Que peut apporter l’ethnographe à la connaissance du système éducatif ? Une approche particulière, au plus près des acteurs, qui permet d’entrer dans les routines de fonctionnement et la culture de l’institution. C’est ce qu’a fait Denis Laforgue, immergé durant deux années dans des inspections académiques pour comprendre comment l’institution nourrit la ségrégation dans le système éducatif. Publiée dans Ethnographie de l’école (P.U. de Rennes), son étude éclaire sous un nouveau jour, celui des cultures de bureau, un phénomène aussi mortifère pour le système éducatif.
Il faut lire Ethnographie de l’école. Sous la direction de Jean-Paul Payet, une dizaine d’articles montre ce que la démarche ethnographique apporte à la connaissance de l’Ecole. Alors que les sociologues se basent souvent sur des statistiques et partent sur une hypothèse, l’ethnographe se fond dans son milieu et laisse venir l’idée. La force de la démarche c’est le lien qui se crée entre les observés et l’observateur, ce dernier leur apportant aussi beaucoup par son regard décalé.
« Les ethnographes – qui trainent assez longtemps dans les lieux – verront la réalité derrière les déclarations d’intentions. Ils verront que la réalité n’est pas un accident mais un produit de l’organisation elle-même », avertit Howard S Becker dans un texte fondateur que l’on croirait écrit pour D Laforgue. Cee numéro qui traite beaucoup des questions d’ethnicité à l’école, notamment avec les articles de Jean Paul Payet et de Marie Chartier, met l’acent sur les facteurs systémiques de la ségrégation scolaire.
Denis Laforgue, chercheur au LLSETI, université de Savoie, a passé deux années dans des inspections académiques pour observer la façon dont « l’administration », inspection académique et administratifs rectoraux, interagissent sur l’offre académique, la répartition des élèves et finalement la ségrégation scolaire.
Il en ressort une enquête fouillée qui montre le poids de la culture bureaucratique dans le mécanisme ségrégatif. Car la pesanteur de l’institution l’entraine sur la pente ségrégative, un peu à son insu, beaucoup du fait des routines et de la culture gestionnaire.
On peut en tirer de nombreuses conclusions. D’abord sur la pesanteur des choses face aux impulsions politiques, une réalité que tout observateur de la rue de Grenelle ne peut pas ne pas avoir remarqué… Ensuite sur la banalité des « ségrégations de papier », et sur les conditions propres au changement. Si la bataille ne peut être emportée que dans le consensus, alors la bataille des idées qui est déterminante.
Denis Laforgue : » Un seul acteur ne peut pas dire ce que doit être la mixité sociale »
Sur une question comme la ségrégation sociale , qu’apporte une enquête ethnographique par rapport à un travail sociologique classique ?
Les sociologues travaillent surtout sur des données préconstruites. L’ethnographie part de l’observation. Dans mon cas, je suis entré dans les administrations sans savoir ce que j’allais trouver. C’est petit à petit que se construit quelque chose. C’est donc une approche qui demande du temps. Durant deux années j’ai passé deux journées chaque semaine dans les inspections académiques.
En ce qui concerne le thème de la ségrégation, beaucoup avait déjà été fait sur ce terrain avec les travaux de JP Payet, ceux d’A Van Zanten ou encore de Sylvain Broccolichi. Mais on s’était peu intéressé aux acteurs gestionnaires. Alors mon idée c’était d’entrer dans deux inspections académiques et d’y passer du temps avec les acteurs pour observer leur travail pour voir ses effets. Les inspections académiques font des choses qui peuvent sembler à première vue en matière de lutte contre la ségrégation scolaire peu pertinentes, comme compter les élèves, traiter les admissions. Mais c’était investiguer un nouveau terrain, ouvrir une boite noire pour voir le rôle de l’administration dans la ségrégation.
Le temps est nécessaire pour gagner la confiance. Mais c’est aussi le temps qu’il fait pour que l’acteur voit ce qu’on lui apporte. Au final on apporte un savoir situé, indissociable de la relation tissée avec les acteurs.
Qu’avez vous découvert dans ces inspections académiques ?
D’abord je découvre que certains acteurs sont déjà conscients du rôle de l’administration dans la construction de la ségrégation sociale et scolaire. C’ est le cas de chefs d’établissement ou d’inspecteurs, ou même d’inspecteurs généraux et de recteurs. L’ethnographe ne révèle jamais quelque chose. Mais beaucoup d’acteurs ne sont pas informés de ces aspects.
L’enquête montre que l’administration dirige les bons élèves plutôt sur certains établissements, ce que les bases de données confirment. Donc elle n’est pas neutre dans la construction de la ségrégation sociale et scolaire.
Quand on regarde comment cela se passe, on voit que les établissements peuvent avoir des stratégies pour recruter des élèves mais que l’administration a aussi un rôle qui passe par l’attribution des moyens et l’ouverture d’options pour accueillir ces nouveaux (bons) élèves.
Or ce que l’enquête a mis en évidence c’est que la logique administrative est celle de la reconduction des moyens des établissements, la fameuse DHG (dotation horaire globale). L’administration reconduit les moyens accordés aux établissements sans se poser de questions. On module un peu selon l’évolution démographique mais c’est tout. Et on agit ainsi parce qu’il faut arriver à faire la rentrée et que c’est une tâche énorme.
Et cette logique routinière entérine le fait que les élèves partent ici plutôt que là. Quels que soient les efforts déployés par un établissement, il n’aura pas forcément les moyens pour accueillir de nouveaux élèves et une population plus mixte. Certains collèges et lycées ont aussi l’habitude de recevoir de grosses dotations et on les perpétue ce qui améliore leur offre par rapport aux autres établissements.
On s’est rendu compte que même si l’inspecteur d’académie veut lutter contre la ségrégation sociale dans les établissements, il ne peut y arriver qu’en assurant une coordination très forte des services. Sinon ils vont reconduire l’existant. Pour réussir, il doit donc arriver à dépasser la frontière classique entre administration et inspection. Alors que les services, dans un système éducatif massifié, ont déjà beaucoup à faire simplement pour réussir la rentrée, c’est à dire faire en sorte que chaque élève soit scolarisé dans de bonnes conditions et que les moyens humains et matériels sont bien utilisés!
J’ai assisté à l’épuisement d’un inspecteur d’académie qui portait ce genre de projet. Ils a rapidement eu des problèmes avec le conseil général parce qu’ils se mettait dans une logique dirigiste qui était mal reçue. Quelques années plus tard il me confiait qu’en fait d’autres acteurs avaient intérêt à le pousser en ce sens : ça leur permettait de lui faire porter la responsabilité de fermetures d’établissements ou de suppression de dérogations…
Ce que j’ai tiré de ce travail, c’est d’abord que sur un territoire si on veut faire avancer la mixité sociale et scolaire dans les établissements, il faut construire un travail collectif. Un seul acteur ne peut pas dire ce que doit être la mixité sociale, que ce soit en invoquant unilatéralement des critères statistiques ou des principes de justice ou encore des expériences pratiques!
L’autre apport de ce travail c’est d’avoir mis en évidence le poids de la routine administrative qui fait que chaque année on reproduit l’offre de formation avec ses inégalités. Ce sont toujours les mêmes établissements qui ouvrent des options prestigieuses et donc attractives et sélectives. On renforce ainsi chaque année la ségrégation.
Mais cette routine s’appuie sur l’idée d’une rentabilité de l’offre. L’administration ouvre telle option dans cet établissement parce qu’elle sait que l’établissement trouvera le public pour l’alimenter. Elle pense que dans un autre établissement on aura plus de mal à faire venir des élèves et donc l’offre sera moins rentabilisée. On est à la fois dans une logique administrative forte (rationalisation des moyens matériels et enseignants) et dans une sorte de prédiction auto réalisée.
En même temps j’ai découvert que cet argument gestionnaire repose sur des représentations. Les agents gestionnaires ne vont pas dans les établissements. Ils agissent bien sûr en fonction des textes, des circulaires, des procédures de calcul, mais aussi parfois sur la base des représentations ordinaires qu’ils se font d’un établissement difficile »! Ils décident par défaut d’informations, parfois sur la foi d’expériences privées. C’est très étonnant.
Quand on mesure ainsi l’épaisseur et le poids de la culture et de la routine administratives en faveur de la ségrégation scolaire, peut-on donner des pistes d’action pour changer cela ?
Il y a évidemment beaucoup à faire pour la formation des agents. Mais la formation ne suffit pas. Je plaide pour des immersions croisées sur le terrain, pour des dispositifs qui permettent aux acteurs administratifs, aux enseignants et aux familles de converser pour construire des formes pratiques de mixité scolaire dans lesquelles chacun se retrouve. Car il y aune méconnaissance aussi des enseignants (et des familles) envers l’administration. Et cette méconnaissance mutuelle n’aide pas à traiter la ségrégation entre les établissements.
Il faut bien comprendre la diversité des facteurs qui contribuent à la ségrégation du côté de l’administration scolaire. La culture administrative qui veut que chaque acteur est persuadé qu’il a le monopole de l’intérêt général. La routine bureaucratique qui renouvelle les moyens d’année en année. Il y aussi la question des budgets. Ce qui alimente cette logique administrative c’est la tension budgétaire. Si on veut plus de mixité il faut plus de moyens.
Une solution ce serait de gérer l’Ecole dans un cadre géographique plus petit à l’image des commissions scolaires qui existent dans d’autres pays ?
On voit des pays ayant un système éducatif très décentralisé connaître aussi de fortes ségrégations, par exemple le Royaume Uni. Il faut peut-être une échelle géographique humaine mais il faut aussi que les conditions soient réunies pour que les acteurs traitent ensemble cette question, y compris avec l’appui de sociologues qui ne se positionneraient surtout pas comme des experts de la ségrégation scolaire mais bien comme des acteurs (parmi d’autres) aidant d’autres acteurs issus de différents mondes sociaux (familial, administratif, enseignants, etc.) à dialoguer autour de cet enjeu de mixité…
Au final c’est une enquête sévère pour l’administration de l’éducation nationale ?
Elle est critique car elle montre qu’elle ne fait pas ce qu’elle dit. Mais c’est une approche compréhensive. J’essaie de faire comprendre pourquoi c’est difficile pour elle d’agir autrement. Mon enquête restitue l’épaisseur et le poids des acteurs. C’est quelque chose de très important pour le sociologue. Il s’engage auprès des acteurs pour construire un savoir et des pistes avec eux.
Propos recueillis par François Jarraud
Ethnographie de l’école, Jean Paul Payet dir., Presses universitaires de Rennes, 2016, ISBN 978-2-7535-4885-5