« Déni de faits attestés et vérifiables, refus de théories, adhésions à des discours extrêmes ou à des contre-vérités manifestes… Voilà ce que peuvent rencontrer aujourd’hui les enseignants ». Finalement Laurence Cornu (université de Tours), qui a coordonné ce numéro 77 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres, opte pour le terme « conflits de vérités » pour désigner ces moments délicats du métier d’enseignant. La formulation fera peut-être débat. Mais la revue, à travers un petit tour du monde (France, Singapour, Pays Bas, Chili, Turquie, Etats Unis, Hongrie, Irlande, Sénégal) montre que le problème est devenu universel. Pour autant il s’établit dans des situations bien différentes d’un pays à l’autre comme le montre par exemple la question du créationnisme en Turquie, en Belgique et aux Etats-Unis. Alors comment faire face à ces conflits ? La revue propose aussi une intéressante réflexion pédagogique venue des Pays Bas.
Créationnisme et communautarisme
De quoi s’agit-il concrètement ? De contestations de l’enseignement. La revue en donne de bons exemples. Ainsi l’enseignement du créationnisme vient d’être imposé en Turquie où la théorie de l’évolution n’est plus enseignée. C’est le cas aussi en Géorgie (Etats-Unis) où le créationnisme fait partie du curriculum. Apparemment voilà deux situations identiques où l’Etat impose d’enseigner une contre vérité. En fait les deux auteurs en tirent des conclusions pédagogiques radicalement différentes. Aux Etats Unis Amanda L Glaze montre comment elle insinue une démarche scientifique dans un milieu hyper religieux. En Turquie Deniz Peker s’inscrit en faux contre cette démarche qui, pour lui, légitime l’anti scientisme.
L’Irlande du Nord apporte un autre exemple de ces questions enseignantes avec l’enseignement de l’éducation civique. Cette fois c’est la division communautaire qui rend impossible l’enseignement d’une histoire commune aux jeunes protestants et catholiques. Là aussi l’enseignante, Helen Hanna, cherche ce qui peut être « en commun » entre les communautés : une culture du débat par exemple.
Une question de pédagogie
Les conflits de vérité sont donc peut-être d’abord une question de pédagogie. Bjorn Wansink et Geerte Savenije montrent comment les enseignants néerlandais gèrent la contestation des attentats islamistes. Ils définissent 4attitudes observées dans les classes. La première c’ets le « désamorçage » du conflit par exemple en expulsant l’élève perturbateur. La seconde c’est la présentation d’un contre récit en réponse au récit de l’élève, le récit du professeur s’imposant. La troisième attitude c’est le relativisme : laisser tout dire et mettre tout au même niveau dans la classe. Mais ce qu’ils recommandent c’est l’argumentation. C’est à dire prendre en compte la parole de l’élève mais la soumettre au questionnement. C’est l’approche recommandée par les auteurs car elle permet de ne pas rompre avec l’élève et d’élever le niveau de connaissance des élèves. Car le conflit de vérités a aussi une dimension psychologique et pédagogique.
Ou de sociologie ?
Un article sur l’enseignement dans les communautés Mapuche au Chili aborde la question sous l’angle sociologique. Les conflits de vérités reflètent aussi des dominations politiques, par exemple la négation de la culture locale par l’enseignement officiel.
Ainsi on se rend compte de la complexité des conflits de vérités auxquels sont confrontés les enseignants. Telle affirmation scandaleuse d’un élève peut chercher seulement à l’atteindre. Elle peut aussi révéler un conflit de loyauté entre Ecole et famille. Elle peut aussi être simplement une information pseudo rationnelle fausse. Mais elle peut aussi refléter l’influence d’un groupe en conflit avec l’Etat et son école ou simplement d’une culture communautaire.
Des conflits nouveaux ?
L’expression conflit de vérités est-elle la meilleure ? « La formule est une invitation au problème que pose la notion de vérité aujourd’hui ». Pour Laurence Cornu l’expression « conflits de vérités » renvoie à l’idée que l’Ecole ne peut pas abandonner l’idée qu’elle transmet la vérité. L’école n’a pas à transmettre la vérité mais les moyens de se prémunir du faux et de construire la vérité, comme disait Condorcet ».
C’est aussi dire que ces conflits de vérités sont aussi vieux que l’Ecole. Si l’on s’en tient au cas français qu’on se rappelle par exemple la co existence jusqu’à la loi Debré de manuels d’histoire des écoles libres à coté de ceux de l’école publique : deux histoires scolaires coexistaient dans un évident conflit de vérités. Que l’on se rappelle la loi de 2005 sur l’enseignement de la colonisation « positive » ou tout simplement des déplacements de focale dans l’enseignement de l’histoire. Enseigne t-on la Shoah, la guerre d’Algérie ou la Résistance comme on l’enseignait il y a 30 ans ?
Si l’Ecole a toujours un rapport relatif à la vérité scientifique, la question des conflits de vérité renvoie davantage à la place de la parole des élèves et à la démocratisation de l’enseignement. Accueillir dans le secondaire de nouveaux publics implique de confronter la culture scolaire à d’autres cultures. Ce qui est nouveau c’est peut-être davantage l’exigence pédagogique, la formation du professeur à faire face au questionnement, que celle de vérités alternatives dans les classes.
François Jarraud
Conflits de vérités à l’école, Revue internationale d’éducation de Sèvres, n°77, CIEP, ISBN 978-2-85420-618-0