La matinée de présentation de La Classe Numérique, en ouverture du Festival du Numérique « Futur en Scène », installé du 14 au 24 juin 2012 au Cent Quatre à Paris, donnait lieu jeudi matin à une rencontre débat entre Catherine Lucet, Présidente des éditions Nathan, Serge Tisseron, pédopsychiatre et psychanalyste, et François Jarraud, rédacteur en chef du Café pédagogique, sur le thème : Le numérique, une chance pour l’École ? Trois regards pour trois visions différentes de l’intérêt de l’usage des nouvelles technologies à l’école, mais un même souci de vigilance : ne pas confondre moyens et finalités, outils et pédagogie, équipements technologiques et usage intelligent du numérique.
Apprendre à faire le va et vient entre le livre et le numérique
Animée par Fabienne Rubert, directrice de Communication des Éditions Nathan, le débat s’est ouvert sur un retournement du thème par Serge Tisseron. Connu pour ses travaux sur les effets négatifs de la télévision sur les jeunes enfants, il a d’emblée souligné l’émergence d’une nouvelle « culture du numérique », distincte de celle du livre, qui relaie et développe d’autres structures mentales. « Le vrai challenge, estime-t-il, c’est d’apprendre à utiliser chacun de ces supports pour ce qu’il peut apporter en réalisant un constant va et vient entre l’un et l’autre ». Pas d’exclusion entre ces cultures mais le besoin d’une juste adéquation qui demande de la distance et de la réflexion. « Une chance, oui, intervient à son tour François Jarraud, parce que le numérique pose à l’école de très bonnes questions. Mais on ne va pas régler miraculeusement, par ce moyen, tous les problèmes de l’école ». Quant à Catherine Lucet, elle reconnaît que le numérique change le rôle des éditeurs : « Une opportunité et une mise à l’épreuve de nos compétences, dit-elle, mais aussi l’occasion de contribuer au rôle de passeur qu’exige la transition du monde actuel. Un changement e culture pour les élèves, mais aussi pour les enseignants, auquel nous devons nous efforcer de contribuer. »
Le rôle essentiel d’une motivation intrinsèque
Serge Tisseron aimerait « une école qui donne plus de place au travail de groupe et à la mise en valeur des productions des élèves », contre la tentation des écrans individuels qui isolent chacun dans son coin, face à son travail. Il faut réfléchir, souligne-t-il, au moment et à la manière d’introduire les écrans en classe de sorte qu’ils n’excluent pas les apports de la culture du livre, qui offre des ressources que les écrans n’ont pas encore. Les études montrent pourtant, souligne Catherine Lucet, l’impact indiscutable des outils numériques sur la motivation et l’attention des élèves dans le travail en classe. Motivation intrinsèque, reprend Serge Tisseron : innover, inventer, découvrir de nouveaux défis, qui s’oppose à la motivation extrinsèque de l’attente de récompense. « C’est un point fort du numérique, mais à condition de ne pas le penser à travers la culture du livre. » On peut l’utiliser pour évaluer les savoirs acquis, selon un modèle classique, mais on peut aussi examiner le chemin employé par l’élève pour parvenir à une solution, en mesurer « l’élégance » au sens mathématique, comparer les démarches et leur diversification, apprécier le recours aux pairs dans la recherche de la bonne information, etc. On se rapproche ainsi à la fois de l’univers des jeux vidéo, familiers aux enfants, et des exigences de leurs fonctions futures.
Le numérique ne peut pas tout résoudre
Le numérique pose les bonnes questions à l’école, intervient François Jarraud, mais il faut savoir les entendre : on se passionne pour les mesures prises contre la fraude numérique au bac, par exemple, mais qui s’interroge sur une évaluation de la capacité des élèves à utiliser les outils de communication de manière positive, pertinente, citoyenne, dans les épreuves ? Le récent Forum des Enseignants Innovants organisé par le Café a montré que la plupart des innovations qui utilisent le numérique le font pour travailler la relation humaine, entre pairs, avec l’enseignant, voire entre générations ou avec les familles. On en revient toujours à des questions humaines fondamentales qui n’ont pas de solutions numériques. Par contre, va-t-on résoudre par le numérique le problème des quelques 120 000 jeunes qui décrochent du système scolaire sans diplômes reconnus par le monde du travail ? Il serait dangereux de tout miser sur le numérique.
Relativiser la culture du livre.. et celle du numérique !
Le numérique a l’intérêt de relativiser la culture du livre, reprend Serge Tisseron, en montrant ce qu’elle a de précieux et ce qui lui manque – sans quoi on n’aurait pas inventé le numérique ! Il prend en charge d’autres capacités mentales que le livre. Mais le bénéfice des écrans ne vaut qu’à condition de poser d’autres repères au préalable, corporels, spatiaux, temporels : « si on ne vous a pas laissé le temps de jouer, si on ne vous a pas lu des histoires le soir, vous serez perdus face au numérique – et ce ne sera pas la faute du numérique ! » remarque-t-il, évoquant les mères fières de montrer en consultation les compétences sur Smartphone d’un bébé incapable de manipuler des cubes réels. « L’introduction trop rapide du numérique détruit la construction du rapport au corps. Si on introduit trop tôt les écrans, on met en péril les rapports corporels et temporels, au risque de fabriquer des zombies qui passent leur temps devant un écran dans des activités répétitives, compulsives, stéréotypées non innovantes et non créatives ». Il semble désormais essentiel de réfléchir aux conditions d’une nécessaire prise de recul à l’égard des activités numériques.
Comme si on s’apercevait, passés les premiers enchantements de la découverte des possibilités quasiment infinis du numérique appliqué à l’école, de l’importance de réinvestir le champ du rapport à la connaissance et de son apprentissage d’une réflexion épistémologique et d’un questionnement philosophique fondateurs.
Jean-Paul Huchon : Le numérique sans exclure le livre
Venu visiter l’espace de la Classe numérique de Futur en scène, le Président de la Région Ile de France a tenu à marquer une sage réserve à l’égard de la numérisation systématique des supports, dont on dit parfois qu’elle pourrait constituer une économie budgétaire importante. A la question de savoir s’il envisageait de privilégier les manuels numériques par rapport aux manuels papier, il répond que « ce n’est pas une question qu’on s’est posée au Conseil Régional. On a déjà installé plus de 500 tableaux numériques, ce qui représente un investissement de 23 millions, et on achète les livres gratuitement pour les élèves. Le mélange de ces deux supports nous semble un bon équilibre. J’ai une petite réticence. Je connais bien les libraires, les éditeurs, avec qui nous avons une politique du livre, qui tend à perpétuer le livre tel qu’il est. Donc nous sommes… prudents.»
La classe numérique en action
Durant 4 jours, jusqu’au 17 juin, la Classe numérique s’installe au 104. Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des PME, de l’Innovation et de l’Économie numérique, a ouvert la première intervention, un cours sur la Renaissance à partir d’un manuel numérique Nathan.
Jean-Pierre Gallerand, un professeur de SVT, primé au Forum des enseignants innovants, a présenté ses jeux sérieux en SVT avec un certain succès auprès de collégiens du quartier. Ils ont revécu sur ordinateur une expérience de Jacques Henri Fabre sur les papillons. Pour comprendre comment les papillons font pour se retrouver et s’unir, les collégiens émettent des hypothèses qu’ils peuvent vérifier dans le jeu. Avec l’ordinateur tous les élèves peuvent attraper le papillon et faire une expérience réservée à quelques uns.
Caroline d’Atabekian, professeur de français et co-auteure de manuels chez Le Robert, est venue avec sa classe de sixième pour montrer comment le numérique soutient une activité d’écriture. Les élèves ont réalisé un axe biographique pour un personnage de roman avec le logiciel Mytoolspace.
Robots et établi
Futur en Seine est un grande vitrine des innovations numériques. La grande nef du 104 accueille de nombreux projets à des stades de développement varié. Parmi ceux-ci « L’établi numérique » présenté par Le Cube. Destiné aux maternelles, l’établi est à la fois un meuble de travail classique en bois et une surface interactive horizontale reliée à Internet. Les enfants peuvent utiliser collectivement des logiciels fournis avec l’établi ou mutualisés entre enseignants. Actuellement en test à Issy-les-Moulineaux l’établi numérique encourage un autre rapport au numérique chez les enfants et les enseignants. Dans la classe numérique comme dans la grande nef, les présentations vont se succéder jusqu’à dimanche 17 avec d’autres enseignants.
Jeanne-Claire Fumet et François Jarraud