Par Jeanne-Claire Fumet
Une philosophie de la sexualité, c’est le pari du philosophe André Comte Sponville, à travers l’ouvrage qu’il vient de publier chez Albin Michel, Le sexe ni la mort. Le titre, inspiré d’une célèbre maxime de La Rochefoucauld, « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », renvoie le lecteur au soleil métaphorique d’une trouble fascination. L’expérience si banale et si grave de la sexualité, rarement explorée par les philosophes dans sa trivialité fascinante, nous plonge dans des abîmes de gêne et de sérieux en nous confrontant à notre animalité, prise entre exigences morales et illusions passionnelles. Faux objet échappant à l’observateur qui prétend la scruter du dehors, cruelle assignation s’il s’essaie à la spiritualiser, la sexualité nous ramène sans égards à l’épreuve du réel, à laquelle il s’agit de se rendre fidèle, nous dit l’auteur, non par cynisme, mais pour « sauver nos amours des illusions de la passion ».
L’ouvrage s’ouvre sur un premier essai consacré aux trois formes de l’amour distinguées dans le Petit Traité des grandes vertus (1995) : l’érôs platonicien comme désir passionnel et comme manque, la philia d’Aristote, vertu du sage dans l’amitié heureuse, dont la joie de persévérer dans l’existence serait l’écho chez Spinoza, et l’agapè chrétienne de pure charité de Thomas à Simone Weil. Le second essai, qui donne son titre à l’ouvrage, reprend une conférence donnée par l’auteur en 2004 à la Société française de sexologie. Un troisième essai, sur l’amitié et le couple, explicite la leçon de vie et de vertu du philosophe, tandis qu’un appendice final rassemble deux articles plus spécialisés sur l’amour chez Pascal (De la concupiscence à la charité) et chez Simone Weil (« Devenir rien »), dans une progression de complexité régulière qui conduit le lecteur d’un heureux moment de conversation érudite à une méditation sur la spiritualité – sans que jamais l’élégance et la clarté de l’auteur ne lui fausse compagnie.
Le sexe ni la mort, Trois essais sur la mort et la sexualité (01/2012). 416p. – Prix : 21.50 €
EAN13 : 9782226238610
Entretien avec André Comte-Sponville : « Éviter de prendre au sérieux nos illusions sur l’amour… »
JCF : Vous semblez vouloir démystifier l’amour, en rappelant au sens fondamental de l’expérience humaine qu’il recouvre, loin de la mièvrerie ou de l’exaltation. Est-ce votre perspective ?
André Comte-Sponville : Le mot de démystification me convient. La mystification, c’est se faire des illusions sur ses propres illusions, ce qui arrive quand on les prend au sérieux – comme dans le discours d’Aristophane du Banquet, par exemple, cette espèce d’exaltation affective, presque la Schwärmerei de Kant. Il ne s’agit évidemment pas de se battre contre l’illusion amoureuse – ce serait absurde, inutile et sans intérêt – mais de tâcher d’y voir clair : la passion amoureuse est illusoire, nous aimons ce qu’elle nous fait croire de l’autre et de nous-même, et nous aimons qu’elle nous fasse imaginer qu’elle puisse durer toujours, alors que nous savons d’expérience que ce n’est pas vrai. On retient plus volontiers le discours d’Aristophane que celui de Socrate ; les amoureux rêvent sans y croire de fusion et de durée, ils parent l’autre de toutes les perfections – la cristallisation de Stendhal, ce que nous dit déjà Lucrèce, et que Molière reprend plaisamment. Mais il faut être fidèle à l’expérience et à ce qu’elle nous apprend : la passion par définition s’éteint, surtout quand elle est heureuse et donc surtout dans le couple. On se met ensemble parce qu’on est amoureux et c’est parce qu’on vit ensemble que l’on cesse de l’être. Clément Rosset a une belle formule pour dire cela : qu’« il est de l’essence de l’amour de vouloir durer toujours, et de son fait de ne durer qu’un temps. » Mais l’expérience nous montre aussi que l’amour est ce qui donne valeur à toute chose et qui nourrit nos vies. L’amour reste la grande affaire nos existences ; mais il faut trouver une autre façon de le penser.
Je reprends la distinction entre érôs, la passion, le manque dévorant de l’autre, l’amour selon Platon, philia, l’amour qui jouit et se réjouit de l’existence de l’autre, chez Aristote et Spinoza, et agapè, l’amour de charité – dont il reste à montrer qu’il est possible. Ce n’est pas le même genre d’amour. Thomas d’Aquin oppose très bien l’amour de concupiscence et l’amour de bienveillance : on aime ses enfants plus que soi-même, mais on ne peut pas aimer une femme ou un homme dont on est amoureux plus que soi-même. Je donnerai ma vie pour n’importe lequel de mes enfants, mais pas pour une femme : ce serait absurde puisque je la perdrai par là-même. Dans l’amour de concupiscence, et c’est ce qui domine dans le couple, on aime l’autre pour son bien à soi ; dans la bienveillance, on aime l’autre pour son bien à lui.
« Le désir nous tire vers la profanation de la dignité de l’autre ».
JCF : Fidélité à l’expérience, dites-vous, mais expérience bien trouble et expérience d’un trouble, dans la sexualité ?
André Comte-Sponville : Il y a deux troubles dans l’amour : celui de la passion, qui est affectif, et celui de la sexualité, qui est en soi un sujet troublant. L’amour et la sexualité sont deux choses différentes, et peut-être presque opposées. On peut les vivre ensemble, fort heureusement ; mais il y a dans l’amour une manière de saisir l’autre dans sa singularité extrême – j’aime cette femme parce qu’elle est différente de toute autre – alors que je peux désirer n’importe quelle femme. Le désir est général, il est indéterminé. Il peut bien sûr se polariser ensuite ; mais quand un homme dit à une femme « j’ai envie de toi », dans quelle proportion a-t-il envie de cette femme-ci et pas simplement d’une femme? Cela dépend… depuis combien de temps il n’a pas eu de rapports sexuels. Il y a cette crudité du désir, dans son indétermination. L’amour porte l’autre au pinacle, alors que le désir a tendance à rabaisser l’objet (au moins pour les hommes) à son statut de corps, de corps sexué, voire de corps animal. L’amour nous tire vers le haut, et le désir – délicieusement – nous tire vers le bas, vers la profanation de la dignité de l’autre. Et c’est parce qu’on porte l’autre si haut comme sujet de l’amour, que l’on éprouve un tel plaisir trouble et troublant, à le rabaisser si bas dans son statut d’objet sexuel.
Les féministes ont bien raison de reprocher aux hommes une certaine forme de chiennerie, qui est incontestable, on le voit bien dans la pornographie, qui est faite par les hommes et pour les hommes, dans la fascination qu’elle suscite chez eux. Et ce n’est pas qu’un jeu de représentation, c’est même très sérieux. C’est un peu étrange, et un peu humiliant aussi, qu’un des actes les plus banals de l’humanité, mille fois pratiqué et mille fois vu, reste pour nous si troublant. Aucune autre pulsion animale ne nous trouble autant.
« Sauver nos histoires d’amour des illusions de la passion. »
JCF : Est-ce à cause de cette étrangeté que l’amour ne dure pas ?
André Comte-Sponville : La passion ne dure pas, mais l’amour peut très bien durer dans le couple. Il change et on peut s’aimer même si on n’est plus amoureux. L’amitié au sens le plus fort, accompagné d’une intimité charnelle, physique, c’est sans doute ce qu’on peut vivre de meilleur. Ce qu’on vit avec ses enfants, en tant que parent, est plus fort mais beaucoup moins bon : notre amour de parents est toujours troué d’angoisses, de soucis, de difficultés, de reproches qu’on se fait. L’amour dans le couple peut durer – il peut cesser aussi – sous des formes différentes, en restant la grande affaire de notre vie. J’aime les couples quand ils sont heureux : rien de plus émouvant qu’un couple âgé qui s’aime. Au fond, revenons à ce terme de démystifier : il faut sauver nos histoires d’amour des illusions inévitables de la passion amoureuse.
Comment faire entendre la philosophie aux élèves ?
JCF : Vos ouvrages, qu’ils s’adressent à un large public ou à un lectorat plus spécialisé, ont toujours ce style particulier de transmission heureuse qui a l’art de faire entendre la philosophie. Pensez-vous qu’on puisse s’en inspirer pour renouer avec le public scolaire, dont on déplore parfois le peu de disponibilité aux questions philosophiques ?
André Comte-Sponville : Vous savez, je n’ai pas fait cours de philosophie en terminale depuis une trentaine d’années ! Mais j’ai le sentiment que la démocratisation de l’enseignement secondaire, qui est évidemment une bonne chose, s’est accompagnée d’une baisse très sensible du niveau moyen des lycéens. Je ne parle pas du niveau moyen des jeunes en général, qui est plus élevé qu’autrefois, et c’est tant mieux pour le pays – mais de celui des lycéens, et c’est tant pis pour la philosophie. On ne pourrait plus faire aujourd’hui des cours comme ceux d’Alain, ou de Lagneau, et c’est normal : la proportion d’une génération d’enfants accueillie au lycée est incomparable avec ce qu’elle était. Mais on peut difficilement faire de la philosophie sans un certain niveau culturel et linguistique, à l’oral et à l’écrit, dont déjà, il y a trente ans, j’avais le sentiment que beaucoup de mes élèves étaient fort dépourvus. Ce n’est pas tout à fait une discipline comme les autres : ses exigences, en termes de pré-requis, sont plus grandes que dans les autres disciplines, puisque ce sont justement ces autres disciplines qui lui sont nécessaires. Si on ne connait rien en littérature, en histoire, en sciences, on risque d’avoir beaucoup de difficultés.
« Animer des débats ou faire de l’argumentation, ce n’est plus de la philosophie ».
JCF : Les professeurs sont partagés entre la nécessité de prendre les élèves où ils en sont, sans pré-requis qui dissimuleraient en fait des formes de connivence sociale et culturelle, et ceux qui estiment que l’on peut continuer à travailler sur les formes classiques de la réflexion, comme la dissertation. Qu’en pensez-vous ?
André Comte-Sponville : Je suis d’instinct dans le deuxième camp – ce qui ne prouve pas que j’ai raison, il faut se méfier des réponses instinctives. Je me suis souvent opposé à l’idée de sacrifier la discipline, le contenu de savoir, aux exigences (réelles ou supposées) de la pédagogie et des élèves. J’ai pratiqué une pédagogie très traditionnelle, imitant les maîtres que j’avais aimé quand j’étais élève : ils faisaient des cours magistraux, enracinés dans la tradition, où on ne parlait à peu près que des morts. Je n’ai jamais cité de contemporains, ou fait de débats sur des articles de journaux. C’était encore possible il y a 30 ans, parfois très difficile, en particulier les dernières années, quand j’enseignais au lycée technique Fourier, à Auxerre. Mais sinon, inutile de prétendre faire de la philosophie en classe : animer des débats ou faire de l’aide à l’argumentation, quelque en soit l’objet ou le statut, c’est autre chose. Sans commenter la Critique de la Raison pure en cours, beaucoup de pages de la tradition philosophique peuvent être encore expliquées en classe, mes jeunes collègues me le disent souvent. L’une des conditions, pour que ça passe, c’est sans doute l’authenticité : il faut dire ce qu’on croit vrai et choisir des textes qu’on estime importants, et dire à ces jeunes gens pourquoi on a le sentiment que c’est important – ce qui ne signifie pas les endoctriner, évidemment.
« Un cours de philosophie est de la philosophie ».
L’exemplarité de la leçon est très particulière en philosophie, parce qu’un cours de philosophie est de la philosophie, alors qu’un cours de littérature, ce n’est pas de la littérature ; dans un cours de mathématiques, le professeur n’invente pas la démonstration qu’il fait au tableau ; mais un cours de philosophie, c’est une création. Peu importe, d’ailleurs, que l’on refasse le même cours, comme le conférencier peut reprendre une conférence qu’il connait par cœur ; l’important n’est pas de ne pas se répéter, mais de présenter sa pensée de façon authentique, et de faire ressortir le génie des auteurs qu’on évoque, même si on ne partage pas leurs idées, en se mettant authentiquement à leur service. Sinon, on peut toujours concevoir des cours de rhétorique, de dialectique et de sophistique. La rhétorique, je n’ai rien contre ; la sophistique, je n’ai rien pour. Mais ce n’est pas de la philosophie.
« Non pas commencer plus tôt, mais continuer plus tard ».
JCF : On parle beaucoup du développement de la philosophie pour enfants, et de l’intérêt d’en commencer l’enseignement plus tôt. Quelle est votre position sur ce point ?
André Comte-Sponville : Quand je suis passé du lycée à l’École Normale, on m’a confié une classe de CP, pour un stage en responsabilité d’une semaine. J’ai décidé de faire un cours d’éducation morale sur le mythe de Gygès dans la République de Platon. Et ça c’est très bien passé ! Mais dix ans plus tard, qu’en sera-t-il resté dans la tête des gamins ? Est-ce que je n’aurais pas mieux fait de leur donner des leçons de grammaire ? Je n’en sais rien. Je vois avec sympathie les publications de livres de philo pour enfants de mon ami Michel Piquemal, par exemple, ou encore le développement des Cafés Philo. Mais pour l’enseignement, je suis très réticent à l’idée que l’on commence plus tôt : pour des questions de répartition d’emplois du temps – ce serait au détriment d’autres disciplines – de maturité et de culture : c’est déjà très difficile avec des élèves de 17 ou 18 ans. En revanche, je suggère depuis des années qu’on mette des cours de philosophie obligatoires, validés par une épreuve, dans toutes les formations du supérieur. Je n’arrive pas à comprendre qu’un médecin, un ingénieur, un commissaire de police, un biologiste, n’aient pas suivi un cours de philosophie depuis la terminale. Il est d’ailleurs plus facile d’ajouter un cours dans un cursus universitaire que dans le secondaire, ça coûterait moins cher et ce serait plus utile, parce que les étudiants seraient beaucoup plus demandeurs. On commence à le faire en faculté de médecine, dans les écoles d’ingénieurs, de commerce, de management.
Mais je reste persuadé qu’en termes d’enseignement de la philosophie, il ne s’agit pas tant de commencer plus tôt que de continuer plus tard.
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet
Sur le site du Café
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