Les médias à l’affut
Une récente chronique de janvier 2025, « A Londres, un collège remplace les enseignants par l’intelligence artificielle » se fait l’écho de cette idée, pas nouvelle, de remplacer les enseignants par « l’intelligence artificielle ». Ce n’est pourtant pas nouveau. Il suffit de parcourir l’histoire de l’informatique scolaire et des débats qu’elle suscite pour trouver de manière récurrente cette interrogation. Il faut aussi faire un pas en arrière pour observer que cette idée de remplacement d’un enseignant par une solution basée sur la technologie numérique prend des formes diverses, plus ou moins abouties et plus ou moins générales. Car l’analyse des faits nous montre qu’il y a bien longtemps que le remplacement partiel d’un enseignant par la technologie est essayé et parfois réussi, mais pas n’importe comment…
De qui et de quoi a-t-on besoin pour apprendre ?
Avant de préciser ce que serait ce remplacement éventuel, il convient aussi de rappeler un autre élément récurrent du discours sur ce domaine : « on aura toujours besoin des enseignants physiquement présents », « pas d’apprentissage sans interaction humaine » etc. Ce discours qui rassure les enseignants est pourtant à questionner. On peut lire dans cet article (du Journal du Net ) : » L’IA ne peut pas remplacer cette dimension humaine essentielle, surtout dans des moments où un soutien émotionnel ou une approche personnalisée est nécessaire. ». L’image d’Epinal et emblématique de l’enseignement est bien sûr le cours magistral. Dans cette situation nombre d’étudiants et d’élèves relèvent une relation très limitée voire inexistante avec l’enseignant. On se rappelle ces cours magistraux pendant lesquels « on gratte » et qui ne permettent aucune interaction humaine entre l’enseignant et l’apprenant. Chez Lev Vygotsky et sa célèbre ZPD (Zone Proximale de Développement) ainsi que dans le courant socio-constructiviste, l’importance du relationnel humain, les interactions, est mise en avant. C’est l’argument de l’enseignant qui est mis en avant par les discours qui évoquent le possible remplacement.
Et pourtant, des classes sans enseignant, ça existe
L’idée de remplacement de l’enseignant n’est pas basée sur le « tout ou rien ». C’est surtout la modification de la posture et l’activité de l’enseignant dont il est question. Dès la création de l’enseignement à distance au XIXè siècle, on peut le constater. Plus récemment par exemple, dès les années 1990, l’école des Mines d’Alès avait tenté de remplacer les cours en amphithéâtre par des cours enregistrés, les enseignants étant à disposition des étudiants pour des interactions humaines possibles et à la demande. Ce sont pourtant les étudiants qui ont demandé à revenir en amphi quelques années plus tard. Plus récemment l’émergence de vidéos tutorielles dans de nombreux domaines de connaissance ont mis en évidence la possibilité d’apprendre en dehors de la présence physique de l’enseignant. Nombreux sont celles et ceux qui, face à un problème posé, vont chercher des aides et des informations pour y faire face. Au début des années 1990, la société IBM avait présenté ces fameuses capsules vidéo de formations courtes, dites juste à temps, et avait mis en place un tel système pour ses personnels. L’arrivée des MOOC a mis en évidence la possibilité de remplacer les enseignants par des enseignements à distance sans la présence, même en ligne de l’enseignant (parfois totalement en asynchrone). Ce qui est présent dans tous ces cas, c’est la capacité de l’apprenant à se suffire de services ne faisant pas appel à des relations humaines en présence sans pour autant que l’enseignant soit « virtuellement » absent, car il est présent mais « en différé »….
La situation de crise sanitaire comme révélateur
Il a fallu une situation inattendue pour que la question du remplacement des enseignants, en présence, se pose en vrai. Si de nombreuses expérimentations d’enseignement en ligne existent depuis longtemps (nous-même avons commencé à expérimenter en 1989 et développé à partir de 2000 comme dans le projet LOREAD pour les lycées), elles ont montré qu’il était possible de déplacer et modifier le rôle et les activités de l’enseignant par rapport au modèle présentiel traditionnel (la forme scolaire plus globalement). Dès que le confinement a été instauré, les communautés éducatives ont été capables de s’adapter à la situation : soucieuses de leurs élèves, les équipes ont su « bricoler » et poursuivre leur engagement professionnel. Certes la plupart ont rêvé d’un retour à la situation habituelle présentielle, mais tous ont perçu l’importance de cette possible souplesse, aussi bien pour les enseignants que pour les élèves. Il en reste des traces…
Oui mais comment s’opèrent ces changements ?
C’est parce que l’enseignant délègue ou transfère une part de son activité à la machine que s’installe progressivement l’idée d’un remplacement. L’Enseignement Assisté par Ordinateur est un prototype qui a, dans les années 80, déjà pris en compte l’idée que l’enseignant délègue à la machine certains enseignements, entrainements, exercices, en particulier répétitifs. L’accès de plus en plus aisé à des informations, des savoirs (encyclopédies en ligne) a amené le monde scolaire à réfléchir au rapport au savoir sans pour autant transformer radicalement ses pratiques (la force d’inertie et la peur du changement ?). Les situations de crise sanitaire d’une part puis l’IA désormais, le contexte d’exercice traditionnel de l’enseignement est mis à mal, bousculé. Les changements sont lents, et c’est une bonne chose, mais ils sont réels. Les expérimentations sur la place de l’évaluation et les manières de la mettre en œuvre en s’appuyant sur l’IA ont amené les enseignants à modifier leur regard sur les activités de validation des apprentissages, du passage du savoir à la connaissance. Corriger les copies est une des activités du métier d’enseignant qui fait le plus souffrir la profession !!! Pourquoi ne pas déléguer cette tâche, en partie, aux moyens numériques, tout en vérifiant constamment leur pertinence ? Si rivalité il peut y avoir, il semble qu’il faille œuvrer pour que ce soit plutôt une complémentarité que les enseignants vont être amenés à mettre en œuvre. Enseignant augmenté ou diminué, mais enseignant transformé…
Et l’IA alors, qu’apporte-t-elle ?
Ce compte rendu d’un GTNum sur les « learning analytics » (https://edunumrech.hypotheses.org/files/2020/04/GTnum2_LA_Etat-de-lart.pdf ) paru en 2020 commence par ce constat : « Évaluer les capacités d’abstraction des apprenants, détecter leurs pertes d’attention, adopter une pédagogie différenciée, dresser un bilan personnalisé actualisé au fil de l’apprentissage : Voici autant de tâches qui reposent sur la capacité d’un enseignant à observer, analyser et réinvestir les traces comportementales et cognitives d’un apprentissage ». C’est parce que les enseignants ne peuvent réellement pas répondre complètement à leur mission que les chercheurs proposent de les « instrumenter » pour les aider. Outre l’analyse des traces des activités des élèves, ils proposent donc d’aider l’enseignant et d’augmenter sa capacité d’analyse des élèves et éventuellement d’utiliser l’IA adaptative pour y parvenir. Car l’IA ne se limite pas aux seuls IA génératives et conversationnelles. Et des évolutions sont encore à venir, comme le sommet mondial de l’IA le laisse présager.
Si l’IA peut aider les enseignants à mieux accompagner les démarches d’apprentissage des élèves, alors ce sera une avancée intéressante. Ignorer l’IA, comme globalement le numérique, c’est risquer de soumettre les jeunes aux dictats de quelques sociétés (financières et politiques) puissantes. « Incorporer » l’IA, c’est la mettre au service du projet éducatif fondateur de notre système… Incorporer, c’est-à-dire la mettre à sa juste place…
Bruno Devauchelle