Par Jeanne-Claire Fumet et François Jarraud
Un « abcès de crispation », qui n’est peut-être « plus indispensable à la biologie ? » C’est ainsi que Thierry Hoquet, Maître de Conférences à l’Université Paris X Nanterre, présente l’œuvre de Darwin, au terme d’une relecture qui passe en revue les querelles d’un bon nombre de ses commentateurs.
Un constat s’impose : derrière les divergences conceptuelles, se dessinent les ombres et les indéterminations d’une théorie qui n’a rien d’homogène. A trop vouloir y lire « un long argument »bien construit, on en oublie les failles et les lacunes qui expliquent pourtant de nombreux malentendus – peu d’ouvrages en ont compté autant. Paradoxe : le consensus général qui entoure désormais l’œuvre de Darwin se trouve ainsi dissimulé derrière de vaines querelles, dont l’enjeu – le darwinisme « pur » – est au fond dépourvu d’objet. Car si chaque darwinien construit son Darwin, c’est peut-être parce que le texte offre plutôt un riche panel de schèmes qu’un unique dogme stable pour penser le vivant dans le cadre général de l’évolution.
Quel darwinisme ? Les thèses de Darwin se prêtent étonnamment aux controverses : matérialisme athée pour les uns, providentialisme masqué pour d’autres, modèle social progressiste, ou bien anti-humaniste, rêverie philosophique infondée, paradigme biologique révolutionnaire… Dans l’esprit du public, les disputes nourrissent des contresens : l’évolution phylogénétique est entendue comme une métamorphose inexplicable des espèces, la sélection naturelle comme un match stratégique pour la domination, et l’origine des espèces comme l’odyssée d’une bactérie égarée dans la biosphère. Les interprétations savantes sont évidemment plus subtiles, mais parfois aussi éloignées du texte d’origine, s’en réclamant pourtant à partir d’une simple phrase ou de quelques mots.
La fixation des métaphores. Comme toute pensée créatrice, celle de Darwin recourt volontiers aux métaphores quand le concept en gestation manque de se préciser. La théorie de l’évolution est d’abord une vaste hypothèse servant à de cadre à l’observation des effets concrets de la sélection naturelle. Ni téléologie, ni axiologie, ni volonté de puissance : Darwin se tient dans le cadre strict de la démarche scientifique. La forme synthétique moderne de la théorie en rappelle le principe essentiel : évolution plus sélection naturelle comme mécanisme. Ce qui implique tout de même, remarque l’auteur, un mécanisme en deux temps : d’une part la modification interne, d’autre part la sélection externe ; variation aléatoire d’un côté, adaptation utile de l’autre. Comment équilibrer les deux pôles et à quel titre ? Que l’on accorde trop à la part aléatoire de la variation et Darwin devient épicurien – au sens de la thèse physique du hasard aveugle dans ses effets. Mais que l’on concède un rôle ordonnateur à l’utilité sélective, et le providentialisme téléologique n’est pas loin. Or hasard et utilité sont-ils autre chose que des métaphores ? Parler d’accident est une preuve d’ignorance, reconnaît Darwin ; et l’utilité n’est guère qu’une modalité d’intégration relative.
Une hypothèse biaisée. La force de l’hypothèse réside dans son pouvoir d’harmoniser un grand nombre de faits, qu’elle rend intelligibles. D’une part, l’évolution est attestée par les découvertes de la paléontologie et l’immense diversité des espèces, d’autre part, la sélection est avérée par le modèle artificiel de l’élevage et la proportion arithmétique entre le taux de reproduction et la quantité de population des espèces vivantes. Ne manque que la possibilité d’une expérimentation directe, qui mettrait en regard, à grande échelle et dans la nature, les effets attendus de la variabilité et la diversité réelle des individus vivants, prouvant le caractère sélectif et favorable du couperet biologique. Mais pour cela, il faudrait une détermination scientifique du principe de variabilité, c’est-à-dire une explication objective de la force organisatrice à l’œuvre dans la matière vivante. Or de fait, la sélection n’aurait aucun sens si elle n’opérait pas sur une variation illimitée, imprévisible, inadaptée et indéterminée. Comment alors rendre compte scientifiquement des lois naturelles de la variabilité, sans errer vers une inspiration téléologique ou métaphysique ?
L’épineuse question de l’origine. Darwin se garde bien d’apporter une réponse, ce qui laisse ouvertes toutes les spéculations : faut-il admettre l’hypothèse du hasard, ou bien d’une nécessité mécanique radicale, ou encore d’un « souffle » vital (Darwin lui-même emploiera puis retirera ce terme) dirigeant l’évolution ? Faut-il nier que s’y joue le moindre progrès ou y entrevoir la construction d’une amélioration durable ? La question de l’origine prend alors toute sa force : terme ambigu, souligne l’auteur, selon qu’il désigne un fait inaugural ou un simple mécanisme de survenance maintes fois réitéré. Sur le modèle des travaux naissants de la linguistique, on exige de la biologie qu’elle passe des conjectures aux preuves et résolve les interrogations fondamentales de l’anthropologie. En annonçant une « Origine des espèces », ce « mystère des mystères », Darwin entend-il un principe métaphysique extérieur au champ de la science, ou l’assignation logique d’un point limite dans la récurrence de la mutabilité des espèces ? Dans ce dernier cas, la notion d’espèce devient une simple catégorie nominale, dénaturalisée, et le champ de la recherche se dissout ; dans l’autre cas, se profile l’idée d’un prototype originaire, dont l’apparition soulève d’insondables difficultés. Darwin n’entend pas régler ces questions délicates, pas plus qu’il ne se prononce sur l’origine de l’homme.
Un modèle fédérateur. Les commentateurs se chargeront de déduire eux-mêmes les conséquences logiques les plus contradictoires de la copieuse littérature darwinienne. Car paradoxalement, insiste Thierry Hoquet, tout le monde scientifique se réclame de Darwin, et chacun le peut à bon escient : du matérialisme athée au providentialisme théiste, selon qu’on privilégie l’arrimage de la biologie aux lois physico-chimiques, ou l’harmonie entre facultés mentales et structures du monde, les théories de Darwin forment un modèle infiniment extensible. C’est aussi pour cette raison que l’auteur en appelle à un dépassement de l’ « abcès de crispation » que constitue depuis 150 ans la référence pointilleuse à l’Origine des espèces. Il n’y a plus guère que les tenants d’un créationnisme théologique, et non scientifique, pour combattre idéologiquement les thèses du darwinisme ; plutôt que de débattre à l’infini de l’orthodoxie de ses interprétations, le temps semble donc venu d’en explorer les prolongements. Au risque, peut-être, d’en modifier les principes ?
JC Fumet
Thierry Hoquet – Darwin contre Darwin : Comment lire l’origine des espèces ? , Editions du Seuil – L’ordre philosophique (2009) – 444 pages.