Comment favoriser au collège une démarche de coopération, de projet, d’autonomie ? Un bel exemple en est donné au collège Edouard Vaillant à Gennevilliers avec la « 4èCINC » : une 4ème conçue par toute l’équipe enseignante comme une « Classe Inclusive Numérique et Coopérative » pour répondre aux besoins pluriels d’élèves multilingues. Thibault Lambert y enseigne le français et nous en éclaire le fonctionnement : le travail de coordination entre collègues, l’évaluation par missions, les projets particuliers menés autour des « Misérables » ou du « laboratoire des cas de conscience » …
Comment est né ce projet d’une 4ème « Classe Inclusive Numérique et Coopérative » ?
La 4èCINC est née de questionnements que nous nous sommes posés au sein d’un laboratoire de pratique au Collège Edouard Vaillant, le LOOPPP (Lieu Où l’On Parle Pour Produire/Partager). Le défi était de répondre aux problématiques d’une classe plurilingue où nous avions décidé d’intégrer tous les élèves UPEAA du niveau cinquième. En effet, nous l’appelions “la classe poulpe” tant l’équipe éducative avait le sentiment de devoir démultiplier ses facultés face aux besoins pluriels des élèves et leur manque d’autonomie. Nous avons donc mis ce défi à la table du LOOPPP et nous avons pensé à mettre en place une culture de coopération avec système de tutorat dans cette classe. Bien évidemment, cela ne s’est pas fait tout seul. Il a fallu lire les travaux notamment de Sylvain Connac, Philippe Meirieu ou encore Guillaume Caron, puis apprendre ce mode de fonctionnement à la classe.
Les progrès ont été au rendez-vous, nous avons vu un fort développement de l’autonomie chez l’ensemble des élèves. Aussi, nous avons constaté que la mise en place de projets interdisciplinaires ainsi que la disparition de la note à la faveur de l’évaluation par compétences avait aussi permis le raccrochage de certains ; par conséquent, nous avons décidé de garder la même classe en quatrième, la même recette, pour approfondir ces recherches et travaux, et c’est ainsi qu’est née la 4èCINC, la Classe à projets Inclusive Numérique et Coopérative.
Quelle organisation suppose la mise en œuvre d’une telle classe ?
La mise en œuvre d’une telle classe demande un grand travail de coordination et d’organisation. Déjà, il a fallu penser le projet très en amont. Cela nous a demandé un an pour finalement créer un livret de présentation que nous avons pu présenter à notre administration pour la convaincre de la validité du dispositif et montrer qu’il correspondait à un besoin de l’établissement. Ensuite, cela demande de former une équipe entière, de convaincre les collègues de travailler par compétences, sans note, et de se lancer dans la grande aventure des projets. En ce qui concerne les parents, (c’était ce qui nous paraissait le plus important avec les élèves) le travail en cinquième les avait convaincus car ils ont vu les progrès humains et scolaires de leurs enfants. Du reste, la co-éducation étant au cœur du dispositif, nous avons énormément échangé avec eux pour que le dispositif corresponde tout à fait à leurs attentes. La 4è CINC est donc un projet induit, certes, par des professeurs mais surtout par les élèves et leurs parents.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est « l’évaluation par missions » ?
Le système d’évaluation par missions est une manière de repenser l’évaluation par compétences du socle. En effet, nos expériences passées nous ont permis de constater que les élèves, leurs parents, comme les enseignants que nous sommes, avaient bien du mal à s’approprier les grands domaines du LSU. Nous avons donc demandé à tous les collègues de l’équipe de mettre à jour leur référentiel de compétences du socle qu’ils évaluaient et à partir de là nous les avons rangées dans neuf familles que nous avons appelées des missions : mission citoyenne/coopération, mission créativité/sensibilité, mission enquête, mission expressions/communication, mission numérique, mission polyglotte, mission protocole, mission réflexion et mission travail personnel.
Ainsi, à la fin du semestre les élèves et leurs parents reçoivent deux bulletins : le bulletin classique et institutionnel où les compétences du socle sont évaluées et rangées par matière et le “bulletin de missions” que nous avons créé. Dans ce bulletin, l’élève va gagner une lune (un badge) d’un certain métal par mission en fonction de ses réussites. Par exemple, un élève qui aurait validé plus de 90% de ses compétences en mission citoyenne/coopération obtient un badge platine, tandis qu’un élève qui n’aurait validé que 50% obtient un badge bronze. Sur chaque évaluation, les logos des missions apparaissent, l’élève sait donc quelle mission est évaluée à chaque fois. Vous retrouverez un exemple de “bulletin de missions” dans le livret de présentation.
En français, pouvez-vous nous donner des exemples d’activités / dispositifs / projets que vous déployez dans ce cadre ou dans cet esprit ?
Le cours de français est un véritable laboratoire où j’essaie de développer au maximum l’esprit de coopération et l’autonomie. Aussi, chaque élève suit un plan de travail personnalisé qui permet d’adapter le contenu aux besoins et difficultés de chacun. Si les objectifs restent les mêmes au sein d’une séquence, les chemins pour les atteindre sont tous différents. Par ailleurs, certaines séquences sont construites de façon puzzle et c’est la collaboration de la classe toute entière qui va permettre de construire le cours.
Par exemple, récemment nous avons terminé une séquence sur Les Misérables de Victor Hugo. Je leur ai amené l’édition Folio d’Yves Gohin de 1200 pages et j’ai dit aux élèves que nous allions étudier ce livre. Face à leurs yeux écarquillés devant l’épaisseur du pavé, je leur ai demandé comment nous pouvions faire pour parvenir à l’étudier en trois, quatre semaines. Naturellement, les élèves ont imaginé prendre en charge par groupe une partie de la lecture pour ensemble reconstituer la narration globale de l’œuvre. J’ai donc élaboré le cours à partir de ces remarques et ai fait des parcours de lecture différenciés par personnage sous forme d’une enquête : qui est Jean Valjean ? L’intégralité de ces parcours de lecture se trouve sur le site Internet “Des Plantes, des chiffres et des lettres.” Enfin, il me semblait important que la classe coopère avec l’extérieur du collège, c’est dans cette optique qu’elle s’inscrit entre autres dans le dispositif Twictée ou dans un partenariat eTwinning avec l’Espagne.
Vous avez fait de cette année 2020-2021 « l’année du dilemme » : de quoi s’agit-il ? pouvez-vous en particulier éclairer en quoi consiste le « laboratoire des cas de conscience » ?
J’essaie de donner une grande direction à notre parcours de réflexion chaque année en fonction des grands axes du programme. Si l’année de cinquième est “l’année de tous les voyages”, l’année de troisième “l’année de l’engagement”, la quatrième est “l’année du dilemme”. Cela tombe plutôt bien, car c’est l’âge où l’adolescent développe une conscience aiguë de l’injustice et commence à se confronter à l’éthique : qu’est-ce qu’on doit faire pour faire le bien ? Pourquoi le mal ? Ainsi, la séquence “Le Laboratoire des cas de conscience”, titre inspirée par l’ouvrage de Frédérique Leichter-Flack et son excellente réflexion, est emblématique de ce parcours de quatrième. L’organisation de cette séquence a suivi le modèle des expérimentations en laboratoire. J’ai effectivement proposé aux élèves dans une approche empirique des expérimentations morales tirées de textes littéraires ou d’extraits cinématographiques : Billy Budd le marin, Batman de Nolan, la soeur Simplice dans Les Misérables, Sophie dans Le Choix de Sophie ou encore Akaki Akakievitch dhez Gogol. Après lecture des extraits, chaque groupe a dû s’initier à l’argumentation en se mettant dans la peau d’un avocat qui défendrait l’acte du personnage puis dans celle d’un avocat détracteur du même personnage en impliquant des arguments moraux. C’est lors de cette séquence que nous avons constaté avec Mme Nouri, collègue d’Histoire-Géo, que nous pouvions faire un lien fort avec l’EMC. L’enjeu de cette séquence est bien-sûr de montrer que tout ce qui concerne les jugements moraux n’est jamais noir ou blanc, d’instiller un peu de complexité, de gris dans l’esprit parfois encore manichéen des élèves.
Ce « laboratoire des cas de conscience » relie français et EMC : y a-t-il d’autres exemples de projets interdisciplinaires ? quels vous semblent les intérêts d’une telle approche interdisciplinaire ?
Très vite, nous avons constaté avec Mme Nouri, collègue d’histoire-géographie, que l’argumentation basée uniquement sur les arguments moraux avait ses limites et que les élèves avaient besoin d’une connaissance plus approfondie des grands principes de la justice français pour solidifier leur plaidoyer ou réquisitoire. Ainsi, après avoir appris ces grands principes lors d’une séance d’EMC, les élèves ont repris les textes littéraires pour voir quels grands principes de la justice étaient bafoués dans chacun des textes. Une façon de les lire sous une autre lumière et de réinvestir les apprentissages d’EMC. Face à l’enthousiasme des élèves et à l’âme d’avocats qui naissait en eux, nous avons décidé d’aller plus loin dans cette découverte des dilemmes moraux et du monde de la justice. Ainsi, par le biais d’Eve le Floc’h professeure d’EPS de la classe, nous avons été mis en contact avec Youssef Badr, procureur de la République de Bobigny et ancien porte-parole du ministère de la justice, qui nous a fait l’immense honneur de venir écouter les plaidoyers des élèves. Sa visite s’est terminée dans un échange entre lui et les élèves sur son métier et les métiers de la justice en général. Un vrai plaisir pour tout le monde, y compris les enseignants !
Il est évident que dans ce cas l’approche interdisciplinaire a permis de manière efficace et concrète d’acquérir des compétences des deux disciplines ; cela a permis, par ailleurs, d’aller loin dans les idées, dans les réalisations et de créer un souvenir marquant pour toute l’équipe impliquée ou non d’ailleurs dans le projet.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’expérience de « Classe Inclusive Numérique et Coopérative » ?
Le bilan de l’expérience “Classe Inclusive Numérique et Coopérative” est extrêmement positif. C’est déjà un immense plaisir au quotidien que d’accompagner et de voir progresser des élèves qui étaient en perdition en classe de sixième, que ce fussent en raison de difficultés d’intégration, de comportement ou de problèmes de décrochage. De surcroît, la disparition des notes ôte cet esprit de compétition néfaste et permet à chaque élève de mettre sa petite pierre au grand édifice de la 4è CINC. Chacun travaille autant pour lui-même que pour la réussite du projet ! De plus, la relation entre professeurs et élèves est tout à fait différente : elle est plus détendue, ce qui permet une ambiance de travail sereine et au maximum dans le plaisir.
Enfin, je dirais que l’évaluation par compétences donne enfin du sens à une évaluation qui peut s’avérer injuste et violente, et quel plaisir d’avoir des élèves qui pensent plus à progresser qu’à gagner 0.5 points à une évaluation !
Vous êtes attaché.es à mettre en œuvre une « culture coopérative » : est-ce à dire que la coopération vous semble autant un but qu’une modalité de travail ?
La coopération est bien plus une modalité de travail, un moyen, qu’un objectif à atteindre en lui-même. Nous mettons tout en place pour que des élèves qui tirent bénéfice de la coopération, préfèrent travailler et progressent ainsi, puissent s’épanouir dans ce mode de travail. Toutefois, la priorité reste l’acquisition des compétences, par conséquent quand un élève préfère travailler seul, il en a tout à fait la possibilité. Dans la réalité, certains élèves travaillent toujours dans le mode coopératif, d’autres alternent, mais tous progressent. Nous essayons dans cette classe d’apprendre (et j’insiste sur ce thème car cela ne va pas de soi d’évoluer en groupe) le plus de modes de travail possibles pour que chacun ait le choix de s’épanouir et de progresser comme il le souhaite pour plus de plaisir et donc d’efficacité.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site « des plantes, des chiffres, des lettres » de Thibault Lambert en lettres et Emilie Baron en maths