« L’école en tant qu’institution éducative ne peut être pensée et gérée comme une entreprise distributrice d’enseignement. […] Pour qu’un élève puisse s’appuyer sur un enseignant dans les moments de crise, de perte de repères et de transformation de soi, il lui faut avoir fait l’expérience d’une institution, comme de professionnels fiables, constants, consistants, dignes de confiance et de respect. Cela nécessite pour les enseignants d’avoir le sentiment d’être eux-mêmes respectés ». Un jeudi sur deux, Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation et Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN décortiquent une notion pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Le respect en tant que principe repose sur la conscience de la valeur singulière de chaque vie humaine. Respecter une personne c’est lui témoigner l’estime qu’on lui porte ; c’est attester de sa dignité et de sa valeur. Au plan des conventions sociales, le respect consiste à ne pas enfreindre les règles, les principes, les prescriptions morales ou sociales quand on les considère comme justes.
Le respect est empreint du double aspect de l’estime et de la défiance, telle l’expression “tenir en respect”, et son recours se situe dans des niveaux de valeurs allant du respect de la vie et de la dignité humaine au respect d’une règle, d’une consigne ou d’une coutume.
Le respect d’un élève demeure autant dans la célébration d’un comportement valeureux que dans l’exigence d’une mise au travail ou dans la prise en considération de ses difficultés et de sa vulnérabilité. À l’école, le respect du mode de vie, de l’histoire et de la singularité d’un élève, demeure dans la prise en compte de la promesse des possibilités dont il est porteur et qui lui sont encore, pour partie, inconnues et en devenir.
Respecter, c’est reconnaître et nommer ce qui a de la valeur, c’est permettre aux élèves de fonder l’estime d’eux-mêmes sur un témoignage externe. C’est le regard des professionnels porteurs de respect qui instaure le rapport de respect dans l’espace scolaire. Le respect de l’enseignant restaure la dignité de l’élève au-delà de ses difficultés en lui permettant d’investir les opportunités de réussite qui s’offrent à lui.
Quelles dérives du respect ?
La signification attribuée à la notion de respect en fait tantôt un outil de subordination tel le respect de l’autorité, de la hiérarchie ou des procédures, tantôt, un moyen d’émancipation par la reconnaissance de la valeur de l’humain.
Les expériences de Stanford puis de Milgram sur la soumission librement consentie ont montré que le respect inconditionnel de l’autorité est un asservissement à l’ordre établi qui court-circuite l’exercice du jugement personnel.
Il en va de même du respect inconditionnel de la norme, de la règle et de la loi, à l’image de la « pédagogie noire » qui selon Alice Miller a participé à l’avènement du nazisme. Cela renvoie à l’indispensable tension entre le respect de la loi permettant de vivre ensemble et le recours au jugement éthique personnel, qui oblige à la prise en compte de la singularité de chaque situation.
Respecter les différences, ce n’est pas fermer les yeux sur l’inacceptable mais tenter de comprendre ce qui se joue et ce que peuvent engendrer les habitudes, les traditions et les cultures, telles les inégalités, l’excision ou la toute-puissance parentale. Célébrer les identités culturelles, c’est oser mettre en débat les enjeux de valeur et de sens des différentes pratiques.
Quelles conditions du respect ?
Ce n’est pas le seul énoncé du principe de respect qui peut en garantir l’existence. Tout en exigeant le respect des personnes, l’école doit en rendre possible l’apprentissage. Pour cela, il lui faut permettre l’expression et le dépôt des affects et des émotions dans un travail collectif de distanciation et d’élaboration de ce qui est vécu comme étant incompréhensible ou inacceptable, tant pour les élèves que pour les professionnels.
L’école en tant qu’institution éducative ne peut être pensée et gérée comme une entreprise distributrice d’enseignement. La spécificité du travail d’humanisation propre à sa mission d’éducation l’oblige à donner la primauté au respect de l’élève en tant qu’être humain, quels que soient les aléas de son existence et le niveau de ses performances. Pour qu’un élève puisse s’appuyer sur un enseignant dans les moments de crise, de perte de repères et de transformation de soi, il lui faut avoir fait l’expérience d’une institution, comme de professionnels fiables, constants, consistants, dignes de confiance et de respect.
Cela nécessite pour les enseignants d’avoir le sentiment d’être eux-mêmes respectés. Cela interroge les dérives des systèmes gestionnaires, anonymes, peu enclins à la prise en compte des singularités, et par là, générateurs de traitements inappropriés, tant des professionnels que des élèves ou des familles.
Quels enjeux du respect ?
Le respect est le fondement, mais aussi le garant du travail de l’enseignant. Faute de respect, chacun des partenaires – administration, enseignants, élèves, parents, peut, en ne prenant en compte que son seul point de vue, basculer dans la toute-puissance génératrice de violences. Le respect suppose la prise en compte de l’altérité de l’autre et de l’altération de soi, de sa logique, de son propre rapport au monde. Pour qu’il y ait respect, il faut qu’il y ait débat à partir de la diversité des approches, des références, et des nécessités.
L’instauration d’un rapport de soumission par l’un des membres de l’institution scolaire, quelle que soit sa place, sa fonction et son niveau hiérarchique, met le respect en péril. Cette toute-puissance peut prendre des aspects forts différents, telles les captations affectives ou les rejets massifs. Elle peut aussi se loger dans les interprétations sauvages ou la subordination aux théories du moment. Cette toute-puissance est parfois difficile à décrypter parce que s’exerçant « à bas bruit », de façon anodine, au nom de valeurs dominantes et partagées. Une posture technique peut aussi faire croire à un traitement neutre et pertinent pour chacun et pour tous, mais il ne peut y avoir respect, tant des élèves que des enseignants, dans des rapports techniques, anonymes et réifiants.
Dans de nombreuses classes, les enseignants se plaignent d’un manque de respect entre les élèves, sur la façon dont ils se parlent par exemple, et c’est peut-être encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a un certain nombre d’années. Comment pourrais-tu l’expliquer ?
Le respect entre élèves nait d’une très grande fragilité. C’est une insécurité de base qui habite les enfants quant à la consistance de leur « Soi ». La consistance du « Vrai Soi » réside dans l’authenticité. Or, la mise en compétition constante des enfants entre eux fait que l’autre n’est pas un miroir qui vient étayer qui je suis. Il est plutôt quelqu’un qui me met en compétition, qui me met en devoir de me trouver et de lui prouver qui je suis. Les enfants sont alors en insécurité existentielle. Pour « être Soi » sur un pied d’égalité, on ne peut pas être en compétition. C’est l’histoire du lièvre et de la tortue, où la qualité de la tortue ne peut être comparable à la qualité du lièvre.
La sécurité existentielle dépend de la manière dont l’enfant se sent porté afin de se centrer sur son équilibre à lui et non pas sur des équilibres qui dépendent d’autrui. Cela concerne la manière dont l’enfant se construit et se consolide psychiquement.
Si on veut travailler cette question, il faut aller du côté de la quantité de et de la qualité de présence des adultes à l’enfant, car il devient de plus en plus difficile de masquer l’enfant sous le costume d’élève, et donc, d’apprendre aux élèves à se respecter eux-mêmes, c’est-à-dire à s’écouter eux-mêmes et avoir le droit d’exister, eux, ce qui implique un travail plus complexe à mener que la seule transmission des savoirs.
Ce serait comment pour toi une pédagogie du respect ?
Une pédagogie du respect serait une pédagogie d’une écoute mise au service de ce qui est difficile à dire par celui qui parle.
C’est une pédagogie que j’ai pratiquée. Je vais donner un exemple avec des adultes : tu réunis cinq enseignants autour d’une table, et tu demandes à l’un d’entre eux de présenter une situation dans laquelle il a été en difficulté, et où il sent qu’il y a des enjeux de valeurs et de sens. Tu demandes à un autre enseignant d’être l’animateur du débat, à un autre de repérer ce qui probablement n’est pas dit par la personne qui parle, sans le mettre en péril. Tu vas demander au quatrième enseignant de venir en aide à la personne qui parle en lui proposant des clés de compréhension qu’elle n’a pas dans son exposé, et enfin au dernier de recueillir la succession des échanges. Et après, tu fais un débriefing de ce qui s’est passé.
Tu as là une pédagogie du respect au sens où on n’est pas dans un débat dans lequel on prouve que sa manière de voir est meilleure que celle de l’autre, mais où on a une mise au service d’une pensée collective qui tente de mettre en valeur ce qui se joue, dans ce que nous expose la personne qui parle.
Évidemment, cette pédagogie peut se développer avec des jeunes, par exemple avec le Conseil coopératif de classe.
On parle beaucoup en ce moment d’intelligence artificielle, et l’enseignement va assurément beaucoup changer sous l’égide de celle-ci. Est-ce que ça pourrait transformer le respect entre les élèves et les enseignants, notamment ?
Je crains qu’on soit rentrés dans une tuyauterie déshumanisante, parce que ce qui se joue avec cette notion d’IA, c’est que ça s’appelle intelligence, alors qu’en fait, ce n’est jamais que du calcul de probabilités s’appuyant sur des données. L’intelligence, ce n’est pas ça, c’est un choix personnel se référant à des valeurs et des priorités, à une projection de soi dans ce que l’on veut devenir, avec l’idée de création et de lancement dans l’inconnu. Or, le calcul de probabilité repose sur ce qui est déjà là et le moyen commun des dominateurs qui va me donner une réponse.
Ce qui se passe avec l’IA est totalement lié au respect et à la notion de dignité. La notion de dignité est double : elle est à la fois singulière, ce qui fait qu’on est absolument unique, mais elle est aussi absolument universelle, où il est postulé que chacun est égal en dignité. Or si on atteint à la dignité d’un homme, on atteint à la dignité générale de l’humanité.
Nous touchons là aussi la notion de conscience, qui n’est pas une notion de connaissance. La notion de conscience, c’est une notion de jugement personnel de ce qui a une valeur supérieure et de ce qui a du sens pour soi et pour l’humanité. C’est la conscience des conséquences de ses actes et la conscience de sa vulnérabilité qui nous rend responsable de soi et d’autrui. L’intelligence artificielle ne tient compte ni de la projection de soi, ni des enjeux de valeur, ni des affects, ni des émotions. Elle réduit l’intelligence à ce que les mathématiciens sont capables de penser statistiquement.
C’est la mise au travail de l’intelligence chez les élèves, qui avec l’IA est empêchée, ce qui est le contraire de l’émancipation.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain