Perle rare, miraculeusement restaurée en 2002 à partir de l’ultime copie retrouvée à Belgrade, « Le Récif de corail » de Maurice Gleize, sorti en 1939 à la veille de la guerre, ravira les fans de mélodrames peuplés de mauvais garçons et de filles perdues tentant d’échapper à la fatalité. Jean Gabin et Michèle Morgan, un an après leur première rencontre dans « Quai des brumes » de Marcel Carné, incarnent ici des amants maudits en quête acharnée du bonheur. Entre Australie et Océan Pacifique, aventures, exotisme et romanesque garantis pour les fugitifs amoureux en route à bord d’un cargo vers un improbable eldorado, très loin de la nuit qui va alors s’abattre sur l’Europe.
Périlleux périple pour criminels en fuite
Un quartier sombre, quelques éclats de lumière, des silhouettes se découpant à la faible lueur d’une lampe par une fenêtre dans les ténèbres. A l’intérieur Ted Lennard (Jean Gabin) vient de tuer un vieux truand au terme de la bagarre. Et sa voisine Anna, qui ne cache pas son attirance pour l’homme hagard au regard vide, lui suggère une stratégie de fuite. Nous sommes en Australie à Brisbane et la police est déjà aux trousses de l’assassin qui parvient, in extremis, à embarquer à bord d’un cargo en partance pour le Mexique, à la faveur d’un ‘marché’ (dont ni le fugitif ni les spectateurs ne connaissent les termes) conclu avec le capitaine, un accord à l’aveugle, à la mesure du désespoir du passager tardif.
A bord du ‘Portland’, la vie quotidienne s’organise, Lennard, sans affectation, propose son aide mais le commandant l’incite au repos et lui réserve un autre rôle (dont nous découvrirons plus tard le caractère crapuleux, lié au contenu illicite de la cargaison).
Pour l’heure, le bateau fait escale à Togotu, une île paradisiaque où Lennard fait la connaissance d’un des seuls européens, d’origine britannique, résidant sur ce ‘récif de corail’, havre de sérénité, source de bonheur. Lennard décline l’invitation de ce dernier à partager sa retraite et reprend la traversée de l’Océan Pacifique sur le Portland.
Attaque finalement déjouée d’un torpilleur mexicain (des insurgés antigouvernementaux), livraison de la cargaison (des armes pour les militaires), mise en calle de Lennard accusé à tort du vol de l’argent du capitaine et retour après disculpation et plates excuses du commandant à la case départ : Brisbane et l’Australie…
Autant de coups du sort pour un être seul, sans attaches ni travail, revenu dans une ville où il se pense toujours en danger d’arrestation. Une cascade de malheurs un temps interrompue par la rencontre avec Lilian White (Michèle Morgan), également pourchassée par la police pour un crime supposé, retirée du monde, en pleine nature, dans un chalet. Et au cœur de cet espace idyllique où coule une rivière, la promesse d’un amour, l’espoir partagé d’un nouveau départ pour ‘le récif de corail’.
Expressionnisme et onirisme à rebours du ‘réalisme noir’ de la fin des années 30
Aux côtés de la jeune première Michèle Morgan, Jean Gabin, en comédien qui a gagné ses galons de star populaire, incarne déjà dans de nombreux films français de la fin des années 30, des personnages sombres, prolétaires ou déclassés, criminels, acculés à un sort funeste par suicide ou mort violente. De « Gueule d’amour » de Jean Grémillon » à « La Bête humaine » de Jean Renoir en passant par « Le Jour se lève » de Marcel Carné et Jacques Prévert, la fiction noire se clôt par un dénouement tragique. Il n’est plus temps pour le cinéma français de l’époque de célébrer les avancées sociales d’un Front populaire qui a échoué et la victoire des forces de l’ordre ou le pouvoir des salauds résonne comme des signes annonciateurs de la guerre qui vient.
Le réalisateur Maurice Gleize n’échappe pas totalement aux conditions de production d’alors (tournage en studios, décors stéréotypés…) et aux codes esthétiques dominants (importance des dialogues –avec Charles Spaak au scénario-, trame romanesque, réalisme social empreint de poésie). Cette fiction (la seule notable de son auteur dont la carrière s’arrête en 1951) se distingue cependant par un mélange des genres (mélodrame, film d’aventures, policier…), ponctués par des éclats d’onirisme, comme en atteste la parenthèse radieuse offerte aux amoureux et les gros plans éclatants de blancheur de leurs visages tremblants à la voix murmurante. Les jeux d’ombre et de lumière, dans la calle du cargo, les ruelles sombres de Brisbane ou les eaux scintillantes d’une île au soleil brûlant, font parfois basculer le film dans un ‘fantastique de la réalité’ envoutant. Le cadrage des architectures reconstituées et les clairs-obscurs urbains, des petits appartements à escaliers tarabiscotés aux quais d’embarquement plongés dans une pénombre inquiétante, le tout ciselé dans un noir et blanc velouté, portent la trace des influences expressionnistes.
Ainsi « Le Récif de corail » et sa fin ouverte peuvent-ils être vus aujourd’hui comme un appel à l’optimisme et une incitation au rêve, tandis que, quelques mois plus tard, la censure militaire fera retirer de l’affiche « La Règle du jeu » de Jean Renoir ou « Quai des brumes », des œuvre jugées ‘démoralisantes’, comme le seront des dizaines d’autres films bannis des écrans français.
Samra Bonvoisin
« Le Récif de corail » de Maurice Gleize
Visible sur arte.tv jusqu’au 30.06.21