Sans négliger le contexte géopolitique pesant sur le destin du pays, le réalisateur et scénariste d’origine somalienne Mo Harawe porte un regard précis et lumineux sur le quotidien âpre et incertain d’une petite cellule aux (faux) airs de famille ordinaire.
Le Village aux portes du paradis, premier long métrage, présenté en Sélection Un Certain Regard au festival de Cannes 2024, nous fait lentement entrer dans une autre temporalité et des espaces méconnus au plus près des êtres et des choses, des travaux et des jours, par la grâce et la justesse des interprètes, par les modulations du rythme et la picturalité de la mise en scène. Un grand et beau film.
De l’attaque d’un drone US version TV à la dure réalité du quotidien somalien
Un pré-générique en trompe-l’œil : la présentatrice d’une chaîne de télévision britannique annonce, carte de géographie et simulation en images de synthèse à l’appui, l’attaque d’un drone américain visant un terroriste islamiste en Somalie.
Un homme vient de creuser une tombe à la pelle dans le sol aride. Il explique à un autre homme qui semble le commander qu’il ne connaît pas celui qui a été tué la veille par un drone mais accomplit ce geste pour porter assistance ; et ce, en manifestant de la voix sa colère et son désaccord. Les ponts sont rompus car le ‘fossoyeur’ ne veut plus travailler pour quelqu’un lui donnant la moitié de la somme promise. Corps sec, visage marqué, Marmagade n’anticipe visiblement pas cette décision. Père célibataire, il vit à Paradis, un village pauvre au milieu du désert sous une chaleur torride balayée par le souffle du vent de Somalie, dans une petite maison abritant également Cigaal son fils encore écolier. Une femme discrète partage bientôt leur toit. Il s’agit en fait d’Araweelo, la sœur de Marmagade en phase de divorce.
Au fil de séquences longuement installées en majesté par des plans fixes, souvent cadrés larges, nous percevons l’existence difficile et le présent incertain des personnages composant cette petite communauté liée par des liens de parenté décalés. Le père se fait tour à tour mécanicien, chauffeur, fossoyeur ou transporteur de marchandises diverses pour assurer les besoins de son enfant et plus, si possible. Sa sœur, pour sa part, lors d’un jugement de ‘conciliation’ auquel nous assistons, n’a pas accepté de partager sa vie avec son mari et une seconde épouse ; ne pouvant avoir d’enfant, elle a donc choisi la séparation. Couturière, elle économise pour s’acheter une petite boutique et cherche auprès d’une banque qui le refuse, compte tenu de son statut, un prêt et imagine d’autres moyens pour emprunter et compléter son pécule. Quant à Cigaal coiffé d’un haut-de-forme composé d’un masque à trous, il partage son temps entre une scolarité à l’école du village (avec les absences répétées du maître), l’amitié avec un jeune garçon aux yeux brillants (qui lui raconte le rêve d’un paradis au royaume des sucreries surgissant en pleine nuit) et l’affection démonstrative pour un père rétif et peu bavard, prompt à retenir émotions et sentiments.
Des partis-pris visuels stylisés au diapason de personnages aux ressorts secrets
Pas d’effet spectaculaire dans la mise en scène rigoureuse de Mo Harawe mais le souci récurrent (partagé avec le talentueux directeur de la photographie Mostafa Kashef) de capter le territoire dans son ambivalence, les contrastes des lumières et des ombres, des lignes de couleurs vives dessinant des tableaux comme des tapis géométriques sur les murs clairs, les ondulations du vent et de son souffle puissant aspirant le sable, l’écrasante blancheur du soleil qui fatigue et éblouit, use et sculpte visages et paysages.
Un cadre idyllique « aux portes du paradis ». Un cadre dramatique pour les personnages d’une histoire souterrainement chargée de traumatismes passés. Des deuils, des disparitions ou des catastrophes que nous découvrons au fil des (rares) confidences de ceux qui parlent peu et s’épanchent moins encore. Le présent de la guerre sous toutes ses formes renforce aussi le sentiment de précarité existentielle et la fragilité des aspirations que chacune et chacun portent en soi.
En prenant la liberté de quitter les plans d’ensemble pour concentrer notre regard sur quelques plans rapprochés en duo (l’incroyable climat de confiance et de confidence de deux hommes au gré d’un déplacement prolongé à bord d’un camion) ou en solo (Araweelo cadrée de profil énigmatique et songeuse tournant lentement la tête pour un fugitif regard vers la caméra), le réalisateur nous fait voyager au bord des failles d’où surgit la vie. Et le dur désir de durer.
Incarnation de la Somalie, magnificence de la mise en scène
Ainsi le jeune cinéaste construit-il patiemment le portrait au présent d’une Somalie, très dure pour les démunis (autant dire presque tous), le portrait d’une terre minée par des conflits internes, déstabilisée par des forces extérieures. Et la mise en scène figure avec élégance et magnificence de quelles manières les protagonistes relèvent la tête et se tiennent droit pour vivre chaque jour dans Le Village aux portes du paradis, cet étrange hameau soufflé par le vent et le sable, entre traversées harassantes du désert, pauvreté extrême et miroitements des vagues sous le soleil de plages immenses, invitant au farniente.
A rebours d’une vision médiatique ou folklorique, Mo Harawe nous révèle une Somalie incarnée dans la splendeur de paysages et de décors aux couleurs vives et contrastées, habitée par la force d’adultes qui ne renoncent pas à croire en l’arrivée de ‘jours meilleurs’ et par la poésie d’enfants rêveurs. En particulier Cigaal, le fils qui se construit sous nos yeux en garçon lucide, généreux, autrement affectueux, grâce au pari (coûteux) du père, à travers le départ contraint pour la ville suivi au pensionnat de l’engouement sérieux pour l’Ecole. Une certitude enthousiasmante : avec Le Village aux portes du paradis, nous, spectatrices et spectateurs, n’en finissons pas d’apprendre.
Samra Bonvoisin
Le Village aux portes du paradis, film de Mo Harawe-sortie le 9 avril 2025-
Un Certain Regard, Festival de Cannes 2024 ; Grand Prix War on Sreen ; Prix du jury, Festival international du film de Marrakech ; Prix du jury jeunes, Festival des Cinémas d’Afrique du pays d’Apt
