Par Gardy BERTILI
Le lycée accueille de plus en plus d’élèves majeurs du fait de l’allongement de la scolarité, de l’allongement des études, des difficultés d’insertion sociale et professionnelle et du chômage.
Agés de dix-huit ans et plus, ces élèves se retrouvent sans passage initiatique, sans rituels de fait plongés dans le monde réel d’adultes. Même s’ils se revendiquaient adultes depuis quelques temps déjà, le fait de le devenir n’est pas aisé à gérer, à assumer, à vivre. Ils ne sont pas préparés familialement, socialement, personnellement à ce plongeon dans un univers où ils deviennent pénalement, socialement, civilement acteurs de leur vie. Ils sont des citoyens à part entière, et cette citoyenneté, qui n’est plus que scolaire, les inquiète, les angoisse profondément. Ce n’est point aisé de franchir le cap, de passer de l’autre côté. C’était si bien d’être protégé de toutes parts même si l’on se garde de l’avouer, même si l’on est animé par la révolte ambiante.
Ils vivent un double statut, adolescents et adultes. Ils vivent encore chez leurs parents, ne s’assument pas encore totalement financièrement, se questionnent, sont encore coconnés, se recherchent, ils continuent à se construire ou à se reconstruire, problématisent leur identité ; le vertige de l’enfance –que dire de l’adolescence– n’est même pas encore exploré totalement que nous leur demandons d’assumer leur nouvelle vie d’adultes. En fonction des situations, ils se situent avec amusement ou non d’un côté ou de l’autre de la barrière, tantôt adolescents, tantôt adultes. Ils ne savent pas vraiment qui ils sont. Ils sont intrigués par nous, nous ignorons nous aussi qui ils sont, comment les prendre, comment les gérer. Nous ne les prenons pas au sérieux.
Ils ne le savent pas, d’autant plus que le lycée lui-même a du mal à gérer leur majorité. Légalement, ils peuvent justifier eux-mêmes leurs retards et absences, recevoir leurs bulletins, ils peuvent démissionner sans accord de leurs parents, solliciter et se présenter à la commission d’appel en cas de refus de passage en classe supérieure sans la présence effective des ascendants… Or, bien souvent, nous informons, et mieux encore, convoquons leurs parents pour leur assiduité chancelante, pour un comportement inadéquat, pour un manquement aux règles, pour l’absence d’implication ou de motivation, pour la remise des bulletins, etc.
Difficile donc pour eux de comprendre notre démarche. Ils nous renvoient alors à nos contradictions. On leur demande d’assumer leur majorité, leur vie d’adultes en construction, de s’engager comme adultes mais nous leur refusons la possibilité de l’assumer pleinement. Pourquoi vous devez convoquer mes parents alors que je suis majeur et responsable de ma vie, nous rétorquent-ils à l’envi ?
Le décalage s’accentue encore davantage lorsque ces jeunes majeurs assument des responsabilités que nous assumons nous aussi. Ils travaillent, vivent en couple –certains ont même une charge familiale– conduisent. Ils peuvent répondre personnellement, pénalement et civilement devant la justice. Comment peuvent-ils donc comprendre que nous puissions tenir à leur égard un discours infantilisant, réducteur, déresponsabilisant et souvent moralisateur ? Notre relation avec eux reste souvent identique à celle qu’elle a été avant leur majorité. Cette difficulté de l’école s’inscrit à la fois dans son histoire même. La relation pédagogique comme la relation éducative se fonde sur un fonctionnement relationnel profondément asymétrique . L’élève, enfant, adolescent ou jeune majeur n’a pas le même statut social, éducatif que l’adulte. Il est là pour apprendre, s’instruire, se former, il est là pour prendre, recevoir, et l’adulte lui qui est détenteur du savoir, des expériences, du savoir-être, qui est porteur d’un certain héritage du monde est là pour transmettre, donner, structurer. L’adulte structure , du moins aide à structurer, l’enfant, l’adolescent, le jeune majeur, ils ne sauraient se positionner sur le même plan. Ce n’est pas facile de modifier son regard, sa vision du jour au lendemain. Comme il n’est pas aisé de modifier son discours et sa vision en fonction de l’individualité que nous avons en face de nous. Les exigences de l’école ont tendance à rester les mêmes par peur de s’adapter, d’ouvrir des prétendues brèches, par peur de se questionner aussi.
On remarquera donc que ce décalage éducatif s’inscrit déjà dans la structure familiale où le jeune adulte a du mal à s’émanciper, à s’assumer pleinement, il demeure l’enfant jusqu’à un âge avancé. Les parents ont toujours du mal à accepter que leurs enfants grandissent, murissent et leur échappent. Ils ont peur de perdre pied, de ne plus être à la hauteur, de ne pas avoir fait tout ce qu’ils croyaient devoir faire pour faciliter au mieux leur essor. Ils ont peur de ne plus être parents. D’où la demande prégnante des familles d’être tenues informées de ce qui se passe à l’école et ailleurs dans la société. La situation se complexifie, la structure familiale a beaucoup évolué ces dernières décennies. Comment faire lorsque les demandes émanent des familles recomposées, des parents divorcés, restructurés, déchirés ? Comment faire lorsque l’élève majeur refuse qu’un de ses parents soit informé de sa scolarité parce qu’il n’a plus de contact avec lui, parce qu’il estime ne pas avoir à lui en rendre compte ? Comment faire lorsque l’élève majeur qui vit en foyer ou s’assume seul exige que ses parents soient tenus à l’écart alors que ceux-ci n’abandonnent pas leurs devoirs et leurs droits ? Comment faire lorsque la crise de la famille est si profonde que les parents eux-mêmes exigent d’être tenus à l’écart de la scolarité ? Mon enfant est majeur, débrouillez-vous avec lui, clament certains. Certains l’écrivent même lorsque l’on leur rétorque que la loi nous fait obligation de les informer comme elle leur fait obligation d’assister leurs enfants jusqu’à ce qu’ils s’assument entièrement. Comment faire lorsque la majorité semble être utilisée par l’élève comme un moyen d’écarter la famille, ou comme un moyen de prendre enfin sa distance voire le large ? L’école reste le seul lien que la famille peut utiliser pour renouer le contact ou pour avoir un œil, même minime ?
Comment l’école peut gérer cette double demande des parents qui exige d’avoir un droit de regard partiel voire total sur la scolarité de leurs enfants parce qu’ils estiment à juste titre qu’ils doivent encore les accompagner, que la majorité ne constitue qu’une étape légale et juridique et que leurs progénitures ne sont pas ni préparées ni prêtes à ce plongeon vertigineux dans le monde d’adultes. Ils réclament un droit de regard parce que ce sont eux qui les assument financièrement. De l’autre côté, les élèves qui font pression pour écarter leurs parents, pour els évincer parce qu’ainsi, ils peuvent se livrer, pour certains, à leur forfaiture. Ou parce qu’ils se sentent étouffés et on envie de grandir enfin.
Juridiquement, l’école est tenue d’informer les parents (les deux d’ailleurs) de la scolarité de leurs enfants. A charge pour eux de produire els interventions nécessaires auprès de leurs enfants. Mais l’on voit bien que cette situation floue n’est pas satisfaisante. Elle ne l’est d’autant plus que certains de ces élèves ont le statut d’étudiants, ils sont inscrits en BTS ou en classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). Ils disposent d’une carte d’étudiant alors qu’ils sont soumis au même règlement intérieur, au même fonctionnement.
Une réflexion profonde est donc à conduire sur la prise en charge de ces élèves majeurs. L’école doit innover en mettant en place des dispositifs de passage initiatique pour marquer ce passage de l’enfant, de l’adolescent à l’âge adulte, fût-il jeune adulte ou adulte dépendant.
Pourquoi ne pas remettre à ces élèves le jour de leur majorité un livret de citoyenneté qui explique les nouveaux droits et devoirs qu’ils vont devoir désormais gérer ?
Une cérémonie solennelle pourrait être organisée une fois par trimestre en présence des parents, autorités académiques, rectorales, préfectorales pour bien marquer ce passage. Les élèves pourraient par l’intermédiaire d’un court texte préciser ce qu’ils entendent par majorité, qu’en pensent-ils en faire, quelles exigences nouvelles qu’elle implique pour eux.
Par ailleurs, l’école elle-même a besoin d’apprendre à mieux gérer ces élèves, à trouver une juste place entre la demande sociale et familiale et celle des élèves. L’école doit permettre à tous les élèves, et notamment aux majeurs, de devenir acteurs de leur destin, de s’assumer, de penser leur vie, de comprendre leur cheminement, de dessiner le cap. Nous devons accepter de les voir grandir. Il faut les aider à ne pas se laisser grisés par la majorité qui confère de nouveaux droits, elle exige aussi la prise en compte de nouveaux devoirs. Il faut les amener à aiguiser leur sens critique de la société, de leur propre vie scolaire, sociale, professionnelle et autre. Critique constructive, bien sûr.
De plus en plus, les lycées accueilleront des élèves majeurs, l’échec scolaire venant accentuer le retard scolaire, ils doivent s’y préparer et ne pas nier plus longtemps ce phénomène par peur de s’interroger, de penser de manière systémique la question. Il faut inventer de nouveaux repères, repenser le fonctionnement pour prendre en charge ces élèves. Sans abattre les frontières, sans tomber dans la démagogie, sans oublier l’asymétrie nécessaire à toute relation pédagogique et éducative.
La majorité n’est ni l’affaiblissement de l’école, elle ne signifie en rien que les parents n’existent plus, il faut accompagner les élèves devenus majeurs à comprendre et assumer leur nouvelle vie.
Sur cette question comme sur d’autres, l’école a sa révolution à effectuer. Au plus tôt, si possible !