Des élèves d’éducation prioritaire peuvent-ils écrire la suite de l’Odysée d’Homère ? Cette « fanfiction » patrimoniale est le projet ambitieux qu’ont mené en Dordogne les 6èmes d’Amélie Mariottat au collège de Piégut-Pluviers et les CM d’Isabelle Rambeaud à Saint-Estèphe. Dans la foulée d’une chaîne radio commune, l’aventure de l’écriture collective se voit même couronnée par une édition de l’œuvre en livre papier. Le bilan s’avère positif : maîtrise des invariants de l’épopée, imprégnation de l’écriture homérique, motivation et exigence. Créativité, collaboration, ouverture : le travail mené est emblématique des projets et des valeurs que le Forum des Enseignants Innovants fait se rencontrer à chaque édition. Amélie Mariottat y a déjà participé et espère venir à l’édition 2019 tant cette odyssée enseignante lui parait stimulante : « Je conseille vivement à tous les collègues qui le peuvent de se rendre au FEI. C’est un moment de partage incontournable qui permet de voir de nouvelles pratiques et d’échanger avec des enseignants passionnés et bien souvent passionnants. »
Ecrire la suite de l’Odyssée : comment un si ambitieux projet est-il né ?
Avec les élèves de CM de notre REP, nous avons créé pour la liaison école/collège une chaîne radio sur internet, REP Radio, une chaîne qui diffuse des émissions thématiques créées par chaque classe. Nous avons donc travaillé sur les compétences orales tout au long de l’année. L’idée de la production écrite vient de ma collègue, Isabelle Rambeaud, enseignante des CM de la commune voisine à Saint Estèphe. Elle souhaitait poursuivre ce travail liaison en ajoutant une création écrite commune. Nous allions étudier l’Odyssée, très vite, elle a pensé à une suite : Télémaque part à la recherche de la Gloire pour égaler son père.
Comment avez-vous aidé les élèves à s’approprier l’œuvre d’Homère ?
Nous avons opté pour deux stratégies de lecture différentes : les 6èmes ont lu seuls une édition de poche annotée, alors que les CM étaient accompagnés lors de la lecture de leur corpus en classe. Pour toutes deux, la lecture « à la manière de l’aède » en classe a été un moyen d’entrer dans l’œuvre et de contextualiser pour donner du sens. Le travail mené en Histoire par ma collègue, Sandrine Chunlaud, a été également très précieux. Grâce notamment à des exposés, les élèves connaissaient parfaitement les monstres et figures antiques.
Le travail est mené dans le cadre d’un partenariat cycle 3 : comment l’avez-vous mis en œuvre durant ce projet ? qu’apporte une telle collaboration ?
Cette collaboration apporte du sens pour les élèves. Nous avons créé grâce à l’excellente application Fabricabrac de la BNF un monstre par groupe. Cela a été le point de départ de notre écriture, Télémaque devait combattre, dans chaque chant, un nouvel ennemi. Il fallait composer avec cette contrainte. Côté CM, ils étaient extrêmement motivés par cet échange et ont eu beaucoup de plaisir à écrire. Les élèves de 6e avaient conscience d’écrire avec les CM et avaient une exigence particulière et une volonté d’exemplarité. Nous devions être la hauteur de la publication du livre sur le papier mais également de nos co-auteurs du CM, plus jeunes.
On peut supposer que la conception et la réalisation de cette suite ont été difficiles : quelles ont été les consignes, étapes et modalités de travail ?
En 6ème, nous travaillons avec un plan de travail et de progrès « hybride » qui alterne diverses modalités pédagogiques pour varier les approches, ménager du temps et permettre à chacun de travailler à son rythme. Pour ce chapitre, nous avons commencé par étudier les monstres rencontrés dans l’Odyssée, puis nous avons travaillé sur la structure de l’œuvre, sa chronologie, les voix narratives… Puis est venu le temps de l’étude du texte au service de l’écriture. Par groupe, les élèves ont mené des lectures analytiques sur les « ingrédients de l’épopée » (la ruse, le combat, la mer et la peur, l’hospitalité, l’amour …) afin d’en faire un compte rendu oral aux camarades. L’étape suivante s’inspire du travail mené en observation réfléchie de la langue : à partir d’une caractéristique de l’Odyssée, les jeunes relevaient dans le texte, observaient, nommaient, analysaient puis créaient en prenant appui sur le monstre ou le héros. Ainsi nous avons découvert les épithètes homériques, la poésie des images avec la métaphore et la comparaison, les effets d’annonce, les vers-formules ou encore les interventions de l’aède.
Et comment s’est déroulée l’écriture elle-même ?
Après avoir créé le schéma narratif avec le groupe classe, les élèves ont pu écrire leur partie en binôme. Un tableau récapitulatif a été affiché dans la classe et distribué. De plus, une fiche de suivi du brouillon permet à chaque groupe de voir évoluer son texte après une phase d’oralisation des productions. Les élèves s’attachent à autoévaluer à chaque « jet » leur texte selon la longueur, le sens et la structure, l’énonciation et la construction dans l’espace et le temps, le contrôle de la langue et l’engagement dans la tâche. Il s’agit là d’une méthode librement inspirée de Dominique Bucheton et Eveline Charmeux.
Une fois les multiples brouillons achevés (une activité facultative est proposée aux groupes rapides qui ont déjà ajouté description et/ou dialogue), nous reprenons une configuration de classe adaptée au partage et à la lecture. Le professeur est le chef d’orchestre et lit le texte en entier, les élèves sont en cercle, au sol et écoutent pour vérifier ensemble la cohérence et la complétude du chant. Ce moment où les jeunes échangent à l’oral sur leur production, débattent sur les mots, la syntaxe et la cohérence est essentiel. Certains élèves sont mis en lumière également pour leurs compétences. C’est un moment où nous pouvons nous féliciter collectivement, un moment où le mot « classe » prend tout son sens.
Cette création collective a été éditée : comment avez-vous mené le travail de publication ? en quoi vous semble-t-il intéressant d’aller jusqu’à éditer les créations des élèves ?
Tout au long de l’année, avec les 6èmes, nous avons « édité » nos créations sur le site de Français « f2epc.fr » via notamment BookCreator, une application qui permet de créer rapidement des livres numériques. Le livre papier arrive en fin d’année comme une apothéose de ce projet global de partage et de création. L’objet livre reste un objet magique pour les jeunes qui sont très fiers de leur création.
Pour publier un livre, rien de plus simple aujourd’hui avec tous les sites d’autoédition ! J’ai utilisé « TheBookEdition, un site très facile d’utilisation où il suffit de télécharger son gabarit, de « coller » son texte ou ses images. Nous avons fait le choix d’un format livre de poche, couleur pour mettre en valeur les illustrations des élèves. Chaque livre coûte moins de 4€, le collège a fait cette dépense afin d’offrir le livre aux jeunes auteurs.
Au final, quel bilan tirez-vous de cette « fan fiction homérique » ?
Nous faisons, avec ma collègue Isabelle Rambeaud, un bilan très positif de cette expérience. Les élèves maîtrisent parfaitement les invariants de l’épopée, se sont imprégnés de l’écriture homérique, ont eu une motivation accrue et une exigence remarquable.
Nous avons proposé d’élargir ce type de projet « fan fiction » l’année prochaine à toutes les écoles de notre REP avec la création d’un livre enrichi au format papier (réalité augmentée, QR codes …) avec en amont un travail sur les stratégies de lecture, les inférences et la lecture numérique. Le thème est porteur de promesse : l’univers d’Harry Potter !
Amélie, vous avez participé plusieurs fois au Forum des enseignants innovants : en 2015 pour présenter un projet avec Marion Arnault, et en 2017 pour présenter un travail autour de l’EMI . En quoi consistaient les projets que vous êtes venue ainsi partager au Forum ?
En effet, en 2015, nous avions mené un projet pluridisciplinaire mes collègues de 6ème et surtout une autre collègue de CM Marion Arnault. Nous avions choisi le thème de la métamorphose et avions « ludifié » l’année autour de ce thème jusqu’à un séjour de découverte commun sur ce thème. Les enfants avaient adoré cette année un peu extraordinaire !
En 2016, les élèves de 3e avaient fait l’expérience du journaliste tout au long de l’année grâce à de multiples projets associés aux chapitres. Nous avions créé une web radio, un magazine, un journal, une émission TV … Nous avions également utilisé Instagram qui avait permis de mieux comprendre les enjeux de l’autobiographie tout en évoquer la question des réseaux sociaux.
Qu’est-ce que ces participations au Forum des Enseignants Innovants vous ont apporté ?
Pour être honnête, mon premier FEI m’a permis de faire une rencontre qui a beaucoup influencé ma vie professionnelle. C’était en 2014, je venais de découvrir la classe inversée grâce à Marie Soulié, j’avais fait mes premières expérimentations en m’inspirant de son blog et nous échangions par mail. Elle m’a fait connaitre le FEI et nous nous y sommes retrouvées. Elle présentait un projet web radio. Depuis, nous sommes devenues très amies et ses travaux m’inspirent toujours autant. L’année suivante, grâce à ses encouragements, je participais à mon premier FEI.
Ces participations m’ont permis de découvrir de nombreux projets et de faire le plein de bonnes idées pour ma classe. L’essentiel reste bien sûr le contact avec les autres participants avec qui nous pouvons échanger sur les questions liées à l’innovation, au numérique… Cette dynamique permet de réfléchir à ses pratiques pédagogiques, encourage à mener des recherches pour expliciter nos postures. Je suis également formatrice et ces rendez-vous me permettent de réellement questionner ma pratique et enrichissent mon point de vue.
A partir de cette expérience, que diriez-vous à un.e collègue hésitant à franchir le pas et à présenter un projet pour le prochain Forum ?
Je conseille vivement à tous les collègues qui le peuvent de se rendre au FEI. C’est un moment de partage incontournable qui permet de voir de nouvelles pratiques et d’échanger avec des enseignants passionnés et bien souvent passionnants.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Participez au Forum des enseignants innovants
L’Odyssée sur le site d’Amélie Mariottat
Le site d’autoédition « TheBookEdition »
Amélie Mariottat dans Le Café pédagogique