Le Ministère de l’Education Nationale (MEN) a proposé à la fin de l’été à tous les enseignant-e-s des « évaluations diagnostiques » destinées aux élèves entrant en CP, évaluations qui sont maintenant accessibles à tous sur le web. Il ne fait pas de doute qu’évaluer les capacités des enfants est très important. Le MEN défend maintenant, et à juste titre, une approche des questions éducatives davantage éclairée par les résultats des travaux de la recherche (1) . Cependant, l’analyse de ces évaluations révèle de sérieux problèmes quant à leur validité scientifique et pédagogique. De plus, en raison de leur nature, elles risquent de provoquer dans la communauté enseignante un rejet du principe même de l’évaluation.
Une évaluation sans repères
Le premier problème concerne le but affiché de ces « évaluations diagnostiques CP » : faire ressortir les élèves ayant (ou risquant d’avoir) des difficultés de lecture afin de pouvoir les aider, et l’absence de données indiquant, pour chaque exercice mis à disposition des enseignants, comment se comportent « normalement » les enfants de ce niveau scolaire scolarisés en France. Cette absence de « repères statistiques » ne permet pas de « diagnostiquer » (ou plutôt de repérer) les capacités déficitaires qui doivent être travaillées en priorité chez les enfants susceptibles de rencontrer des difficultés lors de l’apprentissage de la lecture ou du nombre. De plus, il n’est pas précisé comment les enseignants vont être formés, et accompagnés, dans cette tâche, en particulier à la compréhension de l’outil et des exercices sélectionnés, aux conditions de passation, et à l’interprétation des résultats, ce qui est primordial pour un usage raisonné et utile d’un véritable « outil diagnostic ».
Des épreuves non pertinentes
Le second problème concerne la pertinence du contenu des épreuves. D’après des travaux de recherche sur les débuts de l’apprentissage de la lecture (2), cinq capacités permettent de prédire en grande partie le futur niveau de compréhension écrite. Il s’agit, d’une part, du niveau de compréhension orale d’énoncés et de mots, de celui du décodage (utiliser les correspondances graphème-phonème pour lire des mots isolés) et de deux capacités reliées : celle qui permet d’isoler les phonèmes dans un mot (comprendre qu’il y a 3 phonèmes dans le mot tour qui correspondent aux graphèmes t+ou+r), la « conscience phonémique », et le niveau de pré-lecture, souvent évalué par la lecture de syllabes simples (la, bon, feu, bol…), voire la connaissance du son des lettres.
Dans ce cadre de référence, l’examen des « Evaluations diagnostiques CP » montre que sur 13 exercices proposés, seulement 3 portent sur la compréhension du langage oral (au niveau du mot, de l’énoncé et du texte) et 2 sur le décodage, 7 des 8 autres exercices posant des problèmes sérieux.
– C’est le cas du premier exercice sur les concepts du lexique propres à l’écrit (lettres, mots, phrases), une capacité qui n’est pas, à notre connaissance, un prédicteur du futur niveau de lecture. Or sur les 38 items codés pour l’ensemble de l’évaluation, 9 portent sur cet exercice, contre seulement 6 pour la compréhension et 8 pour le décodage.
– Deux autres exercices sont centrés sur le nom des lettres. Or pour écrire la majorité des symboles représentant les voyelles du français, il faut soit deux lettres (ou, eu, an, in, on, un), soit une avec un signe diacritique (é, è). De plus, seul le nom des consonnes est utilisé dans ces exercices. Etant donné que, dans l’alphabet, ‘p’ se dit pé, pays peut s’écrire PI, et Hélène, LN. Pour ces raisons, c’est le son des lettres qui compte, leur nom pouvant entraver l’apprentissage de la lecture-écriture, ce que les auteurs de la grammaire de Port-Royal avaient souligné il y a trois siècles (3).
-Enfin, la plupart des items des 4 exercices sur la conscience phonologique sont centrés sur la conscience syllabique, incluant l’exercice 7 (‘é’ dans étoile, éponge… ou ‘to’ dans photo, manteau… sont en effet des syllabes). Le seul item de cet exercice qui évalue la conscience phonémique (barrer l’image du mot qui ne commence pas comme cerises : serpent, ciseaux, singe, bougie) est problématique. De fait, pour ce type d’exercice, et pour éviter de confondre découpage syllabique et phonémique, il faut utiliser des mots monosyllabiques (par exemple, quel est le mot qui ne commence pas comme bol : bac, bec, boue, car).
Ignorance de l’orthographe rectifiée
Dans ces conditions, il semble plus raisonnable de réunir une commission composée, en plus d’enseignants de terrain, de spécialistes de chaque domaine disposant notamment de données indiquant, pour chaque exercice qui sera mis à disposition des enseignants comment se comportent « normalement » les enfants de ce niveau scolaire scolarisés en France. Cela permettrait de proposer une nouvelle évaluation basée sur les résultats de la recherche et l’expertise des enseignants de terrain. Ensuite, avant de proposer cet outil à grande échelle, il faudrait l’évaluer (y compris les modalités de passation et d’interprétation des résultats) auprès de différents groupes d’élèves représentatifs de la diversité de la population française. Nous avons déjà alerté le ministère de l’éducation nationale de ces problèmes et nous espérons qu’il sera possible de les prendre en compte dans l’intérêt de la communauté éducative et, surtout, dans celui des enfants.
Egalement dans l’intérêt des enfants, il est regrettable que le MEN n’ait pas tenu compte des rectifications de l’orthographe de 1990, qui ont été acceptées à l’unanimité par l’Académie (IO du 6-12-1990) et sont maintenant utilisées par les éditeurs de dictionnaires et de manuels scolaires. De plus, cette orthographe est, depuis 2008, supposée être la référence dans l’enseignement (BO HS n°3, 19-6-2008 et n° spécial 6-8-2008). Pour reprendre ce qu’un grand linguiste, Ferdinand Brunot, a écrit dans son histoire de la langue française « Il est possible que le hasard de la politique amène un jour au ministère un homme assez instruit pour savoir que le préjugé orthographique ne se justifie ni par la logique, ni par l’histoire, mais qu’il se fonde sur une tradition relativement récente, formée surtout d’ignorance » (voir aussi sa lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction Publique) . En espérant que Monsieur le Ministre de l’Education Nationale comprenne également ce message, et suive les directives mises en place par un de ses prédécesseurs.
Edouard Gentaz
Professeur ordinaire en psychologie du développement
Président du Département de Psychologie
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education, Université de Genève
Liliane Sprenger-Charolles
Directeur de recherche CNRS, Emérite
Laboratoire de Psychologie Cognitive (LPC),
CNRS-UMR-7290-AMU (Aix-Marseille Université)