« On ne peut pas nier le recul de maitrise du niveau orthographique des élèves, bien attesté par les recherches. Mais sauf à considérer que les élèves seraient plus sots que les précédents, il me semble que c’est l’enseignement qui est en difficulté, du fait du manque de temps passé à enseigner la langue, mais aussi du manque de temps de formation sur ces questions ». Didacticien du français, Pierre Sève propose chez Hatier un ouvrage issu de la collaboration entre chercheurs, formateurs et enseignants. Il traite de la grammaire au sens large, au service de l’orthographe et de la compréhension de la langue, et prend le parti de s’intéresser en profondeur aux difficultés des élèves, aux outils de l’enseignant et à une démarche d’enseignement structurée tout en faisant la part belle à l’exploration
Encore un ouvrage sur la grammaire ? Est-ce bien raisonnable ?
L’idée de cet ouvrage est liée à la fréquentation de collègues dans les classes et dans les formations. Ils ont toujours beaucoup d’interrogations sur le sens de l’activité, mais aussi la difficulté à mesurer les progrès ou le manque d’intérêt que ne pallient pas les manuels ou les ressources en ligne.
Il a donc semblé utile de capitaliser ce que j’avais pu faire pendant de nombreuses années en formation d’enseignants, autour de ce qui me semblait efficace pour les élèves, et au terme d’une carrière où je me suis intéressé successivement à plusieurs domaines du français, de la littérature à la compréhension, en passant par la production d’écrit.
Pourquoi les enseignants se sentent-ils en insécurité ?
J’ai l’impression de fragilités du côté de la formation initiale, avec parfois des difficultés à s’emparer de débats de spécialistes, et avec de l’embarras pour verbaliser ce qu’ils comprennent du fonctionnement de la phrase. Comme si les enseignants marchaient sur des œufs, avec un certain attachement à des formes d’enseignement traditionnelles, comme sédimentées dans des formes obsolètes pour faire face aux difficultés de maitrise des élèves. Par exemple, on rappelle qu’on doit accorder le verbe avec le sujet sans savoir précisément ce que désignent les deux termes. Alors on se raccroche à des définitions partielles, ou à des trucs, dans un enseignement procédural souvent dépourvu de sens pour les élèves. Ça fonctionne plutôt comme un dressage auquel il faudrait se plier.
On ne peut pas nier le recul de maitrise du niveau orthographique des élèves, bien attesté par les recherches. Mais sauf à considérer que les élèves seraient plus sots que les précédents, il me semble que c’est l’enseignement qui est en difficulté, du fait du manque de temps passé à enseigner la langue, mais aussi du manque de temps de formation sur ces questions. Je ne pense pas que le travail sur le décodage, la compréhension ou la production d’écrit, qui me semblent nettement prioritaires, se mette naturellement au service direct de la maitrise de la langue écrite. Il est nécessaire d’avoir des moments et une programmation qui ne dépendent pas forcément de la compréhension ou de la production de textes. On ne peut pas se contenter d’ « activités décrochées » comme on disait autrefois.
Quelle est la nature des difficultés rencontrées par les élèves, entre le CE1 et le CM2 ?
La difficulté essentielle me semble être le pas de côté qu’il faut réaliser pour s’intéresser aux phrases non pas pour ce qu’elles disent, mais pour la façon dont elles sont construites. Les élèves ne perçoivent pas naturellement l’intérêt de ce pas de côté, ou de faire des phrases un objet d’étude. Ils savent parler et se comprendre, et ne voient pas pourquoi on irait regarder dans le moteur tant que la voiture marche. Il est vrai que les problèmes ne sont pas différents dans d’autres disciplines, mais la langue est tellement transparente pour les locuteurs qu’il est complexe d’en faire un objet d’étude. En maths, le pas de côté va de soi : résoudre un problème ou faire un calcul n’est de toute façon pas très « naturel. « Faire de la grammaire » leur semble très souvent très artificiel, et ils n’y adhèrent souvent que par docilité, là où il faudrait selon moi beaucoup plus faire appel à leur curiosité et à leur intelligence pour qu’ils comprennent progressivement que la grammaire et l’orthographe ont du sens, servent à quelque chose.
La construction du sens passe par la construction des catégories de mots ?
Plus que la catégorisation, ce qui est important est de comprendre les liens et les contrastes, par exemple ce qui fait la différence entre un nom et un verbe et à quoi correspond leur mise en relation : comment les noms mettent le monde en ordre, comment les verbes disent comment on voit le monde et comment les accords viennent mettre en couple, mettre sous le même joug, comme l’indique le sens du mot « conjugaison ». Parce que « l’accord », quand on y réfléchit, a plus de sens que la catégorisation des mots : accorder un verbe, le conjuguer, c’est faire en sorte qu’il soit sous le même joug que le nom, accordé, au sens premier, et que les deux ensemble tirent l’ensemble de la phrase comme les bœufs tirent la charrue.
Les enseignants pensent souvent que la grammaire est un pensum plus qu’un instrument libérateur ?
Oui. J’ai souvent entendu des collègues me dire « ah finalement, c’est intéressant, la grammaire… ». Et je le pense vraiment : c’est intéressant, ce n’est pas un dressage avec obligation de résultat, c’est un moyen de comprendre la langue, et donc pour partie la pensée humaine. Une de nos séances-fétiches est, au CE1, d’associer des noms à une série d’étiquettes, puis dans une autre séance des verbes aux mêmes étiquettes. Les élèves sont surpris de comprendre que les noms disent ce qui est, alors que les verbes disent les relations qui sont entre les choses. Cela éclaire les enfants, mais aussi les enseignants sur le fait que le verbe, plus que « dire l’action », dit la relation. « Verbaliser », au sens strict, c’est dire des relations entre les éléments du monde, d’un point de vue particulier.
Pour prendre un autre exemple, une autre de nos situations, pour le CM celle-là, vise à faire la différence entre un complément d’objet et un attribut, autour d’un verbe polysémique : dans « Yanis fait des truffes au chocolat », il y a deux choses, Yanis et le chocolat, alors que dans « Yanis fait l’idiot », il y a une seule chose. Cela éclaire sur la différence entre un objet et un attribut. Ces séances sont pour nous le moyen de changer le regard de tous sur la grammaire.
Qu’est-ce que ça demande à l’enseignant dans la conduite des échanges langagiers, en grand groupe ou en petit groupe ?
Comme souvent en classe quand on veut faire réfléchir les élèves, il faut le talent d’animateur : susciter et réguler des controverses argumentées. Il faut pouvoir se représenter un minimum ce qui est susceptible d’être dans la tête des élèves. Il faut avoir l’intuition de là où ils en sont pour leur soumettre les problèmes qui vont les faire bouger, trouver la bonne objection ou leur donner la bonne réplique… C’est le plus difficile pour les enseignants, je crois. C’est pour ça qu’ils ont besoin d’être eux-mêmes à l’aise avec la notion, son sens, à quoi elle sert…
Nous, on a essayé de faire vivre ça. Dans les leçons, bien sûr, où on propose un déroulé assez précis. Et aussi dans les exercices qu’on propose. Par exemple, on a imaginé un élève fictif (qu’on appelle Aristobule) qui tient des raisonnements tels que ceux des élèves. À propos du groupe nominal trois pommes, il dit « Il n’y a pas besoin de mettre un –s au mot pomme parce que trois, ça suffit pour dire qu’il y en a plusieurs. » Ça oblige à réfléchir, à saisir que le pluriel n’a pas seulement pour sens d’indiquer une pluralité mais aussi (surtout ?) de marquer la cohérence du groupe nominal.
Bien sûr, les notions comme le pluriel se construisent petit à petit, lentement. Alors il faut accepter des tâtonnements, des régressions. Il faut endurer qu’il n’y ait pas de retombée immédiate sur la qualité de l’orthographe. Ce n’est pas forcément facile de travailler sur un terme assez long. On a essayé de répondre à ça en proposant des démarches spiralaires ponctuées de traces écrites pour jalonner le parcours.
L’histoire de la langue vous semble une connaissance utile aux enseignants ?
En matière d’enseignement de l’orthographe lexicale, c’est évident. Et en grammaire, je pense que quelques connaissances aident à lever de nombreuses difficultés, ne serait-ce que sur le sens des mots de la grammaire : « adjectif » se relie étymologiquement à « ce qu’on ajoute », « voyelle » est en rapport avec la voix, et une « consonne » c’est ce qui sonne avec la voyelle… Il n’est pas forcément utile de l’expliquer aux élèves, mais si l’enseignant le sait, il en tiendra compte dans son enseignement.
Le « Prédicat », qui a défrayé la chronique, c’est l’idée qu’il y a d’une part un thème, quelque chose dont on parle, le groupe nominal dans la phrase de base, et de l’autre ce qu’on dit à propos de lui, le groupe du verbe, avec parfois d’autres compléments. Le prédicat, c’est ça : ce qu’on a à dire (sens de la racine du mot –dicat) à l’adresse de son interlocuteur (sens du préfixe pré-). Comprendre que l’organisation de la phrase a du sens, ça permet de regarder différemment l’ensemble de la grammaire.
Vos approches vous semblent-elles partagées par les autres chercheurs, ou plus largement dans les instructions officielles ?
Il me semble que le consensus est assez large sur la difficulté du pas de côté que je décrivais au début de notre entretien. Il y a, bien sûr, des points particuliers… Certaines propositions, sur la conjugaison par exemple, susciteront sans doute des controverses, mais il me semble être une petite pierre dans la lignée des recherches qui m’ont précédé. Je dois dire que j’ai passé beaucoup de temps, dans ma carrière de didacticien du français, à mettre de l’ordre dans l’aspect morphologique de la conjugaison, je n’ai pas tout compris tout de suite. Mais, globalement, tout ce temps passé à expérimenter dans les classes puis à rédiger, me semble indispensable pour aller au cœur de l’analyse des difficultés et des propositions pour la classe.
Bien sûr il reste des débats : dans la phrase « il va à Paris », nous persistons à dire que c’est bien un complément circonstanciel de lieu même s’il est indispensable au fonctionnement du verbe, alors que la terminologie grammaticale parle de complément d’objet indirect. C’est bien un complément de verbe, mais qui indique une circonstance et les élèves sont trop sensibles à cet aspect sémantique pour qu’on en fasse l’économie. On a là un écart par rapport à la prescription officielle que nous expliquons dans l’ouvrage. Mais lorsque la prescription demande de donner du sens ou de proposer des situations-problèmes, nous nous y reconnaissons parfaitement.
Votre ouvrage annonce trois priorités : « Comprendre les difficultés, maitriser les notions en jeu, enseigner »… Cela signifie que les enjeux sont multiples pour les enseignants ?
Oui, il est indispensable de comprendre pourquoi c’est difficile pour les enfants, par exemple, de trouver le verbe ou le sujet, et de concevoir qu’il faut les accorder. On a essayé de décrire le cœur du fonctionnement de la langue du point de vue des difficultés des élèves, et c’est le point d’entrée de chaque chapitre de notre ouvrage, avant de développer les points de vigilance à avoir pour l’enseignement.
Est-ce ambitieux pour les enseignants ? Oui, sans doute. Mais je pense que la manipulation d’une langue aussi complexe que le français est exigeante. Je ne serais d’ailleurs pas contre une réforme de l’orthographe plus radicale que celle qui a été adoptée en 1990. Mais je ne crois pas qu’un enseignant puisse enseigner en suivant aveuglement un guide sans en comprendre les enjeux, sans être soi-même à l’aise avec la méthode et les objets à enseigner. Et soit dit en passant, je dois dire que je ne suis pas totalement optimiste sur ce qu’on propose comme espaces de formation aux enseignants pour y parvenir.
Concrètement, quelles sont les démarches que vous proposez de mettre en œuvre avec les élèves ?
La première chose est d’aborder les notions par des situations qui en donnent le sens, comme dans la situation sur les noms et les verbes au CE1 que j’évoquais tout à l’heure.
Ensuite, les opérations cognitives sont au cœur de la démarche. Dans les tâches d’investigation destinées à construire les notions cruciales, nous avons privilégié cinq types d’opérations :
– la variation : par exemple, passer du féminin au masculin, du singulier au pluriel, d’un temps à un autre… On comprend le jeu des marques (du féminin, du pluriel, du temps…) ;
– le classement : classer des mots, des groupes de mots, des phrases, des textes (noms / verbes ; groupes du verbe avec COD / groupes du verbe avec attribut ; phrases négatives / phrases affirmatives…). Ça permet de construire les notions par contraste et de poser des éléments de définition ;
– l’appariement – appelé auprès des jeunes élèves « les bons copains » : apparier des déterminants et des noms pour en déduire le genre des noms et le statut de nom donneur… Ça clarifie ce qui peut relier des mots entre eux ;
– le complètement – appelé auprès des jeunes élèves « boucher le trou » : par exemple, combler les lacunes d’un « texte à trous » pour identifier la différence entre les déterminants indéfinis qui présentent un nouvel élément du propos et les définis qui reprennent un élément déjà connu du lecteur… On perçoit ainsi les contraintes qui pèsent sur tel ou tel endroit d’une phrase ;
– la transformation : par exemple, transformer une phrase en utilisant des pronoms pour éviter des répétitions… Ça permet de saisir les conditions d’emploi de tel ou tel tour.
Ces cinq opérations reviennent de leçon en leçon. Et lorsque les élèves sont un peu habitués, on explicite : comment s’y prendre ? quel résultat est-ce qu’on attend ? Et puis chacune est signalée par un pictogramme facile à afficher pour que chaque élève comprenne ce qu’on attend de lui.
Elles sont ainsi un élément-clef d’un enseignement explicite et de l’élaboration d’une conscience disciplinaire.
Quels conseils pour utiliser votre ouvrage donneriez-vous à quelqu’un qui se juge peu expérimenté sur la question ?
Cet ouvrage a connu de nombreuses réécritures, toujours avec l’objectif d’être accessible à des lecteurs de bonne volonté. Mais le premier chapitre, centré sur les difficultés de l’orthographe lexicale, pourra paraitre une entrée en matière ardue. Mon conseil serait de commencer au second, quitte à y revenir plus tard, ou de seulement picorer dedans.
Votre ouvrage est-il cohérent avec le site en libre accès « La Petite Fabrique de Grammaire » que vous proposez ?
Oui, bien sûr. Cet espace comprend plusieurs explicitations de nos partis-pris, mais aussi des fiches de synthèse et de nombreuses activités pour les classes – pour l’instant surtout pour le CE, mais le CM est en préparation. C’est me semble-t-il un outil très utile pour les enseignants et aussi pour les formateurs qui travaillent sur ces questions dans les « constellations » proposées aux enseignants.
Propos recueillis par Patrick Picard
Feuilleter l’ouvrage :
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