Pourquoi les tentatives de réforme de l’enseignement de la philosophie, en France, sont-elles vouées à l’échec alors même que les pratiques de terrain étouffent dans leurs contradictions ? A la demande de l’ACIREPh (Association pour la Création d’Instituts de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie), Hervé Boillot, professeur de philosophie, exposait samedi 16 février à la Maison des Associations du 3ème arrondissement de Paris, les éléments de sa thèse de sociologie « Enseigner la philosophie dans les lycées en France : un métier immuable ? 1945-2003 ». Une étude édifiante des archives de l’APPEP (Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public), principale association de professeurs, dans ses débats internes et avec l’Inspection Générale. Comment l’enseignement de la philosophie, s’interroge l’auteur, a-t-il pu se maintenir presque à l’identique au milieu des réformes et des transformations de l’institution ? Derrière cette constance, passée par des affrontements virulents lors de la dernière tentative de réforme en 2003, Hervé Boillot décèle l’attachement à un modèle culturel très abstrait, voué à une sélection scolaire républicaine élitiste, contre des tendances plus libertaires, qui font appel aux enseignements des sciences sociales et techniques. Mais dans cette querelle des anciens et des modernes, la dichotomie est loin d’être simple et les lignes se croisent, entre marxistes républicains et institutionnels critiques. D’autant que les stentors des deux camps laissent peu de place à l’expression de la masse des professeurs aux prises avec la réalité du terrain. Une étude éclairante sur les blocages qui empêchent de penser à nouveaux frais les formes et le contenu des enseignements de la philosophie scolaire.
Une tradition de noble supériorité.
La Classe de Philosophie, rappelle Hervé Boillot, a constitué jusqu’en 1938-39 le niveau le plus élevé de l’enseignement secondaire. La suprématie culturelle et intellectuelle de la discipline était sans rivales : couronnement de la formation des élites, elle apportait la touche finale d’abstraction conceptuelle aux meilleurs produits du système scolaire, concédant une place mineure aux mathématiques pour les futurs polytechniciens. Cette hégémonie traditionnelle est ébranlée par le plan Langevin-Wallon, en 1945 : dans un contexte de grands projets sociaux, l’école passe d’une société d’ordres (hiérarchisés et stables) à une logique de système fluide et homogène, analyse H. Boillot, qui doit recevoir un plus vaste public et le former utilement. Dans ces périodes de bouleversement, la stratégie de l’APPEP semble se concentrer sur la lutte contre l’ouverture de la Classe de Philosophie aux sciences expérimentales ; mais dans le même temps, se créent les filières professionnelles, technologiques et générales rénovées, qui se partagent entre filières littéraire, scientifique et science technique. Tandis que la diversification fait la part belle aux sciences et aux techniques, le réflexe du corps professoral de philosophie consiste à se focaliser sur le maintien de prérogatives classiques, plutôt que de travailler au développement de l’épistémologie et des sciences humaines dans ses contenus et ses méthodes. Le décalage sera fatal à la discipline, détrônée dans sa fonction sélective par les mathématiques.
Déshérence de la filière littéraire.
La dévalorisation de la discipline ira s’aggravant : les bacheliers littéraires sont interdits de concours de Médecine dans les années 60, pour manque de culture scientifique ; la coupure entre enseignements philosophique et scientifique s’accroit, tandis que les représentants officiels de la philosophie scolaire continuent d’exiger le retour à une hégémonie perdue. En 1968, les réformes seront l’occasion d’un affrontement frontal entre les tenants d’un enseignement de pure culture et les tenants d’une positivité scientifique, au sein même de la philosophie : les uns s’attachent à une méthode réflexive sur des contenus abstraits tandis que les autre en appellent à des contenus positifs tirés des sciences humaines et ouverts sur les questions présentes. Ce clivage, violemment exprimé lors des commissions de programmes, en particulier pour le projet Renault de 2003, n’est toujours pas dépassé et expliquerait les blocages qui empêchent tout remaniement.
Un clivage qui est aussi politique.
Le problème de l’affrontement entre un programme de notions abstraites et l’étude de questions sociales contemporaines n’a pas qu’une dimension épistémologique, mais recouvre un clivage politique, remarque H. Boillot. Le courant matérialiste marxiste est davantage enclin à attendre du cours de philosophie qu’il éclaire les élèves sur les enjeux réels du monde contemporain ; tandis que la tradition conceptuelle repose sur une obédience républicaine plus conservatrice, qui veut garder à la réflexion intellectuelle sa liberté face aux engagements partisans des querelles du moment. Aux uns, on reprochera de transmettre une vision déterministe et déterminée de la réalité sociale, aux autres, de prôner une liberté de pensée qui repose en majeure partie sur une connivence culturelle socialement élitiste.
Plonger dans les idées ou les contextualiser ?
Le débat va gagner le grand public, ajoute H Boillot, avec la parution du livre de J.F. Revel, Pourquoi des philosophes ? (1957), charge au vitriol contre l’enseignement classique de la philosophie ; outre la pression de l’opinion, s’ajoute une forte pression « technocratique » pour la modernisation d’un enseignement sommé de se rendre plus utile. L’esprit du temps réclame des savoirs exploitables, contre quoi s’élèvent les professeurs soucieux d’offrir à leurs élèves les éléments d’une culture émancipatrice des conditions socio-historiques de leur apprentissage. En interne, la profession concède des aménagements de surface qui tendent à refermer les pratiques sur des questions de métaphysique et de morale au lieu de les ouvrir aux sciences. Les aménagements pédagogiques suscitent difficultés et controverses : ainsi l’introduction de textes d’auteur, formulés dans une langue et un contexte intellectuel souvent très éloigné de la culture des élèves, s’avère un casse-tête pour les professeurs. La lecture directe des auteurs, déjà préconisée par Alain, doit-elle prendre la forme d’une confrontation ex-abrupto, qui saisit l’élève dans une révélation conceptuelle sans préalable, ou s’entourer d’une présentation historique et contextuelle, au risque de perdre le fil du propos que le texte venait illustrer ? Comment faire la part de l’histoire des idées sans la substituer à la réflexion ? Mais comment susciter une réflexion rationnelle de qualité sans initier l’élève aux présupposés que requiert la lecture d’un texte ? Quant au programme de notions, d’une amplitude inépuisable, doit-il laisser place à des questions dont les contenus peuvent être étudiés et appris sous une forme commune, possible à évaluer ? Par la voix de Jacques Muglioni, les instances officielles de la philosophie scolaire vont réaffirmer, dans les programmes de 1973, la conception philosophique de l’enseignement de la philosophie : elle est à elle-même sa propre pédagogie, sa propre didactique, et se construit dans la pensée active du cours de philosophie, œuvre du professeur, qui doit être affranchie de thématiques ou de questions dont le choix relèverait inévitablement d’une dogmatique cachée.
Professeurs de philosophie contre enseignants du philosopher.
La conception de J. Muglioni exprime la plus solide et juste adéquation théorique entre la philosophie comme discipline et son enseignement comme prolongement. Mais elle laisse de côté une dimension pourtant prégnante : la réalité du public des classe de Terminale. La plupart des représentants officiels de la philosophie scolaire, rappelle H. Boillot, exercent dans des classes sélectives, auprès d’un public trié. La réalité quotidienne du terrain est assez différente. Mais la masse des professeurs ordinaires reste muette et ne s’exprime guère face à des représentants qui sont aussi l’élite de la profession. Le partage semble pourtant se confirmer entre des modes d’enseignement qui se revendiquent de l’enseignement du philosopher, d’acteurs de l’école qui ne prétendent pas faire œuvre de philosophie mais seulement apprendre à philosopher, et les défenseurs du statut du maître de philosophie, unique et exclusif représentant d’une réflexion rationnelle en acte. Si l’on voulait trancher hâtivement entre ces catégories, cependant, il faudrait oublier que le marxiste Louis Althusser était un fervent partisan du modèle du maitre, tandis que l’ancien Inspecteur Général Jean-Louis Poirier a été vivement contesté par ses pairs pour sa lucide analyse des impasses de l’enseignement de terrain.
A titre de conclusion, H. Boillot, qui reconnaît s’opposer aux tenants d’une méthodologie pédagogique trop éloignée des contenus d’enseignement propres à la philosophie, comme Michel Tozzi, dit-il, affirme la nécessité d’ouvrir une place à la pédagogie et à la réflexion sur les contenus. Le professeur de philosophie n’est pas un philosophe : il doit savoir ce qu’il enseigne et à qui il l’enseigne. En ce sens, H. Boillot en appelle à une véritable redéfinition de l’objet de cet enseignement, pour en éviter la dissolution dans l’abstraction vide ou l’éclectisme pratique. La détermination des contenus, estime-t-il, passe par la question de la place qu’on accordera enfin aux sciences humaines et à l’histoire des idées.
Enseigner la philosophie dans les lycées en France : un métier immuable ? 1945-2003, par Hervé Boillot – Thèse de doctorat en sciences sociales, mention sociologie, sous la direction de Françoise Piotet – Université Paris I Panthéon Sorbonne. Soutenue en novembre 2012.
Le site de l’ACIREPH :
Le site de l’APPEP :
A lire : Que peut la philosophie ? de Sébastien Charbonnier. Seuil, L’ordre philosophique, janvier 2013 – 296 pages. – 22€.
Sur le site du Café
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