elles présentent également l’intérêt, pour ce qui est de la démarche documentaire, de mettre les apprenants en situation de questionnement, de recherche, de confrontation des informations et des points de vue ; dans ce même registre d’intention, elles peuvent permettre de conserver les diverses traces des documents produits, avant toute formalisation ou présentation stabilisée (« brouillon numérique ») et de se situer en activité de co-production et d’échange ;
– en tant qu’espaces d’expression et de communication, elles peuvent être un puissant outil de partage (de données et de visions du monde), stimulant l’expression et la créativité ;
– enfin, pour l’enseignant, elles peuvent permettre une meilleure visibilité des processus et des démarches d’apprentissage des élèves notamment sous la forme de @portfolio, de carnet de bord numérique…grâce auxquels les apprenants progressent et créent à leur rythme tout en soumettant leur(s) production(s) à l’appréciation de l’enseignant qui accompagne leur construction. D’une certaine manière, les contextes numériques de travail rendent visible une part de l’invisibilité du travail autonome et du travail scolaire.
Il y a un discours qui est critique sur ce changement éducatif. Je pense par exemple à Stéphane Bonnery. Pour lui, cette nouvelle pédagogie suppose des pratiques culturelles qui sont davantage présentes dans la bourgeoisie. L’autonomie aggraverait la sélection sociale à l’école. Que peut-on répondre à ces critiques ?
Ces critiques ne sont pas nouvelles et les questions posées sont fondamentales. Après les premières expériences de travail indépendant/autonome, des études ont remis en cause l’argument de la démocratisation par le travail autonome : Viviane Isambert-Jamati et Marie-Françoise Grospiron notamment, analysant les pratiques pédagogiques d’enseignants de français du second cycle (1976-1977), ont mis en évidence que le recours au travail autonome pour rendre l’enseignement du français moins littéraire ne suffit pas à le rendre plus démocratique ; en mettant en relation l’origine socio-culturelle des élèves et leur taux de réussite en fonction du type d’enseignement, elles ont montré que les pédagogies libertaire et moderniste, qui font une large place à l’utilisation du document, sont peu efficaces pour les enfants des milieux défavorisés ; ce sont les élèves des classes aisées et moyennes qui en tirent le meilleur profit.
Ces premières remises en cause ont contribué à une redéfinition du travail autonome : l’idée d’une autonomie encadrée s’est imposée, à l’opposé de l’idée (cf. les partisans de la non-directivité) selon laquelle le travail personnel suffirait à développer des compétences méthodologiques garantes de l’accès à l’autonomie. Le profil des élèves changent, l’appellation de « travail autonome » a été remplacée par celle de « pédagogie de l’autonomie », traduisant le passage d’une idée d’état à une idée de processus.
Ce même débat a eu lieu lors du lancement des nouveaux dispositifs, ce qui explique que les « travaux personnels » des élèves en lycée, dans le cadre des TPE, ont dès le départ été envisagés sur le mode « encadré ». Les analyses de Stéphane Bonnery renvoient, en quelque sorte, à ces mêmes questionnements.
Tous ces travaux montrent l’importance d’un accompagnement des élèves au cours du processus d’autonomisation et d’une modulation de cet accompagnement en fonction du potentiel de chacun, de manière à ce qu’aucun élève ne soit laissé au bord du chemin.
Vincent LIQUETE
(Université Bordeaux 4 – Ecole interne IUFM – Institut de Cognitique –EA 487 « Cognition et facteurs humains », Université Bordeaux 2 ; vincent.liquete@aquitaine.iufm.fr )
Yolande MAURY
(Université d’Artois – Ecole interne IUFM – GERIICO, Université Lille 3 ; yolande.maury@lille.iufm.fr )
Entretien réalisé par François Jarraud
Dernier ouvrage :
« Le travail autonome : comment aider les élèves à devenir autonome », Armand Colin, 2007, (Collection E3), 221 p.
Commander l’ouvrage
http://www.armand-colin.com/livre/289034/le-travail-autonome.php
Présentation INRP
http://www.inrp.fr/vst/Ouvrages/DetailPublication.php?id=415
L’autonomie scolaire en Europe
« Quel que soit le modèle choisi – loi générale sur l’éducation, législation dédiée ou réglementation plus souple – dans la quasi-totalité des pays, parce que décidée de façon centrale à travers des processus législatifs ou administratifs contraignants, l’autonomie s’impose aux établissements. Ce ne sont pas les écoles qui demandent d’accéder à un statut d’autonomie mais des législations qui prévoient de leur transférer de nouvelles attributions, sans qu’elles aient un droit de regard sur le processus. De fait, les établissements scolaires acquièrent de nouvelles libertés malgré eux… Cette caractéristique descendante des processus politiques d’autonomie scolaire est confirmée par l’absence de rôle moteur joué par les personnels des établissements ». Selon l’étude européenne Eurydice, l’autonomie des établissements scolaires est à fois une tendance générale en Europe et partout subie à la base.
L’étude montre aussi qu’elle est diverse. Ainsi l’achat de matériel informatique est partout autonome sauf dans quelques états européens dont la France. Cette variété se retrouve dans la gestion des enseignants, ou même le choix des chefs d’établissement. Dans 4 pays (Pologne, Portugal, Slovénie, Espagne, les enseignants sont associés à son choix. Dans la moitié des pays,le choix des enseignants relève des établissements scolaires. Enfin seulement 7 pays connaissent la publication systématique des résultats des écoles. On sait que la France devrait être le 8èmepays.
L’étude ne pose pas la question de l’efficacité de ces politiques. On pourra sur ce point consulter les travaux de N. Mons.
L’étude
http://www.eurydice.org/ressources/eurydice/pdf/0_integral/090FR.pdf
Sur le Café, La France fait-elle les bons choix ?
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/r2007_Educationbonchoix.aspx