La rentrée est toujours
un bon moment pour analyser, grâce au recul des vacances, comment l’espace est
un puissant agent de construction de l’école. Et souvent à notre insu. Voici
deux petites études de cas qu’on peut développer là où l’on est.
Géographie physique de
l’espace scolaire
Les bâtiments
scolaires sont des volumes où se meuvent des populations très différentes qui
ont chacune leurs propres besoins. Les élèves envoyés par un système de
formation qui leur est étranger sont regroupés autour des « maîtres »
et des personnels de service dans des lieux collectifs étranges pour eux. Je
retranscrits des lectures d’enquêtes pour comprendre comment les élèves
appréhendent cet espace : les salles de classe sont des
« boîtes », les couloirs des « tuyaux », les cours
ressemblent avec le surnombre, le bruit, à des « gares » où des
sonneries rythment le temps comme les cloches au monastère, découpant en
séquences les journées au cours desquelles l’essentiel se passe comme au
« théâtre ». Un enseignant qui fait figure d’acteur, qu’on apprécie
(ou qu’on déteste) pour ses performances, la classe est un groupe qui interagit
beaucoup (proximité géographique, regards, paroles dérobées, sms, travail en
commun) dans un espace déroutant : larges baies vitrées, matériel
surabondant sur la « scène », places attitrées (ou non), corps
assignés à résidence devant une table. Ce qui frappe le géographe est la
ressource considérable qu’est l’espace pour les élèves et les enseignants :
stratégies de placement des élèves, ruptures de la hiérarchie spatiale par la
déambulation du maître, sa voix, sa gestuelle ; luminosité (soleil
abondant, néons nécessaires, obscurité pour les projections), usages des portes
et fenêtres comme sas pour les premières et échappatoires des regards pour les
secondes. Et surtout, la boîte magique qu’est le smartphone.
La pièce qui
se joue change vite ou s’étire (ennui) en multiples séquences qui nécessitent le
débriefing du déjeuner ou du retour. Avec les smartphones, une bonne part de la
« contrainte » spatiale disparaît comme le montrent les discussions
d’après cours où il est peu question des contenus ni même des professeurs. Pour
une bonne part, l’essentiel peut se passer « ailleurs ». En prend-on
conscience au moment où on « refonde » l’école ? Quel Jules Ferry
peut bâtir une « nouvelle » école sur un projet républicain qui a
passablement changé depuis un siècle et demi ? Va-t-on continuer à penser
l’éducation sur ce lieu étrange où les corps sont « là » (dans la
classe) et les esprits de moins en moins ? Pense-t-on que les « lieux
de l’école » doivent être envisagés comme des ressources spatiales avec des
modulations qui doivent tenir compte de la dématéralisation de certaines formes
d’espaces ?
La carte scolaire ou se
défaire du poids de la géographie ?
Dans L’année de l’école (éd. ESF), François
Jarraud, le fondateur et responsable du Café pédagogique, publie un excellent
dossier pages 72 à 77 qui conclut à l’échec de la réforme Darcos-Chatel.
Qu’est-ce que la carte scolaire, sinon, ne plus être prisonnier de la géographie
quand on a du capital social ? La gauche botte en touche en agissant par
ses réseaux, très fournis dans l’éducation nationale. La droite a voulu mettre
un coup de pied dans la fourmilière pour dénoncer ce qu’elle appelle
l’hypocrisie égalitaire. Au préalable, il faut savoir que circulent en
« haut lieu » deux idées, l’une selon laquelle la Bretagne est la
première région pour les résultats aux examens, notamment parce que les élèves
font des va-et-vient entre le public et le privé, l’autre selon laquelle les
parents sont « mûrs » pour choisir l’école de leurs enfants. Brigitte
Monfroy, citée par François Jarraud,
analyse cette question de la carte scolaire en prenant en compte le point
de vue des établissements, évoquant notamment le « marketing
scolaire » qui se met en place. En allant plus en amont encore, sur la
gestion des flux scolaires par l’administration qui doit assurer à tout enfant
une place dans une école, un collège et un lycée, on n’a pas trouvé mieux que la
géographie du domicile pour gérer ces flux. Maintenant qu’on peut la contourner,
comment l’administration pourrait fermer et ouvrir des classes dans l’urgence
d’une demande très forte sur tel établissement ou d’une désaffection soudaine
liée à un événement malheureux ou une équipe pédagogique peu solidaire ? Le
savoir est entré dans la sphère marchande, comme la santé, l’alimentation, la
mobilité, le travail. Les tenants de l’école républicaine ne l’acceptent pas
mais peuvent pratiquer les dérogations lorsque c’est possible. Jusqu’où
aller ? Tolérer ?
Ces deux cas
montrent que l’espace est un acteur à part entière de nos pratiques sociales
comme l’a écrit Michel Lussault dans L’homme spatial (Seuil). Dans nos
différents modules d’enseignement, on peut monter des cours ou des travaux
pratiques pour faire prendre conscience aux élèves et étudiants qu’ils sont
acteurs de leur propre formation et de leur avenir grâce à des stratégies
spatiales. Lesquelles sont dictées par des impératifs sociaux, économiques et
surtout… géographiques.
Gilles
Fumey
Gilles Fumey
est professeur de géographie à Paris-Sorbonne (IUFM et master Alimentation). Il
vient de publier Géopolitique de
l’alimentation (Sciences humaines). Il a animé les Cafés géographiques de
Paris jusqu’en 2010. Son nouveau blog s’attache à remettre la géographie au
cœur de la réflexion sur le monde d’aujourd’hui :