Qu’est-ce que l’éthique ?
L’éthique réside dans le devoir de jugement et d’engagement de tout humain, afin de vivre et d’exister en tant qu’être responsable de soi-même, de ses proches et de tout autres. La préoccupation éthique invite chacun à travailler à ce qui devrait être, au regard de ce qui à ses yeux a du sens et de la valeur. L’exigence éthique est une veille, une tension, un engagement et un inconfort assumés.
L’éthique se situe du côté de la loi symbolique qui énonce la primauté du sens et des valeurs vécues sur la loi juridique, la règle et la morale, ce qui conduit à un état de conscience critique.
La position éthique est une position « critique » à « la croisée des chemins ». C’est un état de lucidité et de « crise ». La crise, de « crisis » du grec Krinomai, était jadis le moment du jugement, des décisions à prendre, un croisement qui imposait une option plus ou moins urgente pour la route à suivre.
Quels enjeux de la tension éthique ?
L’éthique est un état de tension entre le respect de la vie qui impose la primauté de l’existence de chaque personne sur la loi juridique et les nécessités de la règle et de la loi obligeant au respect du bien commun afin de vivre ensemble et de faire société. Cet état conduit à la vigilance et au devoir de juger par soi-même et en conscience.
Faute d’un travail d’élucidation des différentes affectations de sens et de valeurs au sein de l’école, on est dans les « effets de forces » des modèles inculqués, au détriment des « effets de sens » des engagements à partir de réflexions sur les valeurs énoncées et partagées. Les effets de sens permettent la libre décision des professionnels comme des élèves acteurs et auteurs de leur propre mode de penser, d’être et de comprendre, alors que les effets de force génèrent la soumission et la violence réactionnelle.
C’est la création ou la destruction des conditions d’existence de l’humain en l’homme dont dépend l’ajustement éthique dans chacune de nos situations de vie. Faute de cet ajustement, les valeurs s’inscrivent dans des commandements et des injonctions préjugées et hors contexte.
L’éthique est convoquée chaque fois qu’il y a contradiction entre la nécessité des règles, des lois et des normes permettant de vivre ensemble et le respect des personnes, de leurs droits, de leur liberté, de leur dignité et de leurs moyens d’existence. L’époque du gouvernement de Vichy illustre les enjeux de cette tension entre les lois d’un Etat et le jugement éthique qui convoque chacun au devoir de résistance, voire de subversion de toutes idéologies, règles, et lois iniques mettant en péril l’existence singulière d’un être humain et son processus d’humanisation.
La conscience éthique
La sphère de l’éthique est celle de l’exercice plein et entier de la liberté et du devoir de conscience. Elle oblige à juger par soi-même de ce qui a été « pré-jugé » par la norme, la morale ou la loi. La conscience éthique ne conduit pas nécessairement à la désobéissance. La désobéissance est souvent un rapport de contre-dépendance en réaction au rapport de soumission imposé dans l’obéissance.
L’éthique convoque au devoir de juger des fondements de ce à quoi on se doit d’obéir, au regard d’une hiérarchie de sens et de valeurs. Elle conduit à la lucidité qui résulte de l’effort pour porter son attention sur ce que l’on redoute de voir, de comprendre et de devoir assumer. Elle est aussi une vigilance à saisir les surgissements de possibilités et de perspectives inespérées.
L’éthique est une boussole. Sa pratique, une fois dépassée la phase de tension, est un apaisement lié au sentiment d’être « juste » ce l’on se doit d’être, en harmonie avec soi-même.
Les détournements de l’éthique
Bien que la vigilance éthique soit proclamée par l’école dans le devoir d’attention à chaque élève, la primauté accordée aux protocoles et aux attentes de performances rend bien difficile cette attention à chacun.
L’ensemble des professionnels du travail avec l’humain – enseignants, soignants, juges, éducateurs – sont l’objet de rappels insistants de leurs obligations éthiques de la part de leurs autorités, tant politiques qu’institutionnelles. Mais, ce sont les conditions et les moyens alloués qui, bien souvent, ne permettent pas de répondre à de telles exigences. Ne pouvant traiter les personnes qui leur sont confiées, selon la dignité affichée, les professionnels de l’humain sont mis à une place d’agents d’un système ne venant pas suffisamment en aide aux personnes les plus fragiles.
Dans ce type de rapports de place, il s’agit, pour les enseignants, à la façon des lanceurs d’alerte, de mettre en débat les moyens à disposition, les procédures, les normes imposées, au regard des finalités affichées et des réalités assumées. Chacun, personnellement et collectivement, étant en devoir de proposer des façons de penser et d’agir qui ne mettent en péril ni le bien commun, ni le droit et les moyens l’existence de chacun des élèves ou des professionnels impactés par une décision d’action ou d’orientation.
L’éthique n’est-elle jamais collective ?
La déontologie est un ensemble de principes, de normes et de règles codifiées par une profession, alors que l’éthique est de l’ordre du jugement personnel de la personne qu’est le professionnel, l’élève ou le parent, au fait des tensions et des contradictions à l’œuvre dans le système ou dans la situation concrète à laquelle il est confronté.
Concernant les professions s’intéressant à l’humain, il est indispensable de tendre vers « des préoccupations éthiques partagées » à partir des références qui s’imposent à tous en termes de principes éthiques, parce qu’ayant trait aux processus vitaux de l’existence des personnes. Établir un catalogue de comportements qui seraient décrétés, a priori, être pertinents, comme ce que prétendent être les codes de déontologie ou certains « référentiels de bonnes pratiques », invalide la tension éthique obligeant à juger personnellement et « en conscience » de la pertinence d’un acte en situation.
Est-ce que l’éthique a réellement sa place à l’école ?
Cette question est éminemment politique parce qu’il se joue là des enjeux de pouvoir. Est-ce que l’institution a intérêt à ce qu’on parle d’éthique à l’école ? Non. Absolument pas. L’institution se situe du côté de la morale collective, et donc de la loi. Il n’y a pas de place aux personnes, aux acteurs de l’institution.
Alors, est-ce qu’on a intérêt à développer l’éthique à l’école ? Si on ne développe pas l’éthique à l’école, on a une école de l’assignation et de l’asservissement. L’éthique est du côté du « JE » sujet auteur, alors que c’est le « NOUS » de l’institué qui est porté par les gestionnaires et les politiques. Ils ne veulent pas d’un contre-pouvoir.
Si on veut des citoyens, l’éthique est absolument incontournable, mais si on veut fabriquer les agents du système prêts à l’emploi du néolibéralisme, on n’en a absolument pas besoin : on va développer simplement la soumission à la règle imposée par le représentant de la règle. On ne va pas apprendre aux enfants à instaurer des règles. On va leur apprendre à se soumettre aux règles établies par le pouvoir. C’est radicalement différent.
Est-ce que les jeunes qui disent « Je ne veux pas aller à l’école » ne le font pas parfois par éthique ?
Ils ne sont pas en capacité, hélas, de le faire par engagement éthique, parce que le faire par engagement éthique supposerait une capacité à descendre du vélo pour se regarder pédaler, c’est-à-dire avoir une posture de lucidité, de réflexion sur eux-mêmes pris dans un ensemble de contraintes.
Or, ils énoncent la plupart du temps un « je n’ai pas envie », parce qu’ils n’ont pas encore appris l’engagement au nom d’une valeur. Ils le font par mécanisme de défense et d’enfermement. Quand un enfant dit « je ne veux pas », c’est une excellente situation à travailler au plan éducatif.
Ce qu’il va falloir lui apprendre, c’est à vouloir. S’il ne veut pas aller à l’école, il faut qu’il le dise au nom de cette valeur supérieure et de l’énergie concrète qu’il est prêt à mettre comme engagement pour ne pas aller à l’école. C’est un travail considérable. Mais ça ne va être possible qu’à partir d’une quinzaine ou d’une vingtaine d’années quand il aura travaillé tous ces éléments-là.
Ça suppose la capacité critique de déconstruire l’école dans ce qui est vécu par lui comme destructeur pour construire un mode de vie, un mode d’apprentissage de l’humanité qui serait plus porteur d’humanisation. C’est un gros travail !
Quelle serait l’éthique de l’institution Éducation Nationale ? D’ailleurs, est-ce que l’Éducation Nationale a une éthique ?
L’éthique ne peut être collective. En revanche, la préoccupation éthique de l’Éducation Nationale serait nécessaire dans la formation de l’ensemble des professionnels ayant affaire à l’enfant de près ou de loin, dont en particulier les responsables d’établissement. La préoccupation éthique diffère radicalement d’une énonciation de principes, que les normes, la mise en compétition et la mise en performance interdisent de réaliser.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain
