Un jeudi sur deux, Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation et Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN décortiquent une notion pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation. « La représentation de l’erreur véhiculée dans l’institution scolaire est dans les faits, une pédagogie de l’exclusion par l’erreur, quand elle est vécue par les élèves comme une disqualification. Elle est une pédagogie de l’inclusion quand l’erreur est vécue par les élèves comme un moyen d’ouverture à la démarche de recherche, à partir des différents modes de compréhension pouvant être mis en commun et réfléchis collectivement » écrivaient-ils.
La question de l’erreur, c’est qu’en fait, la plupart du temps, quand on fait un exposé, on impose le « tuyau » de sa pensée à l’autrui sans se préoccuper de son propre mode de pensée, ni à partir de quels « outils de pensée » il aborde le sujet dont on parle. Plus précisément, un prof de français utilise une logique : il pense et articule les concepts et les notions à partir de cette logique, en particulier quand il parle de poésie. C’est une façon absolument différente des mathématiques. Un élève passe du français aux mathématiques et personne ne se préoccupe de la mutation qu’on lui demande de faire. S’il veut s’en sortir, il ne pense pas : il se met dans le tuyau de pensée proposé. C’est un renversement de point de vue qui serait nécessaire afin de se positionner en termes de compréhension des processus de pensée conduisant à l’erreur.
Dans de nombreuses classes, le droit à l’erreur est énoncé par l’enseignant. Il est même souvent affiché dans la classe. Comment se fait-il que les élèves aient toujours autant peur de rater ?
On affiche le droit à l’erreur, mais le processus sous-jacent au « statut » n’a été ni abordé, ni changé. Le processus d’enseignement n’est pas changé par le fait qu’on affirme le droit à l’erreur. Et c’est la double contrainte : je te commande d’être autonome, je te commande d’avoir droit et d’utiliser ton droit à l’erreur, mais il y aura quand même une note ou une évaluation, il y aura le regard des autres, et tu devras affronter le poids de l’attente parentale.
La structure même de l’école fonctionne sur l’injonction de réussite. En énonçant le droit à l’erreur, j’assène à l’enfant une double contrainte dans laquelle il est encore plus prisonnier. Je ne pourrais le sortir de cette double contrainte que si je l’aide à penser le processus d’erreur, c’est-à-dire comment il pense, comment il pense avec les autres, comment il découvre que la logique dans tel exercice n’est pas celle qu’on lui a demandé d’appliquer dans le cours précédent. Personne d’ailleurs chez les enseignants ne travaille ce qu’est une logique en tant que « tuyauterie de la pensée » structurant une matière par rapport aux autres matières. C’est pour ça que les enseignants de disciplines différentes ont tellement de difficultés à travailler ensemble.
Ce n’est pas l’affirmation de l’inclusion qui fait qu’il y a inclusion, ce n’est pas l’affirmation du droit à l’erreur qui enclenche un changement de regard et de statut de l’erreur. L’erreur n’est jamais qu’un recours à un mode de pensée qui n’est pas pertinent. Il faut qu’on apprenne aux élèves à comprendre les rapports de pertinence entre un mode de pensée et un autre, entre l’appartenance d’un concept et d’une logique à un monde particulier par rapport à un autre monde disciplinaire, et que ce n’est pas directement transférable.
Mais pourquoi ce travail autour des modes de pensée n’est-il pas souvent fait ?
Il n’est pas fait parce que les enseignants n’ont pas de formation à ça. Ils ont une formation à l’efficacité d’une transmission verticale. On n’aide pas du tout un enfant à penser. Aider à penser, c’est aider à trouver la bonne clé de compréhension, parfois même à fabriquer la clé d’intelligibilité pour une situation particulière.
C’est l’effet négatif de l’idéologie de la compétence, qui repose sur le fait de fournir des outils aux gens : j’arrive avec ma boîte à outils, je viens chez toi et je te dis : « T’as tous les outils dans la boîte, débrouille-toi. » Ce qui fait l’intelligence, ce n’est pas d’avoir un tas d’outils dans son « portefeuilles de compétence », c’est de trouver le bon outil à un moment très précis.
C’était ce travail de formation qu’on faisait avec les éducateurs spécialisés : trouver le bon outil face à un gamin qui pète les plombs, on ne sait pas pourquoi. Et s’il pète les plombs, c’est qu’il a une raison. Ce n’est pas parce qu’il est malade, c’est parce qu’il a été pris dans un tuyau de pensée qui le conduit à ça.
Est-ce que pointer l’erreur dans le travail peut être vécu comme pointer l’erreur sur la personne ?
C’est le problème de la globalisation de la perception d’erreur. Il y a confusion entre la pensée et la personne pensante. C’est la même chose quand on dit qu’un jeune qui a commis un délit est un délinquant. Il n’est pas ontologiquement un délinquant. Il est comme tout humain, quelqu’un qui tantôt peut commettre des délits, et qui peut aider à d’autres moments son petit frère de façon absolument magistrale. C’est là un enfermement dans un moment de l’agir.
Quand il y a une erreur et que l’on peut s’arrêter pour demander à l’élève et si possible au groupe, de découvrir le chemin de pensée utilisé et de travailler avec, on montre que ce n’est pas un mauvais chemin de pensée, c’est un chemin de pensée intéressant dans un autre domaine, mais pas dans la question qui nous intéresse ici. Et du coup, l’outil de pensée de l’élève est validé et il y a ouverture du travail de pensée à une pluralité d’outils de pensée.
Le travail autour de l’erreur a été mis en avant il y a 15-20 ans, mais j’ai le sentiment qu’aujourd’hui, le travail n’est plus fait, à cause d’une urgence, d’un manque de temps, du programme. Comme si on ne pouvait pas se permettre de prendre ce temps-là.
On est pris dans l’idéologie de l’efficacité et de la performance, c’est-à-dire qu’on prend le plus court chemin d’un point à l’autre. Sauf que cette idéologie de la performance, c’est une idéologie du rouleau compresseur qui écrase tout, y compris les enfants, cachés sous les uniformes d’élèves. Ceux qui sont déjà dans un milieu qui leur permet cette mobilité de pensée vont s’en sortir. Les autres vont être écrasés par le rouleau compresseur et on va retrouver la même injonction paradoxale de l’inclusion. L’école annonce l’inclusion pour mieux écraser tous ceux qui ne sont pas capables d’aller au rythme imposé par les injonctions de performance. On uniformise. Mais, combien d’enfants arrivent dans la classe en ayant été maltraités par la vie, en ayant dormi dans une voiture ou en étant dans une situation sociale ou familiale lourde à porter ?
Et que dire du statut de l’erreur pour les enseignants, et pour l’ensemble des membres de l’école ?
Ce sont bien les mêmes processus qui traversent tout humain, et c’est parce que ce sont des processus qui traversent tout humain que c’est la même structure de phénomène qui se joue chez les enseignants et chez les élèves. Ça se joue aussi dans les familles et dans l’institution, parce que l’institution scolaire n’est que la réunion d’un certain nombre de personnes humaines.
Il faut à nouveau parler de la formation. Quand on a une formation qui impose des méthodes, on a fabriqué un tuyau de pensée et de pratique. Tu rentres à un bout et tu sors de l’autre, « formaté » de la bonne façon. C’est d’une bêtise absolue. Pourquoi ? Parce que dans un processus de formation, on ne peut pas transformer les gens contre leur propre gré et surtout sans leur propre travail. Un processus de formation, c’est une mise au travail de personnes se transformant, advenant par un travail d’élaboration à d’autres modes d’intelligibilité.
En plus c’est une technique d’asservissement des humains, de soumission à une pensée déjà construite ailleurs. L’enjeu dont on parle n’est pas l’acquisition d’une méthode mais la compréhension d’un processus. L’enjeu final, c’est l’humanisation ou la déshumanisation à l’œuvre dans l’accès ou non à la compréhension de ce dans quoi les humains sont pris.
Comment sortir de cette déshumanisation ?
Le problème, c’est qu’on a confié les institutions de formation à des gestionnaires, c’est-à-dire à des gens qui n’ont aucune capacité à penser le cœur même de mission des gens qui sont en formation. L’objet de la formation des professionnels de l’humain, c’est un sujet humain avec sa singularité absolue, mais là on est en train d’ôter toute singularité à la personne humaine. Il n’y a plus de singularité, il n’y a plus de sujet, il n’y a plus de personne. On ne demande pas un enseignant de penser, à un enfant de penser.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain