Fausses nouvelles, violences des propos tenus en ligne, les pouvoirs (de toutes natures) s’interrogent sur les limitations à imposer pour éviter ces dérives. Deux tentations émergent : la réglementation, la régulation technique. Dans le premier cas il s’agit de « pénaliser » les auteurs, dans le deuxième d’empêcher d’une manière ou d’une autre la diffusion de ces propos. Dans le deuxième cas s’ajoute un élément complémentaire qui est celui de la « responsabilité des tuyaux », autrement dit demander aux « transporteur » de bloquer ces données, arguant du fait qu’ils ont, par leur technique, rendu possible, aussi, ces débordements. Ce que l’on entend moins, de la part du ministère de l’éducation en particulier, c’est la volonté de relancer l’Education aux Médias et à l’Information, l’éducation au sens critique. Il est vrai que nos premières observations montrent qu’il y a une préférence par nombre d’enseignants pour l’éducation Morale et Citoyenne. Il est plus simple de rappeler les valeurs républicaines que de déconstruire l’univers informationnel et communicationnel pour apprendre à l’utiliser de manière pertinente. Les jeunes sont très souvent désignés comme particulièrement vulnérables ou amateurs de ces comportement verbaux.
Ce qui se dit des jeunes et leur comportement n’est pas nouveau :
1- Socrate (400 av JC) »Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. A notre époque, les enfants sont des tyrans. »
2 – Poterie Babylonienne (3000 av JC) » Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui seront incapables de maintenir notre culture «
3 – Hésiode (720 av JC) » je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible « .
4 – Célestin Freinet 1960 : « L’enfant de 1961. On commence à comprendre et à admettre qu’il n’est pas l’enfant de 1910, ni même de 1940. Il y a eu non seulement des changements dus à l’incidence du milieu mais une véritable mutation. C’est désormais un fossé qui sépare l’enfant véritable avec ses pensées et ses habitudes, ses connaissances, ses manies et ses perversions, de l’écolier tel que nous le voudrions. L’enfant vit dans un monde différent de celui qui nous est familier ; et c’est pourquoi nous ne parvenons que difficilement à mobiliser ses tendances et à parler un langage qui nous est commun. »
Dépasser cette critique des jeunes pour tenter de proposer des axes de travail :
– Le rapport à la loi, au règlement, est-ce un modèle éducatif ? Si l’on se fie à la manière dont sont construites les règlementations et autres lois, on peut penser qu’elles émergent des insuffisances humaines (exemple du passage à l’acte réprimé par la loi). Faut-il dire que quand on ne sait plus éduquer, il faut poser un cadre social contraignant (loi, règlement) ? La question est plutôt celle des formes de l’éducation familiale, sociale, scolaire et leurs limites en termes d’efficacité, d’efficience. Mais les responsables politiques pensent avoir intérêt à proposer des lois, car ils développent dans la population le sentiment de protection des citoyens par l’Etat. Ils ont parfois aussi l’envie d’impliquer le système scolaire sous la forme d’une « éducation à … » montrant qu’ils comprennent les difficultés éducatives (voire les incompétences) des parents. Quand les enseignants déplorent l’attitude des élèves, ils convoquent, le plus souvent, soit l’éducation parentale, soit l’influence du groupe formel et informel auxquels les élèves appartiennent. La loi ou la réglementation se révèlent donc des bases acceptées d’intervention sur ces problèmes de violence verbale.
– La régulation techno-humaine est-elle préférable ? Quand on voit le développement des métiers de modération ou d’animation web (Community manager) ou même les structures de vérifications des informations (décodeurs, et autres) on peut penser qu’il y a là une prise de conscience des fournisseurs de contenus (journaux, médias) mais aussi des responsables de sites de diffusion non ciblée (RSN, plateforme de blog etc.…). C’est pour l’instant autour de ces « modérations humaines » que le problème est souvent posé et se trouve pris en compte. Mais c’est aussi du côté des algorithmes spécialisés fondés entre autres sur des travaux en intelligence artificielle que l’on voit se tourner les plateformes géantes (Google, Facebook, Amazon…). Va-t-on passer de régulation humaine à régulation technique dans les années à venir ? Il est probable qu’un mixte des deux se mettra en place, à cause en premier lieu, des capacités de détournements dont font preuve les humains (cf. le contournement des algorithmes de Google pour les recherches)
– La régulation technique est-elle éducative ? Filtres, contrôles, font suite aux carrés blancs et autres tentatives de renvoyer aux technologies et à leurs producteurs, promoteurs, la responsabilité de réguler les usages. L’exemple de filtres de sites indésirables qui sont bloqués dans les établissements scolaires est caractéristique. Le monde scolaire reste un monde de contrôle, en amont d’un monde d’éducation qu’il est aussi. Transférer à la technique la régulation permet de dégager l’enseignant et l’élève des risques d’une perturbation indésirable par rapport à des objets de travail sélectionnés. L’école est un espace de simulation du réel, faut-il alors empêcher le réel d’y faire irruption ? dans quelle mesure ? Le risque de la régulation technique, c’est que la confiance qu’on lui accorde déresponsabilise l’enseignant, mais aussi l’élève, tout en rassurant les parents… Mais la vie ne s’arrête pas à la porte de l’école…
– Peut-on éduquer la prise de parole ? Bienveillance, empathie, pleine conscience, psychologie positive sont, parmi d’autres approches, une tentative d’humanisation des relations humaines dont on ressent qu’elles sont difficiles entre les jeunes. L’idée de la « disputatio », de la controverse ou simplement ECJS ou ECM sont de bons exemples de la conscience collective du monde scolaire face à la prise de parole. Mais là encore, la vie ne s’arrête pas à la porte de l’école et de plus la variété des modes d’expression et en particulier les vidéos laissent penser que ces dispositifs sont très relativement efficaces. A l’autre bout du système scolaire, la formation d’élèves de l’école primaire à la médiation des conflits dans l’école illustre aussi la prise de conscience du monde scolaire. Les pédagogies actives (alternatives, institutionnelles etc.…) ont montré des chemins dès le début du 20è siècle (A. Ferrière) sans pour autant atteindre leurs objectifs de pacification de la parole et de non passage à l’acte. Si les chemins traditionnels ou alternatifs semblent inopérants, on peut penser que le problème est aussi ailleurs.
L’école est une institution qui norme la parole. De par sa construction historique (en particulier religieuse) l’école organise la prise de parole et son utilisation dans la société. Il se trouve que depuis près de quarante années, en particulier sous l’effet d’une information massive et multimédia (télévision, web) la parole promue par le monde scolaire n’a plus le même écho, le même effet, la même légitimité. L’angoisse des adultes face à la violence verbale, qui semble aussi se traduire par des passages à l’acte, impressionne. De même la perméabilité de la population aux fausses informations, aux rumeurs, aux croyances, et autres théories du complot interroge. Si l’on peut croire que l’école permet de réguler ces phénomènes chez les jeunes, auprès des adultes certains pensent que seules des lois ou des dispositifs de surveillance et de contrôle peuvent limiter ces phénomènes (qui existent indépendamment du numérique bien sûr). Dans un cas comme dans l’autre, les avancées semblent vaines en regard de ce qui se voit et se lit sur Internet.
Renoncer à « éduquer la parole tout au long de la vie » serait une erreur. Encore faut-il que ceux qui la « manipulent » soient conscients que la manière dont ils prennent la parole en public en particulier est en soi éducative, éducatrice. Entendre certains discours publics est édifiant et ne rassure pas quant à la capacité des humains à refuser, contrôler, limiter leur violence verbale. Retournons à l’école ? Encore faut-il que l’école accepte d’accueillir les adultes et mettre en question sa propre maîtrise de la parole….
Bruno Devauchelle