Voulez-vous comprendre pourquoi tant de vos contemporains – vous-même, peut-être? – vivent avec un appareil sonore vissé dans les oreilles? Ce n’est évidemment pas un simple effet de mode ou un épiphénomène de l’hypertechnologie de nos sociétés contemporaines ; c’est l’effet d’une mutation profonde de notre rapport à la réalité. Notre expérience ordinaire, baignée d’un fond sonore soigneusement choisi, comme pour une scène de cinéma, prend une dimension émotionnelle d’autant plus riche qu’elle est plus distanciée – ce que nous offre l’œuvre musicale rock dans sa spécificité. C’est en tout cas ce qu’entend démontrer Roger Pouivet dans cet ouvrage ardu mais palpitant.
La musique rock constitue, d’après l’auteur, une nouveauté ontologique radicale : elle « existe en tant qu’enregistrement dans le cadre des arts de masse ». Enregistrée, sa réalité est permanente ; conçue selon les moyens techniques de sa diffusion, elle est reproductible à l’infini ; destinée aux masses, elle est sans assignation culturelle précise. En échappant ainsi aux structures traditionnelles des problèmes de l’esthétique, elle nous restitue l’art tel que l’« Esthétique » nous a désappris à le penser : un domaine de création doté d’un rôle anthropologique primordial. Les œuvres ne sont pas des fins en soi, nous montre l’auteur, elles ont une fonction bien précise à remplir : nous aider à comprendre le monde.
Ainsi, l’intérêt du rock ne serait ni historique, ni politique, ni social, mais métaphysique : il met à notre disposition un ensemble d’atmosphères émotionnelles élémentaires qui nous permet de régler et de maîtriser nos émotions avec une grande finesse d’adaptation. L’appareillage qui nous imprègne à toute heure des sonorités de notre choix, réalise en nous une forme douce de catharsis, par laquelle nous nous distancions de la violence des émotions naturelles. Les qualités expressives des œuvres, mémorisées, classées, sélectionnées, nous permettent de disposer d’attitudes rationnelles appropriées, dans les circonstances les plus diverses de la réalité.
En permettant ainsi une forme d’isolation sensorielle et émotive, la musique rock, à travers son usage technologique assidu, qu’on a tendance à prétendre – hâtivement – autistique, nous rappellerait en réalité à notre destination spirituelle et humaine d’êtres civilisés.
Que l’on ne s’attende donc pas, avec cette Philosophie du rock, à un petit traité édifiant du bien vivre en musique. L’auteur y déploie plutôt une brillante réflexion sur les problèmes esthétiques contemporains : qu’est-ce qu’une œuvre d’art? ou plutôt : quand y a-t-il art? (selon la formulation de Goodman). Les théories tendent à s’égarer entre phénoménologie de l’expérience esthétique, qui valorise le versant subjectif du ressenti en dépouillant l’œuvre de sa réalité concrète d’entité sensible, et une analyse abstraite qui prétend en ériger les qualités sensibles en essences objectives.
Dans le premier cas, on se laisse emporter vers le subjectivisme le plus radical, par une approche naturaliste de l’émotion esthétique ; dans l’autre, on oublie, à force d’analyse logique, l’événement de la « rencontre » avec l’œuvre. Pour rompre avec ce double écueil, soutient Roger Pouivet, il faut en revenir à une « métaphysique des choses ordinaires » : les objets que nous tenons pour réels ne sont ni de simples apparences, ni de pures vues de l’esprit, mais des entités dont la réalité est attestée par leur effectivité causale, dont on peut étudier le mode d’existence.
L’œuvre d’art existe comme artefact, c’est-à-dire comme objet produit intentionnellement par l’activité humaine et doté d’un principe de fonctionnement (les choses naturelles ayant un principe d’activité). La fonctionnalité des artefacts émane de la détermination matérielle de leur structure (technique), ou d’une stipulation arbitraire (convention), ou encore des compétences sémiologiques de ceux qui les font et de ceux qui les considèrent comme œuvres (esthétique). Les œuvres d’art sont donc des entités réellement existantes, dont on peut étudier le mode d’existence, mais dont l’effectivité dépend des intentions signifiantes dans lesquelles elles s’inscrivent. Elles fonctionnent, en quelque sorte, par catalyse des intentions de sens. L’esthétique met donc en jeu des catégories cognitives (d’identification, de compréhension, de classification) non sensibles et se révèle ainsi indissociable de l’épistémologie.
On peut alors comprendre que certaines productions ne fonctionnent authentiquement pas comme objets d’art : elles entravent notre rapport au monde en l’obscurcissant et ne « font » pas œuvre d’art. On peut ainsi distinguer le monde de l’art – et les artefacts qui le simulent. La frontière esthétique ne passerait pas entre entre arts de masse et arts d’élite, mais entre processus efficients pour notre inscription au sein de la réalité humaine, et montages artificiels stériles. Roger Pouivet ouvre ainsi la voie d’une analyse critique théoriquement étayée pour l’art contemporain.
Jeanne-Claire Fumet
Philosophie du rock : une ontologie des artefacts et des enregistrements, par Roger Pouivet.
PUF – Coll. L’interrogation philosophique, avril 2010.
262p., 23€.