Par Jeanne-Claire Fumet
Penser le soin, est-ce devenu aujourd’hui l’enjeu majeur de la philosophie morale et politique? « Le soin n’est pas seulement la réponse technique et éthique aux besoins de l’homme qui souffre, mais il est, à travers des expériences des relations et des pratiques multiples, une dimension constitutive de la vie humaine, individuelle et collective », affirme Frédéric Worms, philosophe, professeur à l’Université de Lille III et directeur du Centre International d’études de la philosophie française contemporaine (CIEPFC) à l’Ecole Normale Supérieure. A l’occasion de la nouvelle collection, « Questions de soin », qu’il co-dirige aux PUF avec Lazare Benaroyo, Céline Lefève, Claire Marin, Jean-Christophe Mino et Nathalie Zacaï-Reyners, Frédéric Worms évoque pour le Café les enjeux de sa pensée du soin, qu’il distingue des théories anglo-saxonnes du « care ». Le soin pourrait constituer une forme centrale pour penser la création de l’humain à la croisée des subjectivités dans le champ social et environnemental, aussi bien que privé. Frédéric Worms, également spécialiste de la pensée de Bergson, a publié plusieurs ouvrages de philosophie éthique et morale sur les questions du soin (Le moment du soin, PUF 2010, La philosophie du soin, collectif PUF 2010).
Entretien avec Frédéric Worms.
L’idée d’une politique du « care » peut-elle être bien reçue en France ? On se souvient de la controverse sur les propos de Martine Aubry en 2010…
Le « care » ne représente qu’une partie du problème du soin. Le « soin » ne suscite pas les mêmes réactions que le « care » dans le domaine politique. Cela pose des problèmes très concrets en termes de politique de santé et de politique sociale. J’en ai discuté avec Joan Tronto (spécialiste américaine des care studies) : elle ne fait pas le lien entre care et politique sociale de soin, de santé – alors qu’Obama vient de faire passer une politique de santé qui contient explicitement le mot « care ». Là-bas, ce sont des choses qui restent séparées. J’essaie de saisir le soin dans tous ses aspects : moral, social, mais aussi de solidarité politique, de justice… La dimension économique n’est pas absente non plus. Le défi de cette collection est de faire intervenir philosophes et non-philosophes, dans des textes courts, concrets et clairs, qui abordent tous les aspects du soin (y compris professionnels et techniques) dans une double approche réflexive et pratique. .
La philosophie du soin peut-elle être un apport pour les élèves infirmiers et médecins ?
Un des buts de la collection serait de développer une forme d’enseignement. Céline Lefève, l’une des codirectrices, enseigne la philosophie en faculté de médecine. Je m’occupe moi-même d’un master d’éthique du vivant, à Lille, où je reçois des médecins. J’ai dirigé la thèse d’un kiné, d’une aide-soignante… Cette collection va répondre à une vraie demande, et susciter des propositions de textes de la part de gens qui pratiquent ces professions et ont envie d’écrire à ce sujet.
Êtes-vous venu à la question du soin par vos travaux sur Bergson ?
Il s’agit plutôt pour moi d’un point de convergence entre les questions politiques et de philosophie de la vie. Je fais une allusion assez nette à Bergson, dans Politique et soin, même si je ne le cite pas, dans la question du clos et de l’ouvert – tout cela répond à une unité pour moi. Mais c’est plutôt la réflexion sur la vie, et aussi sur la question très centrale de la justice qui m’a conduit au soin.
Dans mon premier texte, je propose une distinction entre deux concepts du soin : objectif (soigner quelque-chose, besoin, souffrance) et subjectif (soigner quelqu’un). Seul l’objectif est violent ; mais le subjectif peut l’être aussi. L’excès de technique peut conduire à une forme de violence, mais sans technique, on se noie dans le pathos.
Le soin s’oppose à la violence, mais pas de manière seulement externe, en tant qu’il en répare les effets : ce sont deux dimensions d’une même relation. Il y a potentiellement une forme de violence interne radicale dans le soin. Claire Marin soutient la thèse que le soin est violent par essence, parce que la maladie l’est aussi – thèse radicale que je ne partage pas. Pour moi, il n’y a pas de violence sans l’intention de nuire. En ce sens, il y a une dureté de la maladie, mais ce n’est pas de la violence. Soigner n’est pas frapper ! Si on ne maintient pas cette différence, on manque de critères. Entre deux thèses extrêmes, qui voient le soin soit comme toujours bienveillant, soit comme toujours violent, je cherche plutôt à définir le moment où l’on passe de la bienveillance à la violence.
Peut-être le moment où la prise en compte de la subjectivité du soigné s’estompe ?
Il y a une emprise dans le soin, qui conduit à traiter l’autre comme un objet, mais elle s’accomplit à l’intérieur de la relation où l’autre reste la fin. Mettre à distance la subjectivité, ce n’est pas la nier : on la suspend, pour cause d’urgence. Mais c’est une tension, un déchirement, ce n’est pas une violence. Quand on sépare l’enfant prématuré de sa mère, la suspension du lien est vitale, mais ce n’est pas une rupture. La question de la limite renvoie à la question de la violation, qui fait partie de mes objets actuels de réflexion. Elle se pose en particulier dans les soins de fin de vie.
Ce n’est pas dans un domaine indécidable, il y a des critères, qui ne sont pas quantitatifs, comme pourrait l’être la douleur physique. Qu’est-ce qui vaut la peine ? Vivre, tant qu’on peut revivre, rentrer dans la relation avec ses proches, c’est le critère valable d’un moment de vie relationnel et subjectif qui n’est pas seulement « vécu ». Mais ce n’est pas une relation simple : il peut inclure de la lassitude, voire de la haine, qu’il faut savoir reconnaître et aussi refuser, comme dans toutes les relations.
La philosophie morale peut-elle aider à comprendre que le soin n’est pas une relation oblative ? Dans Soins intensifs, Jean-Christophe Mino montre la difficulté d’apprendre à être un « bon » soignant. Il s’appuie sur les notions d’exemple et de modèle.
Le rapport entre technique et relation s’inscrit dans le cadre que je dessine. La collection recouvre l’idée d’une pédagogie implicite du soin – adressée aux soignants et aussi peut-être aux soignés. Le soin nécessite plusieurs formes de pédagogie : pédagogie dans la formation des professionnels, d’abord. Dans mon master à Lille, je rencontre des gens qui voudraient avoir un temps de respiration, dans leur pratique, par le retour aux études. Pédagogie des problèmes, de l’urgence, ensuite : Lazare Benaroyo, médecin et philosophe, intervient sur des problèmes de prise de décision. Ce n’est pas du droit, ni de la politique, ni une substitution à la décision elle-même, mais bien de la pédagogie de l’urgence et des pratiques. Et enfin, le soin appelle aussi à une pédagogie civique, au sens le plus large.
La philosophie du soin pourrait-elle apporter des réponses aux questions de pédagogie ?
On retrouve le même problème dans le soin et la pédagogie : ce sont des relations asymétriques, dont il faut assumer l’asymétrie. Le médecin peut faire des choses que le patient ne peut pas faire et le professeur peut faire ce que l’élève ne peut pas faire. Leur relation est travaillée par les questions de l’égalité et de la reconnaissance – qui demandent d’articuler les questions de l’égalité et de l’autorité. Mais il faut penser l’autorité sur le fond du soin, de la relation elle-même et de sa finalité. Ma thèse est que c’est la relation qui est première. Dire qu’il faut mettre l’élève au centre ou restaurer le primat de l’autorité est absurde : ce ne sont que des places. De même qu’on peut être « ami » avec ses enfants, mais il y a un moment où doit faire preuve d’autorité : même contestée, l’autorité reste nécessaire.
La collection prévoit de traiter du soin « maternel » : le terme n’est-il pas trop connoté ?
Ce qui constitue le maternel, c’est le soin : naturel et construit – au sens fort, le maternel dépend des pratiques effectives de soin. On peut penser à l’objection du « maternage »- mais le maternage est un risque et un excès de la relation maternelle, pas son essence. Confondre le risque avec une nécessité relèverait de l’idéologie. C’est un peu comme si on renonçait à la notion de liberté à cause de l’ultra-libéralisme. Il faut éviter de tomber dans le déni qui interdirait d’employer les mots de maternel, de maternité, de femme ; et il faut se garder des idéologies qui engendrent elles-mêmes des conditions d’aliénation.
Questions de soin, dirigé par Frédéric Worms , Lazare Benaroyo, Céline Lefève, Claire Marin, Jean-Christophe Mino, Nathalie Zaccaï-Reyners.
Focus : premiers titres de la collection « Questions de soin ».
Frédéric Worms : Penser les enjeux politiques du soin.
Pour Frédéric Worms, Professeur à l’Université de Lille III et auteur du Moment du soin (Puf 2010), la relation concrète de soin pourrait s’entendre comme une forme créatrice de subjectivité et donatrice de sens au regard des questions techniques et éthiques du monde contemporain. La diversité des aspects du soin, affirme-t-il, dessine les tâches de la politique : elle indique les besoins fondamentaux en termes d’attention individuelle, de respect social, de justice politique et de soin du monde. Si la notion de soin est devenue centrale dans les débats de la philosophie politique et morale, c’est qu’elle atteint au plus vif de la question de l’orientation de l’action humaine – en tant qu’elle refuse sa propre déshumanisation.
Entre « Petits Frères des pauvres et Big Brother ».
La formule est expressive : on évitera de renvoyer la question philosophique du soin aux extrêmes de l’assistance caritative ou de l’assistanat, dit l’auteur, pour examiner si sa vraie place ne résiderait pas au milieu, du côté d’un principe de fraternité. Car le soin n’est pas le secours, précise–il, s’il l’est bien pourtant en premier lieu : le secours qui subvient aux besoins vitaux révèle la valeur vitale des besoins moraux et ouvre au soutien dont la visée subjective s’universalise et s’ordonne en structures institutionnelles d’ordre politique.
Reconnaissance du travail et critique du pouvoir.
Dans sa pratique sociale et économique, le soin se tisse aussi d’enjeux de travail et de pouvoir généralement masqués : enjeux de travail absorbés par la sphère domestique ; enjeux de pouvoir inhérents à l’asymétrie entre soignant et soigné. Or ces dimensions, souvent soulignées dans le volet politique des éthiques du Care, demandent à être saisies et décrites dans la complexité de leur réalité, dans leur ambigüité aussi, si on veut comprendre et modifier leurs effets réels dans le champ politique.
Réversibilité du soin, souci du monde.
La pensée du soin se retournant ainsi sur elle-même s’extirpe d’une posture revendicative pour engendrer un modèle inédit du social et du politique, non plus en opposition mais en continuité, comme deux dimensions d’un même mouvement se nourrissant l’un de l’autre. C’est à un sujet, toujours, que s’adresse le soin, rappelle Frédéric Worms : il nous « rapporte à Autrui comme un soi » qui est aussi une fin, de la façon même qui nous a constitué subjectivement comme un soi autonome. La relation de soin met en œuvre la matière concrète de la subjectivité dans un procédé qui se soucie avant d’exiger : elle nous instruit de ce qui requiert du soin, au premier rang de quoi se tient le monde, culturel (politique) et naturel (biologique), où se jouent toutes les relations entre les hommes, et qui constitue « l’horizon cosmopolitique du soin ».
Ce tableau d’ensemble, voulu par l’auteur bref, synthétique et précis, ouvre un champ considérable au questionnement, en reprenant à nouveaux frais la question de « l’idéal » politique et éthique : partant de la figure du soin non pas comme un modèle de restauration mais de création, il ouvre la voie d’une réflexion inventive dans le domaine des « valeurs ».
Soin et politique, par Frédéric Worms. PUF septembre 2012 – 64 pages. 6€.
http://www.puf.com/Autres_Collections:Soin_et_politique
Jean-Christophe Mino : pédagogie par l’exemple en soins intensifs ?
La technique médicale en soins intensifs exclut-elle la qualité relationnelle envers les soignés ? C’est la question que pose Jean-Christophe Mino, médecin et philosophe, membre de l’Observatoire de la fin de vie, dans ce bref et dense ouvrage de la collection «Questions de soin » des PUF. Plutôt qu’opposer geste technique et relation empathique en médecine, ne peut-on pas s’interroger sur l’intégration d’une forme spécifique d’attention au patient au cœur même du geste professionnel ?
L’observation et l’analyse attentive des pratiques en service hospitalier de soins intensifs conduisent l’auteur à proposer une forme d’exemplarité concrète qui, sortant des discours convenus sur les intentions louables mais intenables, favorise l’émergence d’une attitude professionnelle plus humaine.
Empathie, franchise et décision.
En six chapitres, Jean-Christophe Mino dresse le modèle d’une compétence soignante humanisée là même où l’arsenal technique est le plus présent. Empathie d’abord : l’usage systématique de « bonnes manières » à l’égard des patients et de leurs proches, jusque dans le coma, favorise une ambiance de travail respectueuse des personnes et de leur situation personnelle, en particulier de la part des responsables de service dont l’exemplarité exerce une influence perceptible sur les jeunes soignants. Mais où se limite l’empathie quand il s’agit de « dire » la réalité d’une situation extrême ? Devoir de franchise au risque de la brutalité, contre atténuation protectrice au risque de l’emprise, quelle est la juste attitude ? Et quand s’imposent les décisions de fin de vie, ou qu’approche le passage aux soins palliatifs, faut-il tout expliquer ou donner aux malades et aux familles une version persuasive ?
S’abstenir et douter : faire place à l’incertitude.
L’empathie ne garantit pas le caractère raisonnable du soin, remarque l’auteur, et la sollicitude peut conduire à prolonger de lourdes souffrances avec les meilleures intentions du monde. Savoir ne pas agir et se permettre de douter peut se révéler essentiel à une pratique soignante attentive. La délibération plutôt que la décision catégorique, la discussion au sein des équipes pour peser la forme préférable de l’action (ou de l’abstention) permettent d’écarter l’émotion vive comme l’expertise glaciale. Mais mettre en question l’infaillibilité des solutions techniques oblige, pour le spécialiste, à déchoir d’une compétence omnipotente dont il n’est pas simple de se départir. C’est pourtant le moyen d’ouvrir une place à la reconnaissance de la singularité de chaque cas.
La technique remodelée par la relation.
Contre l’opposition facile entre technique (inhumaine) et bienveillance (impuissante), l’auteur invite à considérer les conditions d’une technicité habitée par l’empathie et l’humanité que son objet propre, le personne soignée, appelle comme une condition d’efficacité. Ce modèle du soin passe très concrètement par la mise en place des conditions institutionnelles de la délibération partagée et de la réflexion conduite en équipe, mais aussi par une exemplarité constante des responsables des services de soins dans leurs actes, dont l’auteur a pu observer l’impact pédagogique implicite très fort sur les jeunes soignants et les membres des services hospitaliers.
En somme Jean-Christophe Mino plaide pour un art médical capable de réinterpréter la liaison entre valeur régulatrice du soin et puissance technique de production d’effets – c’est-à-dire de restaurer au cœur de l’action médicale la dimension d’humanité subjective qui en est la raison d’être, et non le maillon faible ou le supplément d’âme adventice.
Jean-Christophe Mino : Soins intensifs – La technique et l’humain, PUF sept. 2012. 64 p. 6€.
http://www.puf.com/Autres_Collections:Soins_intensifs
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