Le transfert des pratiques pédagogique du numérique d’un enseignant à l’autre, d’une classe à l’autre, d’un établissement à l’autre est quelque chose de difficile et même d’impossible si l’on s’en tient à la stricte reproduction de la pratique présentée. La multiplication des ressources en lignes présentant le scénario pédagogique, ou la fiche de préparation et de conduite du cours ou encore les films qui témoignent de ces pratiques ne sont semble-t-il pas toujours suffisants pour permettre un transfert avancé et précis. Certains diront que les documents fournis sont imparfaits et que les explications données par celui qui les fait laissent dans l’implicite nombre de paramètres à prendre en compte. Il est pourtant une dimension qui semble prépondérante pour expliquer cela : le contexte. Derrière ce terme se cache nombre de variations qui font que d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre, d’une organisation à l’autre les différences sont si nombreuses qu’il est très difficile de reproduire exactement le contexte. Une comparaison permet de comprendre cela. Si l’on regarde les mains d’une population, on peut être tenté de dire qu’elles sont toutes pareilles. Or si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit qu’elles sont toutes différentes (lignes de la main, empreintes digitales, longueur et forme des doigts etc.…). Pour le dire autrement, derrière une apparente uniformité (les jeunes, les enseignants, les CM1 etc.…) il y a un grand nombre de différences qui ne sont pas forcément immédiatement visibles.
Plans globaux et réalités de la classe
Quand nous circulons dans les établissements scolaires et que nous observons ce qui s’y passe sur le plan des pratiques pédagogiques (mais pas seulement) du numérique, nous remarquons que la généralisation est difficile à faire. De l’élève à l’enseignant, de l’enseignant à l’établissement et aux conditions matérielles de travail, on multiplie les différences, les particularités, les spécificités. L’utilisation de logiciels communs à tous peut laisser penser qu’une normalisation des usages s’effectue. Si cela est vrai pour un certain nombre de tâches répétitives, force est de reconnaître que pour la plupart des activités des enseignants cela l’est beaucoup moins. Un jour, une enseignante déclare devant ses collègues qui l’écoutaient décrire sa pratique innovante : « si je l’ai fait, tout le monde peut le faire ». Malheureusement l’écho des collègues était bien différent : « dans son contexte c’est possible, mais nous on ne pourrait pas le faire ». Et d’ajouter la description des différences entre son contexte et le leur, ses élèves et ceux auxquels ils s’adressent, ses compétences et les leurs…. Ainsi les différences seraient plus déterminantes qu’on ne le pense si l’on en juge leur témoignage. A contrario on entend souvent comme début d’argumentation : « moi dans ma classe », ou encore « sur le terrain », quand ce n’est pas « on sait bien que, on voit que ». Ainsi d’un cas particulier, le sien, on fait souvent une généralisation qui concernerait l’ensemble de la population supposée identique.
Les moyens numériques peuvent donner l’illusion qu’une solution peut s’appliquer à tous. C’est ce que l’on ressent quand on analyse les discours qui accompagnent les dotations globales des établissements en matériel ou autres solutions numériques, le plan numérique actuel n’y échappe pas. On est parfois passé de politiques d’appel à projet à des politiques d’équipement massif et inversement. Dans le premier cas, on sait combien ces appels à projet sont sujet à caution tant par la nature des réponses que par les modes de sélection (sans parler de la suite effective du projet déposé). Dans le second cas on a suffisamment observé que la même chose pour tous ne produit pas le même effet pour tous (le mythe de la proposition égalitaire). Quel entre-deux alors ? Prendre en compte le local c’est renoncer à un résultat homogène, mesurable mais surtout montrable. Dans la salle de classe, l’enseignant sait bien que chaque élève est différent. Il est confronté quotidiennement à ce dilemme entre donner à tous et donner à chacun. Le matériel, l’équipement, cela ne résout rien sauf à adopter une posture qui rend les différences invisibles à ses yeux (sauf dans la notation bien sûr). Et pourtant la plupart des commentaires des enseignants qui sont face à des élèves équipés mettent en évidence la facilitation de la différenciation.
Tenir compte du local
Les usages quotidiens des moyens numériques sont d’abord des usages individuels. C’est à dire qu’à partir d’un « socle logiciel et matériel commun » chacun de nous fait des choses différentes. Si l’on reprend l’image évoquée précédemment, il y a un isomorphisme : tout semble pareil, de loin et pourtant tout est différent dès qu’on est de près. Dans la salle de classe, l’observateur, l’inspecteur, le collègue peuvent avoir aussi cette sensation double. C’est ce que l’on nomme parfois la personnalisation pour exprimer que c’est chaque personne qui construit sa propre trajectoire, ses propres usages en se confrontant à la tentative de normalisation imposée parfois par l’informatique (mais aussi par la classe, etc.…). On imagine déjà que les projets d’adaptive (ou adaptative) learning vont prolonger cette évolution en faisant en sorte que l’ordinateur et son logiciel soient de plus en plus capable de se mettre en « miroir », « écho », « empathie » avec l’utilisateur dans le cadre d’activités finalisées à l’école ou à la maison.
Dans l’établissement scolaire, la réponse la plus logique à la prise en compte des différences c’est l’équipe éducative. Ses membres, de par leurs différences, mais surtout par leur manière de vivre ensemble ces différences, permettent de mieux s’adapter. La réponse à l’individualisation ce serait le collectif. Mais un collectif qui ne soit pas normatif, mais qui rend possible la personnalisation. Lorsqu’un jeune à qui l’on remet une tablette numérique pour la première fois pose la question « est-ce que je peux choisir l’image que je mets en fond d’écran ? » il exprime sa volonté de personnalisation. C’est alors que la médiation humaine vient prolonger la médiation instrumentale, quand l’enseignant permet à l’élève de comprendre les deux logiques et les assumer : entre moi et le collectif il y a du lien de la continuité. De la même manière qu’entre ma pratique personnelle et ma pratique scolaire du numérique il est nécessaire qu’il y ait du lien.
Tenir compte du local, du contexte est un incontournable de l’éducation, de l’enseignement. La volonté rationaliste et égalitariste n’y peut rien. Ce n’est pas pour autant qu’il faille renoncer au collectif. Mais celui-ci ne peut plus s’imposer de la même manière dès lors que des technologies sont devenues personnelles à un point tel que c’est la porte d’entrée première pour le développement des usages. C’est pourquoi les équipes qui veulent développer la place du numérique dans leurs pratiques doivent aussi effectuer un travail collectif mais pas normalisateur pour proposer aux élèves cette réconciliation. Ce sont les équipes qui peuvent le faire localement dans l’établissement, à l’échelle de l’établissement, mais surement pas un ministère ou même un rectorat qui ne pourront pas contextualiser suffisamment la réponse si elles ne permettent pas l’expression du local.
Bruno Devauchelle
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PS – Peut-on généraliser ? Une question scientifique complexe dans l’éducation.
Ce qui est très difficile en éducation (mais pas seulement) et qui interroge les scientifiques dits expérimentalistes, c’est qu’on peut difficilement neutraliser ces différences. Autrement dit, pour donner un exemple, comparer deux groupes classes pour mesurer l’effet d’une nouvelle pratique par rapport à l’ancienne amène à tellement d’éléments variables que les résultats sont entachés de doutes, de biais (groupe test, groupe témoin ???). C’est l’effet contexte que l’on peut comprendre au travers de la lecture du livre de Claude Bastien paru en 1997, « les connaissances de l’enfant à l’adulte » (Armand Colin). Malgré les débats sur la méthode scientifique chère à Claude Bernard, il reste une grande difficulté à stabiliser des connaissances en éducation. Certes le critère de reproductibilité est intéressant, mais il reste lui aussi à interroger, comme l’a fait O. Rey à propos de la méta-analyse de John Hattie (http://eduveille.hypotheses.org/8285 ). Plus généralement il est toujours risqué de vouloir donner, dans le champ des sciences humaines et sociales, une valeur définitive et universelle à telle ou telle observation. Une relecture rapide du livre de 1920 d’Adolphe Ferrière (« L’école active ») permet de voir qu’au début des années 1920 la question scientifique se posait déjà mais avec les connaissances de l’époque. On notera qu’à cette époque suite au rationalisme du XVIIIè, le positivisme émergent (Auguste Comte) au XIXè vient conforter cette dynamique autour de l’appui sur les travaux des sciences pour. Cette analyse permettra de s’interroger sur ce point crucial de la généralisation des connaissances, mais aussi sur la prise en compte du local, du personnel, de l’humain.