La présidence de l’Université de Nantes a annoncé sa décision de supprimer dès la rentrée 2014 sa licence de sciences de l’éducation. Son principal argument est d’ordre budgétaire : il faut pour cela rationaliser et donc réduire l’offre. Cette licence attire cependant de nombreux étudiant, dont près de 50% de boursiers, qu’elle fait réussir et à qui elle offre de bons débouchés. Du reste l’université catholique a prévu d’ouvrir à Nantes et à la même rentrée 2014 sa propre licence de sciences de l’éducation (payante !). Quatre spécialistes internationaux de l’éducation, Philippe Meirieu, Marguerite Altet, Yves Lenoir et Philippe Perrenoud, manifestent leur incompréhension et leur inquiétude face au sabordage des études préparant aux divers métiers de l’éducation et de la formation et s’appuyant sur la recherche.
Philippe Meirieu : Qui songerait, en France, à supprimer les premières années du cursus de médecine ou de sciences politiques ?
Que dirait-on si, ici ou là, on remettait en question la licence de sciences économiques ou décidait de ne faire commencer les études artistiques qu’au niveau du master ? Nul doute que l’on crierait au scandale et que les arguments ne manqueraient pas pour souligner l’importance de ces champs disciplinaires, tant en matière d’enjeux sociaux que de transmission du patrimoine. Certes, les artisans de ces décisions ne manqueraient pas de faire valoir que la disparition des premières années d’études artistiques ne compromet nullement l’émergence d’un nouveau Van Gogh et que la suppression de la licence de sciences économiques n’a aucun effet sur l’existence et la qualité des laboratoires de recherche dans ce domaine ; ils pourraient même tenter de justifier l’abolition des premières années de médecine en proposant de faire passer tous les futurs médecins par les écoles d’infirmiers et d’infirmières et expliquer que les étudiants intéressés par les sciences politiques doivent, avant d’y accéder, faire la preuve de leurs capacités intellectuelles, en passant une licence de sociologie ou de mathématiques… Mais on imagine le tollé : « Abandon ! démission ! Risque majeur de tarissement des vocations, Retour à la sélection sociale et à l’élitisme ! etc. »
Or, comment se fait-il qu’on puisse, à Nantes aujourd’hui, ailleurs demain, supprimer tranquillement une licence de sciences de l’éducation en toute bonne conscience ? Les auteurs d’une telle décision peuvent-ils sérieusement prétendre que l’éducation n’est pas une question sociale d’importance et que l’investissement dans ce domaine est inutile ? Considèrent-ils que l’université doit désinvestir ce champ et le laisser aux échotiers qui diffusent à jet continu les pires lieux communs, quand ce ne sont pas de graves contre-vérités ? Imaginent-ils que la formation en sciences de l’éducation se réduit à la formation professionnelle des professeurs, passant ainsi par pertes et profits l’éducation familiale et l’éducation non-formelle, la formation des adultes et la dimension éducative des questions de santé publique ou de démocratie sociale ? Pensent-ils sérieusement que l’on puisse engager des études de sciences de l’éducation au niveau, déjà spécialisé, du master, sans avoir, auparavant, bénéficié d’une véritable formation épistémologique, historique, méthodologique qui, seule, donne les moyens de savoir vers quoi et sur quoi faire porter ses travaux par la suite ? À moins qu’ils imaginent que cette nécessaire préparation doive s’effectuer dans des universités ou des officines privées au seul bénéfice de ceux et celles qui peuvent se les payer ?
(Philippe Meirieu, Université Lumière Lyon Louis 2, vice-président de la Région Rhône-Alpes)
Marguerite Altet : Oui, les sciences de l’éducation existent et sont une discipline universitaire reconnue à l’international
La mise en place d’une licence de sciences de l’éducation en 1967, puis d’un cursus universitaire complet, se situe dans le courant de développement des sciences humaines et sociales et reflète une demande de distinction entre la pédagogie centrée sur l’action et une approche par les sciences humaines de l’éducation, en particulier avec les apports de la psychologie puis de la sociologie (mais aussi l’économie, l’histoire, la philosophie…).
Progressivement les sciences de l’éducation se sont constitué, par leurs recherches et leurs formations universitaires, un territoire propre autour d’objets contextualisés qu’elles traitent par des approches plurielles, avec la pluridisciplinarité, l’inter, la co-disciplinarité nécessaires autour de nouveaux concepts carrefours comme le « rapport au savoir ». Ces dernières décennies ont montré qu’il existe d’une part des objets qui nécessitent la spécificité de l’approche plurielle, pluridisciplinaire propre des sciences de l’éducation, qu’il y a d’autre part des noyaux de recherche en éducation irréductibles aux recherches des autres sciences humaines, comme les pratiques enseignantes et éducatives, l’évaluation, l’enseignement-apprentissage, la formation professionnelle, les savoirs, les didactiques disciplinaires, l’éducation familiale et à la santé, le travail social, la pédagogie universitaire….et qu’enfin il y a une façon de mener des travaux de sociologie ou de psychologie au sein des sciences de l’éducation qui se caractérise par une ouverture aux apports des autres sciences humaines dans le champ de la recherche, mais aussi par la construction d’objets spécifiques, sans oublier l’intérêt pour les différentes formes de pratique éducative.
Ainsi, en 45 ans, par les recherches menées et les cursus de formation universitaire qui ont diffusé les résultats de ces travaux, les sciences de l’éducation sont devenues des sciences matures, reconnues sur le plan scientifique international : elles se sont séparées des approches pédagogiques prescriptives ; elles ont inventé un point de vue pluriel, pluri ou interdisciplinaire sur des objets qui leur sont propres ; elles travaillent sur des zones frontières spécifiques ; elles ont construit des savoirs, des concepts propres ; elles ont développé un corpus de connaissances validées, reconnues ; elles ont rendu intelligibles processus éducatifs ; elles ont travaillé sur les rapports entre savoirs savants et pratiques. Comment alors leur interdire de poursuivre leurs avancées théoriques par de nouvelles recherches et leur diffusion dans les formations universitaires ?
(Marguerite Altet, Université de Nantes)
Yves Lenoir : L’utilitarisme à l’assaut des sciences des l’éducation
Alors qu’un débat se tenait au Québec, il y a de cela quelques années, sur la pertinence du champ de l’éducation à l’université, un humoriste québécois avait un beau soir déclaré que « les sciences de l’éducation coûtent cher ! ». Il avait poursuivi son sketch en disant qu’elles sont, comme plusieurs des formations universitaires, parfaitement inutiles, non productives, bref absolument oiseuses. « C’est vrai dans l’esprit de beaucoup de gestionnaires, politiques et autres, concluait-il, mais, ajoutait-il ironiquement, essayez l’ignorance pour voir… ». En fait, comme dans la fable de La Fontaine, il ne faisait que constater qu’un mal se répand dans le monde occidental depuis quelques décennies comme une traînée de poudre. Ce mal a un nom : l’utilitarisme ! Si tous les êtres humains cherchent à ce que leurs actes soient utiles sous divers aspects (économique certes, mais aussi politique, culturel, social, etc.), l’utilitarisme renvoie pour sa part à la recherche de l’intérêt individuel et égoïste, la dimension économique devenant alors le seul vecteur du comportement humain. Bref, la conception empiriste, sensualiste et utilitariste de la réalité humaine n’a retenu que la valeur marchande de la vie répondant aux intérêts individuels immédiats des êtres humains.
Dans cette logique une “bonne gouvernance”, qui doit assurer la gestion de la formation du “capital humain”, ne peut dès lors que faire appel à des principes d’efficience, d’efficacité, de productivité, de compétitivité, de performance, de flexibilité, de dérèglementation, maîtres-mots d’une pensée entrepreneuriale qui a envahi les systèmes éducatifs occidentaux, incluant au premier chef les universités. Ainsi, sur le plan éducatif en France, au lieu de la logique républicaine qui prenait appui à la fois sur l’humanisme et l’universalisme transcendantal et qui prônait une éducation à caractère émancipateur fondée sur l’acquisition du savoir issu des disciplines scientifiques et soutenue par la raison, tout comme dans les pays anglo-saxons les universités françaises se voient emportées par le maelstrom de la globalisation néolibérale qui finalise l’instrument – le processus éducatif – et instrumentalise la finalité – s’insérer dans le marché et ses “lois” – en la détournant de ses fins humaines et sociales. Vont-elles, elles aussi, vers un naufrage, occultant et excluant les capacités de penser, de produire et de réfléchir de la culture ? Les perspectives économiques actuelles mises en œuvre par les organisations, y compris l’université qui a abandonné bien davantage le modèle institutionnel pour adopter le modèle organisationnel, ignorent systématiquement les coûts sociaux des politiques mises en œuvre, par là les dégâts à long terme qu’elles suscitent tant dans la vie quotidienne des êtres humains que dans la vie intellectuelle des sociétés.
Dans une éducation utilitariste qui s’épanouit, centrée sur la fonction d’acculturation à une économie de marché, le principe de l’humanisme a été remplacé par celui du professionnalisme, ce que les Étatsuniens ont appelé à la fin du XIXe siècle le vocationalism. Les systèmes d’enseignement actuels sont régis comme des “entreprises de services”, de marchandisation du savoir, qui doivent fonctionner selon les “règles” économiques du marché. La fonction de l’institution scolaire s’est transformée pour substituer une démocratie de consommateurs à une démocratie de citoyens, ces derniers se réduisant à des individus isolés soucieux de leur seul confort économique.
Si nous ne rejetons nullement la professionnalisation des métiers, ce qui dans le champ de l’éducation, revient en France aux Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE, les ex-IUFM), il nous paraît tout à fait légitime de nous inquiéter profondément au regard de décisions qui conduisent à éliminer de la formation universitaire, aujourd’hui les sciences de l’éducation, demain très possiblement d’autres champs disciplinaires jugés non productifs et non pertinents. Un tel choix, dramatique, n’est pas innocent. Ce qui est banni de l’université, c’est la conception même de l’université, c’est-à-dire cette idée d’une prise en charge réflexive d’un idéal de civilisation à orientation universaliste qui requiert la transmission critique des acquis essentiels du passé et la synthèse rigoureuse des nouveaux savoirs qu’elle a produit.
(Yves Lenoir, Chaire de recherche du Canada sur l’intervention éducative, Université de Sherbrooke)
Philippe Perrenoud : Pourquoi prendre le risque de dissocier les professions et les sciences de l’éducation ?
Pourquoi regrouper dans une unité de sciences de l’éducation des disciplines qui pourraient vivre leur vie séparément ? La première raison est épistémologique : cette cohabitation favorise des programmes de recherches portant sur des objets complexes qui relèvent de la psychologie, de la sociologie, de l’histoire, de l’économie, de l’anthropologie, de la démographie. En éducation, ces objets complexes sont multiples, par exemple l’échec scolaire, le désir d’apprendre et le rapport au savoir, la division du travail éducatif entre la famille et l’école, l’articulation entre la formation et l’emploi.
Cette seule raison pourrait suffire, mais on peut objecter que les recherches interdisciplinaires n’exigent pas la création d’unités d’enseignement et de recherche, qu’il suffit d’organiser et de soutenir des projets ou des laboratoires de recherche. On peut rétorquer que la recherche universitaire sans la formation est contraire à l’idée que les professeurs des universités sont des enseignants-chercheurs. Toutefois, rien n’empêche les psychologues, les sociologues, les économistes qui collaborent, par exemple, dans une recherche sur l’absentéisme scolaire, ses raisons et ses coûts, d’ être des enseignants-chercheurs, les uns enseignant à des psychologues, les seconds à des sociologues, les troisièmes à de futurs économistes… Ont-ils besoin d’enseigner à des étudiants de science de l’éducation ? Et a-t-on besoin de chercheurs qui ont une licence, un master, un doctorat de sciences de l’éducation ? Certes, ces cursus formeront des gens maîtrisant plusieurs sciences humaines et sociales s’intéressant à l’éducation. Mais les maîtriseront-ils à un assez haut niveau pour faire de la recherche de niveau universitaire ? Et sinon, à quels emplois ces diplômés pourront-ils prétendre ?
Lorsqu’une université envisage de créer une unité d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation, ces questions doivent être posées. Et lorsque l’existence même de ces unités ou de certains de leurs cursus est menacée, ces questions doivent recevoir des réponses crédibles. Mieux vaudrait qu’elles soient élaborées tranquillement plutôt qu’improvisées au moment d’une crise.
Idéalement, bien sûr, tout cursus universitaire est défendable du seul fait qu’il oeuvre à développer et transmettre des connaissances. Mais il serait absurde de refuser toute logique économique. Lorsqu’on n’a pas les moyens de toute faire, que retenir en priorité ? Une chose est sûre : au sein des universités et dans la société, les rapports de force ne sont pas favorables aux sciences de l’éducation, du moins si leur seule légitimité est d’apporter des connaissances. Aussi longtemps qu’elles ne contribuent pas à former et à éclairer les professionnels de l’éducation, leur existence est fragile. S’y impliquer par pure tactique ferait long feu. Je crois au contraire que la recherche a tout à y gagner si l’on forme les professeurs comme des intellectuels et des praticiens réflexifs.
Dans certains pays, on a confié la formation des enseignants, des cadres scolaires, des éducateurs spécialisés et des formateurs d’adultes aux facultés de sciences de l’éducation ou à des hautes écoles qui s’en rapprochent. Dans d’autres, on a au moins fortement impliqué les sciences de l’éducation dans la conception et dans le fonctionnement des formations des professionnels de l’éducation. La France est à cet égard une exception. Pourquoi ? La responsabilité me semble partagée entre IUFM et Université. Au moment de la renaissance d’une formation professionnelle des professeurs, rien ne semble avoir changé : quand finira-t-on par comprendre que s’intéresser aux pratiques professionnelles et former des professionnels est un moteur de la recherche fondamentale plutôt qu’une aliénation de la liberté académique ?
Il faut dire aussi que le Ministère de l’éducation et les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) n’ont rien fait pour impliquer davantage les sciences de l’éducation. C’est le paradoxe de l’universitarisation des IUFM : leur intégration aux universités ne les a pas rapprochés des sciences de l’éducation. Nombre de formateurs des IUFM n’avaient pas une identité et une formation de sciences de l’éducation, mais une identité et une formation dans une des disciplines enseignées à l’école, au collège ou au lycée (mathématique, biologie, géographie, etc.). Ceux qui ont rejoint l’université et y sont encore ont plus de liens avec leur UFR disciplinaire qu’avec les sciences de l’éducation. Les enseignants-chercheurs des UFR de sociologie, de psychologie, d’histoire, s’ils veulent intervenir dans la formation des professeurs, n’ont pas intérêt à une forte articulation entre formation des professeurs et sciences de l’éducation. Quant à la formation aux autres métiers de l’éducation, elle est revendiquée par d’autres UFR, la psychologie pour l’éducation spécialisée, les sciences du travail ou les sciences sociales pour la formation des adultes. A moins qu’elle ne soit contrôlée en ligne directe par le Ministère, comme c’est le cas des inspecteurs et des chefs d’établissement, alors que ces professionnels sont formés par l’université dans d’autres pays (cursus en administration scolaire par exemple).
Pourquoi les professionnels se sentiraient-ils concernés par le sort des sciences de l’éducation alors qu’elles occupent une place marginale dans leur formation ? Les diatribes des antipédagogues ont plutôt renforcé l’idée qu’avec une bonne maîtrise des savoirs à enseigner, un certain sens de la communication, un peu de bon sens et un brin d’autorité « naturelle » ont pouvait se passer de connaissances en sciences sociales et même en psychologie de l’éducation. Les sciences de l’éducation ont une place mineure dans la culture la majorité des professeurs, ce qui n’empêche pas le dédain, au nom de l’esprit de géométrie des sciences dures ou de l’esprit de finesse des littéraires…
Dans un pays dont les dernières enquêtes internationales mettent en évidence l’efficacité très moyenne du système éducatif et son caractère très inégalitaire, former des professeurs aussi ignorants des sciences de l’éducation, n’est-ce pas suicidaire ? N’est-il pas urgent de les former mieux à garantir les apprentissages des élèves, en particulier ceux qui n’apprennent pas tout seuls, en développant des stratégies pédagogiques et des dispositifs didactiques susceptibles de donner du sens au travail et aux savoirs scolaires, donc de combattre les résistances ou l’indifférence d’une partie des élèves. Or, comment concevoir ces stratégies et ces dispositifs sans en savoir bien davantage sur les mécanismes de développement et d’apprentissage et sur les dispositions, les contextes, les cultures, les conditions de vie qui les influencent ?
Aussi longtemps que sciences et professions de l’éducation ne seront pas plus étroitement associées, les premières resteront fragiles, les secondes moins efficaces qu’elles ne pourraient et devraient l’être. Mais leur dissociation, fruit d’une histoire et d’une culture qui ont mis le savoir au centre, sert aussi des intérêts particuliers (académiques, idéologiques, syndicaux, corporatifs, disciplinaires…), au nom desquels nombre d’acteurs influents tentent tente d’empêcher tout changement.
Savoir qu’une société va dans le mur l’empêche-t-il d’y aller ? Qu’il s’agisse du chômage, de la violence, de l’énergie, de la pollution, de la pauvreté, on voit bien que la préservation des intérêts particuliers l’emporte, en dépit du bon sens le plus élémentaire, sur le souci du bien commun et de l’avenir. Pourquoi l’éducation ferait-elle exception ? Que la gauche soit au pouvoir change-t-il la donne ? Elle peut sans doute, mieux que la droite, entendre les chercheurs, les formateurs et les professeurs qui pensent que les sciences de l’éducation ne sont pas un luxe. Encore faut-il, pour être entendus, qu’ils s’expriment haut et fort…
(Philippe Perrenoud, Université de Genève)