Garder des prérogatives d’enseignant, en faisant vivre aux élèves la responsabilité de l’organisation et des relations dans un groupe. Expérimenté, respecté, reconnu… Philippe Taburet (1962- 2013) fondateur du Lycée de la Solidarité Internationale était un pédagogue de l’intérêt collectif. Dans l’action éducative, il a emprunté aux structures de la vie villageoise africaine, toute la générosité d’un lien primordial entre les êtres. La palabre venue d’Afrique se transformait alors en acte de tolérance, de confrontation patiente des points de vue ; alors, les plus humbles, voire les oubliés existaient sous son impulsion … Philippe Taburet faisait entendre la voix de la sagesse.
Interview de Jacques Bonnisseau, collègue et ami de Philippe Taburet notamment au Lycée Autogéré de Paris puis dans les dispositifs pour raccrocheurs au Lycée Jean Lurçat à Paris. Chargé de mission. Région Île de France unité lycées actions éducatives)
Comment définir la pensée éducative de Philippe Taburet ?
Comme souvent la pensée prend sa source dans l’histoire intime ; Philippe a fait sienne, très tôt je crois, l’idée que le savoir est à tous qu’il n’y a pas de propriété privée de la connaissance. Plus qu’une idée, c’était un mode de vie, un mode de relation, une façon de voir l’autre. Il fondait sa pensée sur des certitudes ancrées dans mille rencontres et sa force dans le courage d’affronter les combats. Au fond, la vie n’existait que dans le compagnonnage, le partage et son rôle à lui, c’était d’entrainer. Dans tous les sens du terme. Et pas dans une éducation censitaire, réservée aux forts en thème, bien nés, usagers VIP de l’éducation. Il avait compris qu’avec les autres, ceux qui regardent passer le train de l’école sans s’y assoir, il fallait prendre des chemins de traverse, s’y engager avec eux, les mettre en mouvement, qu’ils se découvrent, rencontrent partagent et entrent enfin dans une histoire réussie. L’Afrique, lorsqu’il a créé le Lycée de la Solidarité Internationale, est devenu ce lieu d’échange mutuel, de partage, de découverte pour tous les élèves qu’il a embarqué, l’endroit où apprendre prenait sens, un bien profondément acquis, histoire intime et propre de chacun. Ce chemin, c’est son histoire, c’est sa pensée.
Philippe Taburet pensait que l’école se faisait sur le terrain, à la base … était-il un utopiste d’exception ?
Au Lycée autogéré (LAP) il avait créé un atelier boxe française ouvert à tous à la pause du déjeuner. C’était un peu éloigné de la culture ambiante plutôt pacifique, mais l’atelier avait un succès étonnant. S’y pressaient nombre d’élèves, par ailleurs bien peu branchés sur les activités plus académiques. Il avait instauré dans cette vaste salle de danse un équilibre subtil, une harmonie : chacun devait respecter des règles strictes motivées par la sécurité et l’éthique, tout en donnant les meilleurs coups de pied ou de poings. La règle c’était la salle c’était à tout le monde, à chacun de la tenir et la respecter. Et lui était le prof, comme les autres soumis à la même discipline.
Il ne lâchait rien de ses prérogatives d’enseignant, tout en faisant vivre à ses élèves la responsabilité de l’organisation et des relations dans les groupes. Il se rattachait bien peu à la tradition éducative verticale et descendante et savait qu’on apprend par l’expérience. En cela, il n’avait rien de l’utopiste, mais tout boxeur qu’il fut, il était doux et bien un maitre d’exception. Plus de 15 ans plus tard, plusieurs de ses élèves de l’atelier boxe française, étaient présents à ses obsèques.
Philippe Taburet était un inventeur, un pionnier, un précurseur, un fondateur… Il ne se contentait pas de rêver l’école républicaine, il la réalisait à travers des structures scolaires…
C’était un homme de combat et de compagnonnage. Parce qu’il était clair et n’avait que le souci de gagner, il emportait la conviction. Comme souvent les inventeurs, Philippe a aussi suscité l’engagement de tous ceux d’en haut et d’en bas qui ne se satisfont pas d’un ordre social injuste, de l’exclusion et de l’immobilisme. Drapeau pour certains, il était pour d’autres une pépite, un précieux précurseur qui redonnait sa dignité à l’éducation et qu’il fallait soutenir. Il avait en outre le talent d’ancrer ses projets dans une vision de l’école de la République où la liberté l’égalité et la fraternité s’inscrivaient dans la réalité. Difficile de ne pas le suivre…
Il menait la barque d’un pas déterminé, se retournait pour vérifier que tout le monde était bien là, souriait et forçait le pas. Il avait la force de l’eau et la fidélité du fleuve à son lit.
Quelle réaction avez-vous quand on présente Philippe Taburet connaissait bien les rouages (les arcanes) de l’administration scolaire, c’était un collecteur efficace de financements pour ses projets ?
Il fallait d’abord être suffisamment gonflé. La visite d’un atelier à moitié vide l’enchantait pour installer le Pôle Innovant Lycéen . C’était un capitaine, il avait appris, parfois à ses dépens, la carte, les routes, les chenaux, les passages étroits et dangereux. Il n’avait pas particulièrement de goût pour cette navigation institutionnelle, je crois, mais savait que l’intendance commande. Il faut d’ailleurs saluer ceux qui l’ont accompagné, une petite armée sans nom des administrations et des associations qui ont cru en lui et ses projets et ont contribué discrètement mais sûrement à leur réussite. Nombre d’entre eux que je côtoie en sont fiers et c’est l’image d’une école différente qu’ils donnent ensemble.
Avec Philippe, son engagement, son exemple, se joue la petite musique persistante de ces innombrables convaincus d’un projet de société solidaire qui dépasse les seules frontières du pays. Venu témoigner au lycée au lendemain de la mort de Philippe, son ami de Diarra disait « un jour au village il est apparu, on ne l’avait jamais vu, et il était là ».
Propos recueillis par Gilbert Longhi