Un deuxième trimestre de grande section en ZEP
Bernard DEVANNE,
Professeur à l’IUFM de Basse-Normandie
La publication du Journal d’une grande section en ZEP, de janvier à juin 2006, rendait l’évocation de ces deux derniers trimestres d’école maternelle moins nécessaire : on y lirait vraisemblablement les mêmes types d’activités, les mêmes compétences construites au fil des mois… Par ailleurs et surtout, la démonstration que visait cette chronique – comment, dans la continuité des deux dernières années d’école maternelle, se développent des compétences en langue écrite parce qu’elles s’enracinent dans une culture de l’écrit – me semblait maintenant réalisée pour l’essentiel. L’intérêt demeurait cependant de présenter une analyse de tous les parcours individuels, ce que je n’avais pu qu’ébaucher en 2006 dans ce Journal conçu dans l’urgence en réponse aux représentations simplistes imposées par le ministre d’alors.
Dans le contexte d’une refonte des programmes dont nous connaissons sans doute, à quelques virgules près, le texte définitif, cette publication prend une autre signification : les principes ici mis en oeuvre dans une logique d’apprentissages culturels – et les résultats que j’observe – montrent combien le retour à un enseignement mécaniste de la langue peut s’avérer catastrophique. Dans le compte rendu de juin, je montrerai par quels cheminements un enfant peut avoir appris à lire sans n’avoir jamais subi d’entraînement systématique au déchiffrement. Pour l’instant, en évitant une relation linéaire des activités du trimestre, j’organise le présent développement autour des trois points suivants :
loin de toute « leçon de mots », comment les multiples questionnements liés, dans cet exemple, à la classification des animaux alimentent, en même temps que des savoirs sur le monde, des apprentissages langagiers ;
loin de tout enseignement de la combinatoire, comment progressent les questionnements relatifs au code de l’écrit ;
en absence de toute séance dite de « phonologie », comment se comporte, fin mars, chacun de ces enfants à partir d’un questionnement « phonémique / graphémique ».
La classification des animaux : penser la complexité, entre échanges verbaux et activités d’écriture
A l’école maternelle, on élabore souvent de premières « classifications »… généralement bâties en quelques séances. On peut donc être surpris qu’un objet conceptuel comme celui-ci puisse donner prétexte à activités aussi longtemps dans l’année (un trimestre et demi maintenant) : c’est justement parce qu’il n’est en aucune manière un prétexte, parce qu’il répond toujours à des questionnements culturels, qu’il induit logiquement des réflexions individuelles, des échanges oraux, des situations de lecture et d’écriture qui font sens. C’est en cela que les problématiques d’apprentissages complexes sont pour les enfants les plus intéressantes parce que les plus authentiques.
Des activités de lecture-écriture qui prolongent, organisent, problématisent
Je rappelle que cette classe réunit des enfants de moyenne et de grande sections. L’effectif des grands s’est réduit au cours du premier trimestre et s’est stabilisé à 9 ; simultanément, celui des moyens a augmenté, portant l’effectif total à 23. A partir de recherches dans des documentaires, de visionnements d’extraits de films animaliers, des échanges sont régulièrement conduits, souvent d’ailleurs en écho à des propos spontanés. Des situations de lecture-écriture trouvent leur place à différents moments de ces élaborations cognitives, les questionnent, les font progresser.
Quelques exemples en janvier et février
> Pour approfondir la notion de régime alimentaire :
compléter des phrases du type « Le tigre mange des antilopes : _________ » (il est carnivore) ; les enfants disposent d’un tableau de ce que mangent les herbivores et les carnivores, et de quelques exemples d’énoncés complets ;
à partir de plusieurs extraits documentaires, retrouver ce que mange chaque animal, (l’extrait correspondant étant surligné – ex : « L’autruche mange des lézards, de l’herbe et des tortues ») ; c’est le début de la constitution de fiches sur les régimes alimentaires ;
à partir d’extraits sur les seuls oiseaux (à l’exclusion des rapaces), même activité pour préciser la variété des régimes alimentaires de ceux-ci ;
en prolongement de la lecture de Tous les rapaces du monde (O. Lhote, Milan jeunesse), même activité avec les mêmes objectifs, à partir cette fois d’extraits documentaires sur les rapaces ; on découvre que, si tous les rapaces sont carnivores, beaucoup d’autres oiseaux le sont également.
> Pour approfondir la notion de reproduction :
– à partir d’une photocopie de documentaires sur différents oiseaux, repérer les pontes et les écrire selon la structure « La femelle du leipoa pond… » ;
– à partir d’une représentation rudimentaire, « de l’oeuf naît le poussin »… les illustrations de l’ouvrage Mon premier livre d’insectes et d’araignées (Dee Phillips, BK France) montrent que certains animaux passent par un stade intermédiaire : les repérer, en décrire cette forme intermédiaire, élaborer un affichage ;
– à partir d’un document video montrant la naissance du kangourou, première ébauche de la notion de marsupial ; en procédant à des repérages sur des fiches consacrées aux mammifères d’Australie, établir deux listes : les marsupiaux et les autres mammifères.
On imagine sans peine que les réflexions conduites à partir de ces situations, comme à partir d’extraits de documentaires vidéo judicieusement choisis, relancent les questionnements bien au-delà de la première classification, pertinente mais sommaire, établie au terme du premier trimestre et traduite sous forme d’affichage (le nombre de pattes, le type de reproduction).
Ecrire des devinettes au mois de mars
Autre volet de la production d’écrit : dès la rentrée de mars, un projet d’élaboration de devinettes est mis en place, à destination de la classe parallèle de moyenne et grande sections ainsi que de la classe des correspondants. Des devinettes sur les animaux ont déjà été reproduites dans le Journal d’une grande section, en avril 2006. Ce projet se caractérise par une plus grande exigence sur deux plans :
d’une part, quant aux contenus informatifs, qui seront légitimement plus approfondis que ceux des devinettes de 2006 ;
d’autre part, quand à la gestion de l’information : chaque devinette est recopiée, segment par segment, sur plusieurs feuillets agrafés (¼ de format A4) ; l’auteur doit donc définir l’ordre dans lequel les informations successives devront apparaître, de la plus opaque à la plus transparente…
A plusieurs reprises, les enfants imaginent des devinettes en y incluant un nombre croissant d’informations qu’ils repérent maintenant, de façon autonome pour certains, dans des extraits documentaires. Par la suite, après avoir décidé du choix des animaux qui feront l’objet de leur livret (ils s’arrêtent majoritairement aux plus connus, les grands mammifères africains, mais pas exclusivement – cf. par exemple « la coccinelle à 22 points » !), ils élaborent individuellement leurs textes, ou plus justement l’ordre des informations qu’ils jugent pertinent. Voici la proposition de K.
Les ordres retenus sont comparés, soumis à discussion… ce qui ne conduit pas à une gestion unique (et contraignante) de la progression des informations.
c’est un mammifère | elle a 4 pattes |
il a 4 pattes | elle est herbivore |
il est orange et noir | elle vit en Afrique |
il aime les gazelles | la femelle met bas 1 petit, c’est un mammifère |
il court à 110 km/h | elle mesure 5 mètres |
il a des taches | elle est jaune et marron |
le guépard
|
la girafe |
Leçons de mots ou découverte du monde ?
L’ouvrage Hommage aux primates (Steve Bloom, Könemann éd.) a été introduit dans la classe depuis des semaines, il passionne les enfants. D’autres sujets ont été abordés plus récemment : les lémuriens, les marsupiaux. A la mi-mars, l’enseignante pose une question pour laquelle elle attend des réponses hésitantes, divergentes… qui pourront faire l’objet d’un débat.
E. : Quel est l’animal qui ressemble le plus à l’homme, qui nous ressemble le plus ?
Mu. : le chimpanzé…
Ad., N. : le gorille…
Ma. : le singe…
As. : l’orang-outan !
E. : Pourquoi ?
Ad. : parce qu’il a des mains…
Mu. : parce que ça se voit que ça ressemble à des hommes, son visage il ressemble presque aux hommes…
Ma. : il a des poils…
S. : on est carnivore et eux ils mangent des feuilles ! [la notion d’omnivore n’a pas été abordée]
N. : ils ont des pieds et des mains pour se balancer, ils peuvent manger avec les mains !
B. : ils sont des primates, ils ont des mains.
N. (geste de sauter de liane en liane) : ils font comme nous…
B. : ils font pareil, des acrobaties…
Il faut se rendre à l’évidence : il n’y a plus rien à débattre… De retour chez eux, ces enfants auront peut-être encore du mal à distinguer, lexicalement parlant, une poële d’une casserole. Mais, n’en déplaise aux initiateurs des « leçons de mots », c’est bien en manipulant des champs lexicaux comme ceux que je prends en exemple, dans des contextes culturels complexes, qu’ils progresseront simultanément dans la maîtrise du langage (et pas d’un hypothétique « vocabulaire ») et dans des élaborations cognitives qui structurent aussi leur capacité à penser. Ce sont ces échanges langagiers qui induisent des questionnements qui ne s’inventent pas, et qui feraient à eux seuls la richesse de telles pratiques : « – Le kookabura mange des souris… – Les souris, c’est des rongeurs ! – Alors, les souris, elles vont ronger l’oiseau !?! ». La réflexion qui suit cette exclamation inquiète ne porte pas sur le sens du verbe ronger (question qu’on s’est posée plusieurs semaines auparavant, à l’occasion de la lecture, dans une version du Joueur de Flûte de Hamelin, de la phrase « Mais les chats ne mangeaient pas ces rongeurs. ») ; elle porte, chacun l’a compris, sur les notions de prédateur et de proie, sur une première conceptualisation de chaînes alimentaires…
Les progrès des questionnements sur le code de l’écrit
Je rappelle que les enfants de cette classe sont régulièment mis en situation d’inventer des textes rimés : cela a été le cas précédemment à partir de différentes comptines ; c’est le cas, en ce début de trimestre, à partir de la chanson de Nino Ferrer Le téléfon. Cette production est élaborée collectivement par le groupe des grands, avec la contrainte supplémentaire de respecter le nombre de syllabes (exemple : « Rojin mange des aubergines » ne peut pas se chanter ; continuant à chercher, les enfants retiennent « Rojin aime la cantine »). L’habitude de la situation permet une réelle implication de tous, une réelle émulation dans la recherche des idées et des rimes. Une première phase d’écriture aboutit au texte suivant :
Manon, y a le téléfon…
Rojin aime la cantine
Pendant qu’Houcine saute dans la piscine
Kelly dort dans son lit
Madame Manon s’occupe du téléfon
(refrain)
Maëlle prépare Noël
Et Chona joue avec Sabrina
Sophie est très jolie
Et Djamel va vider la poubelle
Jordan aime les bananes
Et Omair veut plonger dans la mer
Baris est très très riche
Madame Manon s’occupe du téléfon
(refrain)
S’agissant plus spécifiquement des questionnements sur le code de l’écrit, voici quatre exemples illustrant des situations aussi différentes que possible.
> En liaison avec des lectures de comptines ou d’albums
Au croisement d’albums répétitifs et de comptines qui jouent sur les répétitions syllabiques, inventer à son tour de tels mots et les écrire – « bonne nuit mon loulou, bonne nuit ma laulau ; bonne nuit mon baba, bonne nuit mon chacha… ».
A partir de l’album Et moi, je fais quoi ? de John Butler (Gautier-Languereau), inventer et écrire des bruits d’animaux : « Qui fait oil oil ? c’est le lapin ! Qui fait ma ma ? c’est le koala… ». Les textes sont, comme souvent, tapés, photocopiés, font l’objet d’une relecture et, dans ce cas, d’un jeu de devinettes écrit.
> Suite à un événement fortuit
L’affiche de la seconde partie du Téléfon ayant disparu, L. et As. sont invitées à la réécrire : elles retrouvent la suite des paroles de leur création, qu’elles connaissent par cœur, et les transcrivent en se débrouillant toutes seules… (mars)
Adrien pormen son chien
et izaël tap sur raphaël
nihat mange des patates
penman s celia tartine du nutella
Mathieu et notre dieu
et Assma la copin de Laura
firdaous mange du coceco couscous
et barbara joue avec vas vanessa
> Lors de recherches explicitement orientées vers la réflexion sur le code
A certains brefs moments, il est proposé aux enfants d’essayer d’écrire, par deux, des noms d’animaux, sans se référer à un quelconque écrit ; c’est par exemple, début mars, baleine, biche, boa, cobra, lapin… écrits ce jour baln, bich, boa, chbra, lapain… L’explicitation des stratégies adoptées et la réflexion collective qui s’ensuit ne relèvent en aucune manière d’une volonté d’enseignement, elles répondent au contraire au souci légitime de faire partager les représentations de chacun à ce moment de l’année… et d’en provoquer l’évolution. Dès le mois de janvier, des affiches recueillent des groupements de mots à partir des rimes – en « ou », en « on », en « ette », en « ille », et quelques autres ; d’autres affiches voient le jour en mars, les groupements étant cette fois appuyés sur les phonèmes situés à l’attaque (par exemple, « jaune, jeudi, jacadi, jaguar, girafe, Georges, Geoffroy… »).
> La morphologie du conditionnel en situation d’écriture
Des comportements individuels nouveaux, souvent inattendus, traduisent des prises de pouvoir sur le fonctionnement de la langue écrite : à partir de Si le lit s’appelait loup de Jérôme Ruillier (Casterman), chacun doit écrire d’autres phrases de même structure, « si…, est-ce qu’il… ». Pour la première phrase, la maîtresse intervient pour indiquer dans le texte les formes écrites du conditionnel ; dès la phrase suivante, L. et As. résolvent seules leur problème : elles retournent à la phrase précédente pour retrouver et recopier la désinence :
– l’une dans l’énoncé « et si maman s’appelait Chine, est-ce qu’elle serait jaune ? »… et construit la forme aime rait ;
– l’autre dans l’énoncé « et si mon doudou s’appelait un lapin, est-ce qu’il mangerait des carottes ? »… et construit la forme mangrait.
Un bilan individuel à partir d’un questionnement phonémique / graphémique
Fin mars, l’enregistrement vidéo porte sur la séance suivante : après avoir trouvé des mots commençant par le même phonème, chaque enfant devra inclure ces mots dans des phrases (une activité similaire a déjà été conduite précédemment). Un phonème différent est proposé à chacun, certains recevant des propositions a priori plus complexes puisqu’ils sont plus avancés dans ces apprentissages. La rareté des interventions de l’enseignante rend possibles pour chacun d’authentiques prises d’initiatives. Je réserve une évaluation individuelle plus globale pour la fin de l’année, la répartition des réussites et des difficultés individuelles n’étant pas sensiblement différente de ce que j’avais signalé en décembre.
Pour K., c’est [l], puis [a]
Avec le premier phonème, elle trouve : le, loup ; puis elle se contente de reprendre l’article défini (le tigre, le chat), ce qui conduit l’enseignante à proposer un autre phonème, plus facile à identifier dans des substantifs, [a]. Elle trouve alors « à l’oreille » quelques prénoms commençant par [a] puis, s’appuyant sur des abécédaires (« Analphabêtes », « Alphabébête »), elle sélectionne les mots qui conviennent et sait écarter les intrus (autruche par exemple) ; quand elle n’est pas sûre (par exemple, aigle), elle demande à l’enseignante de lui lire le mot. Après avoir trouvé 8 mots en [a] (après les premiers en [l]), elle a encore le temps d’écrire « Assma est amoureuse d’Adrien » et de commencer une seconde phrase, « Un alligator… ».
Pour S., c’est [o]
Elle trouve orange, aubergine, puis Océane… C’est à ce stade qu’elle écrit ce que lui propose Mu. : Omair, opéra de Sidney – ce dernier connu, comme plus loin le Colisée, grâce à un « Jeu de familles » Les monuments du monde (Jeux Sylvie de Soye). Elle reprend sa recherche personnelle et perd de vue la contrainte : elle écrit ours à partir d’un album, oiseau en s’appuyant sur l’affiche de la classification zoologique… Elle n’écrit qu’une phrase, « Omair mange une orange ».
Pour Ma., c’est [m]
Elle progresse rapidement, mais l’absence de toute pratique de l’écrit en moyenne section est encore pour elle un handicap. Elle ne parvient pas à dissocier le phonème [m] d’une émission syllabique et, s’arrêtant à la syllabe [ma], elle n’écrira donc que des mots commençant comme son prénom. Elle ne commet aucune erreur (mais, à la différence de S., elle ne s’est peut-être pas trouvée devant des mots présentant de difficultés, « mau » ou « mai »…). Pour écrire « Matthieu et Maëlle font du manège », elle demande comment s’écrit font ; ne sachant pas écrire f en cursive, elle prend spontanément son alphabet, le parcourt à mi-voix, y retrouve la correspondance…
Pour Ad., c’est [?]
Compte tenu de ses difficultés, le phonème qui lui est proposé a déjà fait l’objet d’une recherche collective et d’un affichage : il y retrouve chat, chien, chameau… Puis, feuilletant un imagier, il y trouve chutes, ce qui atteste au moins d’une compétence de repérage graphique. Au fil des minutes, ses difficultés augmentent : il s’arrête à des mots commençant par la seule lettre c (crocodile). S’il est maintenant capable de trouver des rimes (quelquefois approximatives, il prononce encore très mal et a été confié à un orthophoniste), il n’en est pas encore arrivé à distinguer phonologiquement les « attaques ». En revanche, très intéressé par les recherches documentaires en classe, il ose maintenant prendre la parole et ses remarques sont de plus en plus pertinentes.
Pour B., c’est [?]
Dans un premier temps, elle aide spontanément Ad. en lui épelant chien, chameau... Puis, s’intéressant à son propre problème, elle trouve et écrit sans modèle : jaune, jeudi, je, puis repère jaguar sur l’affiche, et et prend un imagier pour écrire jupe, joue, jeu… et j’observe, j’apprends (« Mon imagier » de C. Bielenski). Elle imagine deux phrases, la première étant la plus élaborée : « jeudi avec le jaguar jaune je fais un jeu », la seconde apparemment inachevée : « j’apprends un jeu.. ».
Pour Mu., c’est [s]
Après avoir écrit serpent, cherchant mentalement, il trouve cerf et l’écrit avec un imagier. Il pense ensuite à sanglier, squelette, stylo, mots qu’il identifie dans un autre album et recopie. Il trouve scotch, mais l’imagier propose « ruban adhésif » : l’enseignante lui demande de voir si ce qui est écrit peut être « scotch », et après réflexion il n’écrit pas ces mots… Il imagine « le serpent est le copain du squelette », assisté (pour copain) d’As. et de L. qui lui soufflent en choeur c.o., puis après une brève hésitation p.i.n.
Pour L., c’est [f]
Elle écrit fille sans modèle, puis trouve successivement flamant rose, fais, et fâche : à chaque fois, elle va feuilleter dans l’espace-livres le livre dans lequel elle sait retrouver le mot, « Papa se rase » d’A. Le Saux pour le dernier exemple. Elle modifie ensuite sa stratégie et s’appuie directement sur l’imprimé, trouve falaise, fleuve, forêt… Sa voisine As. lui apporte Aboie Georges, un livre qu’elles arrivent à lire, parce que l’auteur est Jules Feiffer (L’école des loisirs) ! Elle s’arrête sur Philippe (Corentin) ; la maîtresse qui passe lui dit « Alors, Philippe, ça commence par quoi ? » ; elle la regarde, mais craignant sans doute un piège, ne recopie pas le prénom… Elle écrit trois phrases, début d’un texte répétitif ? « C’est la fraise qui mange la femelle. C’est la femelle qui mange la fraise. C’est la fée qui mange la fille. »
Pour N., c’est [g]
Il cherche longuement garçon dans un imagier, puis demande à la maîtresse : « Sûrement dans ton carnet bleu – Ah oui ! » ; il recopie garçon, puis garou, gorille… et cesse de recopier, préférant chercher « dans sa tête » ; pour chacun des mots qu’il va successivement trouver, il prononce le phonème ou la première syllabe [ga], trouve gaz, garde, gardien, gâteau… et s’empare de « Guettier » que l’enseignante relisait avec L. sur l’affiche des auteurs. Il écrit Gabriel sans modèle, en prononçant successivement [g], [a], [ri] ; pour gardien, [gar], puis demande à la maîtresse : « Tu mets un d et ça se termine comme Adrien ; – i.n ? – E : oui, i.e.n. ». Il écrit ensuite ses phrases sans aucune aide : « le garçon et grou (est gros) qui mange », « le gorille et le garde mange des gaz », « gabriel et gaz mange des gardien » (il avait déjà pris l’initiative d’utiliser des noms communs – noms d’animaux – comme prénoms).
Pour As., c’est [k]
Elle écrit certains mots sans modèle, coca… coala, Colisé ; elle cherche dans des livres les mots qui commencent par la lettre c, tout en gardant à l’esprit la contrainte phonologique : elle prononce pour elle-même [k], [k], par exemple pour cache-cache, sachant qu’elle peut rencontrer des mots en [s]. Elle imagine ensuite une première phrase avec les mots trouvés puis, oubliant la contrainte en [k], elle se lance : « c’est la femelle qui pond des oeufs » – plaisir du savoir zoologique, plaisir également de maîtriser depuis quelques jours une nouvelle structure (c’est … qui…) et de savoir l’écrire sans modèle.
Au-delà de tout ce qui a été écrit sur les nouveaux programmes, je voudrais insister sur ce que nous sommes en train de perdre de plus décisif : l’ambition, pour chaque enfant, de l’intelligence des choses. Au fil des trimestres, j’ai vu des enfants développer des questionnements authentiques et manifester, très lisiblement, une envie croissante de savoir. Cela est évidemment vrai pour des sujets qui les passionnent, comme la connaissance des animaux ; cela vaut également pour des savoirs plus complexes, plus abstraits, comme la découverte du code de l’écrit, dès lors que ces savoirs sont construits à partir d’une riche expérience des textes et de la langue. J’en ai eu l’illustration probante pendant notre dernier enregistrement vidéo : en pleine activité d’écriture, l’un lance « la vache, poil à la tache ! », les autres reprennent sans lever les yeux diverses variations empruntées à l’album Poil à l’animal (M.-H. Versini et V. Boudbourd, chez Milan) – ils ne se détournent pas une seconde de leur projet personnel, comme si le « poil au… » contribuait en premier lieu, au même titre que d’autres jeux de langue, à enrichir leur propre expérience du langage.