Par Jeanne-Claire Fumet
L’opinion a frémi à l’annonce d’une proposition du rapport Dhume sur les Mobilités sociales : son auteur préconiserait la suppression de l’interdiction du voile à l’école. Une injure au principe de laïcité ? Une provocation à l’égard des tenants de la liberté de conscience républicaine ? A y regarder de plus près, le rapport n’a rien d’une provocation gratuite. La lettre de mission signée de George Pau-Langevin et de Michel Sapin demandait « comment changer les regards sur les personnes immigrées et leurs descendants ». La réponse de Fabrice Dhume pourrait se résumer ainsi : en rectifiant les biais institutionnels qui pérennisent les discriminations. Est-ce pousser l’audace un peu trop loin au-delà de la demande ministérielle ? L’occasion d’une réflexion plus complexe qu’à l’accoutumée sur la signification régulatrice du principe de laïcité.
Un constat liminaire : la discrimination existe
La discrimination sévit dans le système scolaire et dans le monde du travail, remarque l’auteur du rapport. En dépit de la bonne volonté des acteurs, en particulier dans le monde éducatif, des réflexes et des mécanismes opèrent, qui aboutissent à des effets mesurables : orientation, réussite scolaire et professionnelle, les statistiques témoignent de corrélations régulières entre groupes d’origine et destinées sociales. Ce sont bien ces mécanismes que le gouvernement entend dépasser par la « refondation » de la politique d’intégration. Mais pour Fabrice Dhume, auteur du volet « mobilités sociales » du rapport , inutile de restaurer des fondations mal posées, déformées par le mauvais usage public et connotées par les implicites de l’histoire. L’injonction d’intégration, à titre d’exigence citoyenne minimale, s’est muée progressivement en impératif d’assimilation, c’est-à-dire d’identification complète à un modèle national, inaccessible parce que fantasmatique. Le « modèle français » se définirait essentiellement par négation des indices d’ethnicité et d’altérité, eux-mêmes engendrés par les attentes de conformation à cette « souche » culturelle indéfinissable.
Principes antiracistes et pensées hégémoniques
Selon Fabrice Dhume, on n’observe que les effets de la discrimination, ce qui conduit à identifier les facteurs discriminants comme des données objectives externes, peu modifiables, auxquelles on ne peut remédier que par des actions ponctuelles. Mais il vaudrait mieux se pencher sur la construction de ces facteurs dans les institutions, à un niveau intermédiaire entre les mentalités individuelles et les phénomènes socio-économiques. Le choix des mots (quartiers « sensibles »), la classification des personnes (issues de la « diversité »), les concepts spécifiques (publics scolaires « allophones ») finissent par créer des objets théoriques qui se prêtent mieux aux exigences d’un traitement technique. Mais par là-même, ils sortent du champ des choix politiques et des arbitrages de droit commun. Les questions de discrimination se trouvent ainsi séparées des enjeux passionnels de la société civile et transposées dans un cadre de réflexion plus détaché. Mais dans le même temps, ces catégories abstraites offrent aux préjugés et aux stéréotypes le cadre théorique qui leur faisait défaut : elles renforcent l’idée d’une différence indépassable entre « eux » et « nous », et justifient un traitement spécifique de normalisation. En résulte une gestion juridique et politique des discriminations, qui prend la forme de concessions par surcroît : politique de « discrimination positive » ou (rares) condamnations juridiques pour discrimination à l’embauche, le bénéficiaire resterait redevable à la puissance publique de la faveur qu’elle lui fait pour compenser son « handicap ».
L’institution scolaire et l’inégalité des chances
Si l’institution scolaire joue un rôle primordial dans ces mécanismes de construction d’une altérité discriminante, estime Fabrice Dhume, ce n’est pas en raison d’une défaillance des enseignants : leur volonté de contribuer à la réussite de tous les élèves n’est pas discutable. Mais les ressorts inconscients d’adaptation aux normes institutionnelles influent à l’insu des acteurs sur les pratiques scolaires. En matière d’appréciation ou d’orientation, la règle de la conformité normative prévaut implicitement. Les mécanismes identitaires contribuent à renforcer les disqualifications tacites. L’assimilation d’une culture commune à tous et par tous, mission d’État de l’institution, fait obstacle à la perspective d’un multiculturalisme et d’un plurilinguisme scolaires qui désamorceraient les inégalités liées à l’appartenance d’origine. La « bonne » normalité, celle qui doit permettre de réussir et de bien s’intégrer, reste liée à une pensée hégémonique, à l’œuvre dans toutes les strates de décision de la société, et qu’il ne serait ni prudent, ni expédient de mettre en cause.
La question de la laïcité et du « voile » à l’école
En ce sens, le principe de laïcité dans les institutions publiques, et en particulier à l’école, pâtit d’une contradiction : sa fonction est régulatrice et tend à garantir à chacun le libre exercice de sa religion, dans le respect de l’ordre public, rappelle Fabrice Dhume. La laïcité n’est pas, en ce sens, une valeur, mais une règle qui limite le pouvoir des institutions et favorise la tolérance à l’égard des pratiques religieuses. Utilisée à l’inverse comme instrument polémique au service d’une idéologie de tradition nationale, elle favorise le rejet des populations vues comme « musulmanes » au titre d’une altérité de croyance perçue comme anormale. La question du « voile » à l’école, la loi qui en interdit le port y compris pour l’accompagnement des sorties scolaires, apparaît ainsi comme une manière de cristalliser les tensions et d’exacerber les passions identitaires conservatrices, plutôt que comme une mesure favorable au maintien de l’ordre public. En condamnant un signe d’appartenance à une religion particulière, la loi semble stigmatiser cette religion elle-même comme potentiellement délictueuse. En somme, la défense du principe de laïcité comme garant de la liberté des consciences se muerait par la loi en police des croyances, là où une gestion locale des tensions (par le moyen des règlements intérieurs, par exemple) permettrait une souplesse de compromis beaucoup plus satisfaisante.
Le problème des discours performatifs
Dans le domaine des discriminations catégorielles, en particulier raciales (fondées sur une différenciation naturaliste imposée par un groupe dominant à un autre groupe), les effets performatifs à rebours du discours sont déterminants. Ce qui est dit et entendu vient nourrir et renforcer les mécanismes du stéréotype et du préjugé chez l’ensemble des acteurs. Les modèles construits, même discriminatoires, peuvent alors devenir des contre-objets d’identification offensifs. Les soupçons les plus spécieux prennent forme de croyances, parfois de convictions. C’est la raison pour laquelle Fabrice Dhume en appelle à une réappropriation politique de la question du vivre-ensemble dans une égale dignité et un sentiment de respect réciproque des différences. Il préconise une démarche volontariste d’inclusion, qui suppose une élaboration conjointe des éléments entre eux, plutôt qu’une politique d’intégration ou d’assimilation, qui sous-entendent une asymétrie entre une majorité légitime et une minorité forcée. Mais il ne suffira pas de produire une rhétorique ad hoc : les déclarations de principe ont fait la preuve de leur impuissance face aux réalités sociales. C’est pourquoi le rapport préconise des « leviers » concrets d’évolution, d’abord transversaux, mais aussi dans le domaine scolaire (entre autres, un discours clair et assumé sur les mécanismes de discrimination, une « alliance avec les publics de l’école », un développement des coopérations et régulations entre enseignants, élèves et parents) et dans le domaine de l’emploi.
Pourquoi un tel tollé sur la question du voile ?
La proposition de suppression de la loi sur le port du voile à l’école n’est qu’un des leviers transversaux proposés par Fabrice Dhume. Mais on comprend, au regard de l’ensemble du rapport, qu’il la tienne pour une condition indispensable à l’assainissement des conditions de la réforme. Cependant, l’adoption de cette loi – dont il dénonce le trucage et la manipulation idéologique, a rigidifié des clivages dont il serait utopique de penser qu’ils s’aboliraient du même coup. Le problème n’est d’ailleurs pas tant religieux, souligne-t-il, que traditionaliste. L’antagonisme n’est pas entre les religions (qui s’accordent d’ailleurs assez bien sur le conservatisme moral) ni entre religions et État (qui entretiennent un accord consensuel), mais entre une tradition nationale dominante et la menace (supposée) d’une rivalité « étrangère ».
Or ce n’est pas ainsi que les défenseurs du principe de laïcité scolaire risquent de l’entendre, mais plutôt comme le désaveu de leurs efforts pour assurer une culture commune partagée qui ne cède pas aux réquisits d’une religion quelle qu’elle soit. Le danger d’une suppression vécue comme une abdication des principes, fussent-ils mal établis, est la menace d’un affaiblissement d’autorité, là où le rapport de force est instauré entre représentants de l’autorité publique et tenants de l’autorité confessionnelle.
Peut-être est-ce d’ailleurs la meilleure preuve de la justesse des analyses de Fabrice Dhume : en posant la question des mobilités sociales non pas sous le jour attendu de la « panne d’ascenseur social », dont il réfute l’intérêt théorique, mais sous celui d’une fixation identitaire nationale, dont il propose le dépassement comme remède à une sclérose dont pâtit la population dans son ensemble, il prend le risque (et le gouvernement commanditaire du rapport avec lui) de se heurter à une violente réaction des forces de blocage qu’il met ainsi face au miroir. Mais la réalité sociale est aussi tissée de ces rapports de représentation au sein desquels se trament les rapports et les tensions ; la responsabilité du politique est aussi de veiller à n’en pas déchirer trop brusquement le maillage, mais à en dénouer patiemment les arcanes.
Lire le rapport Refonder la politique d’intégration – Groupe de travail Mobilités:
http://www.youscribe.com/catalogue/rapports-et-theses/autres/re[…]
Comment fonctionne, selon vous, la discrimination dans le système scolaire ?
Ce que l’on sait à partir des travaux dont nous disposons, c’est que la discrimination fonctionne de manière très diffuse : elle ne se concentre pas à un seul endroit du système scolaire, mais à tous les niveaux et dans toutes les dimensions de son fonctionnement. Par exemple, dans le domaine des interactions avec les élèves ; on connaît bien cela concernant le genre, la classe sociale, mais il y a moins de travaux sur les questions ethnico-raciales. Dans le domaine de l’orientation scolaire, dans le fonctionnement des conseils de classe, un certain nombre de filtres dans la manière de juger, d’évaluer les dossiers, la capacité de réussite des enfants, sont constamment à l’œuvre.
Est-ce trop tabou pour qu’on se penche sur ce problème ?
Oui, il y a un vrai problème de reconnaissance, un défaut de légitimité de ces questions dans l’institution scolaire, mais aussi dans le champ scientifique. Ce qui explique qu’on a assez peu de travaux : il manque l’espace académique qui permette la reconnaissance de ces questions.
La lutte contre le racisme n’a-t-telle pas fait progresser les pratiques et les mentalités ?
On a tendance à confondre la question de la discrimination dans une question de racisme et à l’aborder du point de vue des questions de mentalités, d’idéologie. L’approche anti-raciste entre, si on peut dire, par en haut, par les côtés « idéels ». La question discriminatoire entre plutôt par en bas, par la question des pratiques : est-ce qu’on traite tout le monde de la même manière ? La réponse est non. Mais quel est le lien entre la forme de traitement et les idées ? C’est très compliqué : d’une part parce que l’idéologie, dans le champ scolaire, n’est probablement pas la principale raison, les enseignants adhèrent très majoritairement au projet anti-raciste. Mais d’autre part, les tabous sur les catégories ethnico-raciales laissent penser (et c’est une particularité assez française) que si on était aveugle à la « race », et qu’on ne prononçait pas ce mot, il n’y aurait pas de problèmes. Alors qu’on sait bien que ce n’est pas en le cachant qu’on va résoudre le problème : pour une part, les mécanismes à l’œuvre sont rendus invisibles, soit mentalement, soit parce qu’ils sont effacés derrière d’autres normes. Par exemple, les normes scolaires : qu’est-ce qu’on considère comme un bon comportement scolaire ? Les théories culturalistes dont les enseignants disposent, comme tout un chacun, conduisent à interpréter certains comportements jugés a-scolaires comme liés à la culture d’origine de certains publics. En croyant raisonner scolaire, on embraye sur un certain nombre de jugements disqualifiants pour les élèves, et on s’empêche réfléchir à ce qui dans les interactions et la situation scolaires, provoque ces écarts et permettraient de les travailler.
Comment analysez-vous les réactions très vives suscitées par la publication de votre travail ?
L’analyse de cette polémique reste à faire. C’est venu très vite et pas de n’importe où : la polémique est née d’un article du Figaro, dans une stratégie manifeste de manipulation, qui a été reprise par tous les médias comme une information. La désinformation porte d’abord sur le statut de la piste de travail sur la loi de 2004, concernant le port du voile. La commande qui avait été faite était de donner des propositions d’action. Mais ça ne sert à rien si on ne clarifie pas la nature du problème. Quel est le défi auquel il s’agit de faire face ? En raisonnant ainsi, on a montré que les termes de départ étaient biaisés, en particulier celui d’intégration. Il fallait repenser, renommer, mais aussi redéfinir le sens : quel message message politique s’agit-il d’envoyer aux gens ?
Nous avons fait un travail pédagogique : retracer ce que nous savons de l’histoire, des dossiers politiques, des mécanismes, de l’action publique depuis une quinzaine d’années sur les discriminations. La recherche a accumulé des données sur ces questions. Cela nous paraissait au moins aussi important que les préconisations en tant que telles. A partir du moment où l’on accepte que l’une des difficultés de la société française est qu’elle ne cesse de reconstruire des frontières qui assignent les gens à une place limitant leur mobilité sociale, qu’elle durcit ces frontières et a tendance à créer des boucs émissaires ou à opposer les gens les uns contre les autres, on se trouve dans une lecture idéologique et non plus pragmatique de la situation. A partir de là, pour agir pragmatiquement sur ces frontières, les assouplir, il faut dédramatiser ces questions. Il faut agir sur ces mécanismes de polarisation et de fantasmes.
Mais vous attaquez à l’endroit où les mentalités sont le plus rigides…
Il s’agit de pointer la direction de ce travail, de dire : ça va jusque-là. Nous proposons d’abord des principes d’action que nous avons beaucoup détaillé, qui ne sont pas des préconisations. On nous reproche qu’il y en ait trop. Mais notre souci est de bien montrer les articulations qui les soudent. C’est pourquoi nous proposons des leviers d’action. A titre d’illustration : le levier qui porte sur le cadre juridique. Que faut-il y changer ? En termes de discriminations, le cadre juridique est bien construit : la question n’est pas de faire de la loi supplémentaire. Par contre, il y a selon nous deux éléments nécessaires à travailler : d’une part ce cadre reste très difficile d’usage par les personnes discriminées, il y a des choses à assouplir par des actions du type class-action c’est-à-dire des actions collectives, qui sont envisagées par ailleurs. Et d’autre part, il y a des lois ou des règles qui sont en elles-mêmes discriminatoires, c’est une discrimination organisée par la loi : par exemple les emplois fermés aux étrangers. Dans le domaine scolaire, il y a des lois ou des circulaires de nature discriminatoire, dont celle de 2004 mais pas exclusivement. A partir du moment où on s’est bien entendu sur le problème, il faut avoir le courage de poser jusqu’au bout un certain nombre de questions, même quand elles touchent de façon très directe, on l’entend bien, aux fantasmes de la société française.
Le premier mode de résistance face à ce genre de polémique, c’est d’abord de faire l’effort de lire par soi-même et de voir avec quoi nous sommes d’accord ou pas d’accord. S’obliger à préciser où nous nous situons dans ces questions. Si la polémique à au moins cet effet-là, ce serait déjà un petit bout de chemin réalisé…
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